6

En ce mardi après-midi, Simon faisait les cent pas dans sa chambre d’hôtel, en proie à la plus grande indécision, ce qui l’agaçait au plus haut point. Dans son métier, les décisions devaient se prendre rapidement. Il avait appris à faire confiance à son instinct, à se convaincre que, quoi qu’il advienne, il serait toujours guidé par son expérience et ses compétences. Or à cet instant, il ne s’agissait pas de chirurgie mais de la vie quotidienne, une discipline pour laquelle il n’avait jamais été très doué.

Montana avait dû trouver un prétexte pour l’excuser auprès de sa mère. Comment, après l’épisode du parking de l’hôpital, la veille au soir, pourrait-elle l’attendre dans le hall de l’hôtel pour l’emmener dîner dans sa famille ?

Il n’aurait jamais dû l’embrasser. Son baiser avait été beaucoup plus qu’un simple baiser. Il s’était montré exigeant, impérieux. Il lui avait, pour ainsi dire, forcé la main. Une fois de plus, il avait été incapable de résister et, cette fois, il ne lui avait rien caché de l’effet qu’elle produisait sur lui. Quelle humiliation pour lui que cette incapacité à se contrôler ! Pourtant il savait qu’à la première occasion, il recommencerait.

Il jeta un coup d’œil à sa montre. Presque 16 heures. Il avait fait son possible pour s’arranger et quitter l’hôpital tôt. Mais maintenant, il devait se décider : ou bien il allait à ce fichu dîner ou bien il retournait travailler. Mû par une force qu’il ne pouvait s’expliquer, il gagna le rez-de-chaussée. Si par hasard Montana venait quand même, il ne pouvait pas la faire attendre. D’un autre côté, si elle n’était pas là, d’abord il l’aurait bien mérité, et ensuite son dilemme serait résolu : il retournerait travailler.

Quand il l’aperçut dans le hall, son cœur se mit à cogner dans sa poitrine. Il ne voyait qu’elle. Ses longs cheveux dorés qui tombaient sur ses épaules en un joyeux enchevêtrement de boucles, sa robe bain de soleil bleu pâle qui découvrait ses bras et ses jambes. Devant sa beauté à couper le souffle, il éprouva une espèce de vertige, une nouvelle fois pris par ce désir d’une violence qui lui était jusqu’alors inconnue. Elle était sexy en diable.

Il se surprit à haïr les hommes qui lui jetaient des coups d’œil admiratifs. Il voulait s’interposer. Annoncer au monde entier qu’elle était à lui et que personne d’autre ne pouvait l’avoir. Ce besoin primitif le choqua. Il ne se reconnaissait plus, lui qui, d’habitude, était maître de lui.

Pourtant, en présence de Montana, il semblait perdre tout contrôle.

Elle l’aperçut et lui sourit, s’avançant vers lui de sa démarche chaloupée qui le rendit fou. Le moindre de ses mouvements était empreint d’une sensualité torride, portant la promesse de mille plaisirs à venir.

— Voilà que vous êtes encore en jean ! s’exclama-t-elle. Vous le faites exprès ? Vous voulez me déstabiliser, c’est ça ? Nous savons, vous et moi, que vous êtes plutôt du genre à porter un costume.

Il se souvint alors qu’elle le voyait ainsi. Ne le prenait-elle pas pour un homme coincé et pompeux ?

— A propos d’hier…, commença-t-il.

— Ne vous excusez pas, je vous en prie. Vous ne pouvez pas embrasser comme ça pour me dire ensuite que vous êtes désolé. Parce que, si c’est le cas, je vais être obligée de vous coller un bon coup de poing. J’ai assimilé le fait qu’après un baiser vous preniez aussitôt la poudre d’escampette. Peut-être votre marque de fabrique ? lança-t-elle, moqueuse. Cela dit, vous avez de la chance qu’aucun autre ne m’embrasse comme vous.

— Pourquoi, j’ai de la concurrence ?

Son rire joyeux attira quelques regards sur eux.

— Mais non, voyons ! s’exclama-t-elle. Il n’y a que vous.

— Ah, vous me rassurez, répliqua-t-il en souriant, espérant qu’elle allait comprendre sa note d’humour.

Toutefois, il ne plaisantait qu’à moitié ; il était rassuré de sa réponse. Mais il était surtout soulagé de voir qu’elle n’était pas en colère — sinon elle ne l’aurait pas taquiné de la sorte. Il était aussi heureux… qu’elle ait aimé leur baiser — même s’il ressentait une sourde angoisse à cette constatation.

Pourtant, il n’avait pu s’empêcher de se demander s’il n’était pas allé trop loin. Visiblement, non.

Elle posa une main sur son torse en un geste, sans nul doute, désinvolte. Pourtant, au contact de sa paume sur sa chemise, il sentit une vague brûlante le submerger.

— Vous devriez faire ça plus souvent, déclara-t-elle en plongeant son regard dans le sien.

— Vous embrasser ?

Elle partit d’un nouvel éclat de rire.

— Pourquoi pas ? Mais là, je faisais référence à votre sourire. Vous souriez trop rarement. Vous êtes sans doute un homme très sérieux.

Il la regarda, perplexe. Elle le prenait pour un homme sérieux. Etait-ce un compliment, dans sa bouche ? Son intuition lui soufflait que non. Il aurait voulu lui dire qu’il pouvait aussi être drôle, comme tout le monde. Mais il savait que c’était faux. Tout ce qu’il avait de drôle en lui avait été anéanti des années auparavant.

Elle laissa retomber sa main, et il faillit protester, lui avouer qu’il avait besoin de ce contact physique entre eux. Il opta pour le silence.

— Venez, dit-elle alors. Toute ma famille attend le héros que vous êtes.

— Je ne suis pas un héros, protesta-t-il en lui emboîtant le pas pour sortir de l’hôtel. Loin de là.

L’esprit soudain léger, il se prit à souhaiter, comme parfois, une vie différente. Il regardait les autres et regrettait de ne pas avoir, lui aussi, un lien, des attaches. Mais, comme on dit souvent, à quoi bon demander la lune ?

— Pour nous, vous êtes un héros, insista-t-elle.

L’après-midi était tiède, les rues animées. Le peu qu’il avait vu de Fool’s Gold montrait une petite ville où les gens étaient ouverts, amicaux. Une petite ville de film ou de série télévisée. Pour autant, il n’était pas tenté par la vie ici. Quand il aurait fini, il passerait à autre chose, comme il l’avait toujours fait. C’était sa vie à lui, et elle lui convenait parfaitement.

Montana se dirigea vers un pick-up Subaru, un peu cabossé. Un gros chien, à l’arrière, le regardait. Il reconnut les grands yeux, le sourire un peu baveux et la queue battante de ce fichu animal créateur de chaos.

— C’est la chienne de l’autre jour ? s’enquit-il, méfiant, en s’arrêtant à côté de la voiture.

— Inutile de prendre ce ton dédaigneux. Oui, c’est Fluffy. Vous la reconnaissez depuis le petit incident de l’hôpital.

— Le petit incident ? répéta-t-il, moqueur.

— Comment le qualifieriez-vous ?

— Je préfère me taire.

— J’ai déjà reconnu mon erreur. Je pensais que Fluffy pouvait changer. C’est une chienne qui déborde de joie, d’affection. En général, c’est une bonne chose. Mais peut-être est-elle un peu trop exubérante pour en faire un chien thérapeute. Je l’emmène rencontrer Kent et Reese. Mon frère veut acheter un chien, et j’ai pensé à Fluffy.

Elle s’interrompit et, plissant les yeux, ajouta :

— Et je vous défends de faire le moindre commentaire sur le petit incident de l’hôpital.

— Loin de moi cette idée. Je ne doute pas un instant que Fluffy ait toutes les qualités requises pour faire une excellente chienne de compagnie.

Elle lui jeta un regard perplexe, mais il n’ajouta rien. Tant que la grosse chienne pataude ne remettait jamais une patte dans son service, il n’avait rien à lui reprocher.

Quand il s’installa sur le siège du passager, Fluffy fit mine de venir le saluer. Montana s’empressa de la repousser et lui ordonna de se tenir tranquille. Il retint un sourire. Cet ouragan à pattes ne connaissait sûrement pas le sens du mot « tranquille » !

— Kent et Reese ont traversé des moments difficiles, lui expliqua Montana en s’installant au volant. Mon ex-belle-sœur a quitté mari et fils. Elle est partie, du jour au lendemain. Quel genre de mère faut-il être pour faire ça ? ajouta-t-elle en lui jetant un regard en biais. Elle ne voit pas souvent Reese. Selon Kent, elle téléphone rarement, mais quand l’envie de jouer à la maman la prend, elle s’attend à ce qu’il laisse tout en plan pour lui amener Reese. Je sais bien que l’amour d’un chien ne peut remplacer celui d’une mère, mais il contribue beaucoup à mettre du baume au cœur. J’espère que Fluffy et mon neveu s’entendront bien.

Impassible, Simon garda le silence. Sans doute aurait-il mieux valu pour lui que sa propre mère le quitte. Si seulement Montana avait pu se douter de ce que l’amour maternel avait été pour lui. Mais, heureusement, cette femme au visage d’ange ignorait tout de l’existence des vrais monstres. La vie l’avait épargnée. C’était beaucoup mieux ainsi. Il ne lui souhaitait qu’une chose, de ne jamais être éclaboussée par la laideur du monde.

— Je n’ai pas dit à Chichi que j’amenais Fluffy, reprit-elle, un sourire aux lèvres. Je ne veux pas qu’elles se battent.

Elle marqua une courte pause, avant de préciser :

— Vous savez, Chichi a un vrai béguin pour vous. C’est tellement adorable.

Il esquissa un sourire poli. Le petit caniche était bien mignon et semblait faire du bien à Kalinka. Il ne demandait rien de plus.

— A mon avis, vous accordez trop d’importance aux états d’âme de cette petite bête, dit-il d’un ton dégagé.

— On voit que vous ne la connaissez pas bien. Mais vous allez voir, vous allez rapidement être conquis.

Sans lui laisser le temps de répondre, elle commença à énumérer au passage les divers centres d’intérêt de Fool’s Gold. Après avoir traversé le parc, puis le centre-ville, ils gagnèrent un quartier résidentiel.

Avec ses nombreux arbres, l’endroit était idyllique. Des bicyclettes étaient appuyées contre les vérandas des maisons souvent anciennes mais bien entretenues. Sans doute un cadre normal pour beaucoup de gens de classe moyenne aux Etats-Unis. Le genre d’environnement où la plupart des enfants grandissaient ou, tout au moins, rêvaient de grandir. Il n’avait jamais rien connu de tel. Enfant, avec sa mère, il avait vécu dans une série de petits appartements dans des quartiers sinistres. Et il avait passé ses années d’adolescence à l’hôpital.

Montana se gara devant l’une des maisons. Plusieurs voitures se trouvaient déjà dans l’allée. La façade semblait repeinte de frais, le toit était neuf, le jardin bien entretenu. Il descendit de voiture, se préparant une nouvelle fois à affronter ces gens qu’il ne connaissait pas. Ce n’était pas son point fort, se dit-il sombrement. De plus, il avait toujours mis un point d’honneur à séparer son travail de sa vie privée ; il ne souhaitait pas entretenir de relations personnelles avec ses patients. C’était la toute première fois de sa carrière qu’il acceptait l’invitation à dîner de la famille d’un malade. Mais ce n’était pas pour la famille Hendrix qu’il était là.

Après lui avoir mis sa laisse, Montana ouvrit à Fluffy qui bondit à terre et la traîna jusqu’à la véranda. Elles ne l’avaient pas encore atteinte quand la porte d’entrée s’ouvrit.

— Bienvenue ! s’exclama Denise Hendrix en se hâtant à leur rencontre, les bras grands ouverts.

Il fut saisi d’une furieuse envie de tourner les talons et de prendre ses jambes à son cou. Une excuse, vite ! Il devait trouver une excuse. Mais tout allait trop vite. Déjà Denise Hendrix l’enlaçait et le serrait contre son cœur à l’étouffer.

— Mon petit-fils est rentré à la maison ce matin, annonça-t-elle. Exactement comme vous l’aviez dit. Grâce à vous, tout va bien.

Puis, le tenant par les bras, elle recula d’un pas et, le fixant droit dans les yeux, reprit :

— Je pourrais passer la journée à vous remercier. Mais je ne veux pas vous mettre mal à l’aise. Aussi, je vous le dis une bonne fois pour toutes : merci.

— Je vous en prie, répondit-il, espérant que sa voix ne trahissait pas son embarras.

Le prenant par le coude, elle l’entraîna vers la famille au grand complet qui discutait dans la véranda.

Il serra la main de Kent qui ne put s’empêcher de le remercier, puis salua Ethan et sa femme, l’écrivain, Liz Sutton. Vint ensuite le tour de Dakota et de Nevada, les deux autres triplées.

Dakota, qui portait un bébé dans les bras, lui présenta Finn, son fiancé.

— Les enfants sont dans le jardin, à l’arrière, précisa Denise Hendrix. Vous connaissez Reese, bien sûr. Il joue avec les trois enfants de Liz et d’Ethan. Ne manque à l’appel que mon benjamin, Ford, qui est dans la Marine, à l’étranger.

Sans cesser de parler, elle le précéda à l’intérieur. Les pièces étaient spacieuses et lumineuses, le mobilier confortable et accueillant. A sa grande surprise, il se sentit soudain plus détendu.

Ils ressortirent dans le jardin et tout le monde se dirigea vers les tables dressées à l’ombre des grands arbres. Dakota et Nevada taquinaient leur mère avec gentillesse. Il crut comprendre que cette dernière n’était pas une adepte des repas en plein air.

— Tout va bien ? lui demanda Montana en s’approchant de lui.

— Très bien.

— Je me permets de vérifier parce que je sais que vous m’avez dit ne pas spécialement être fan des réunions de famille. Des groupes en général, ajouta-t-elle avec un sourire entendu.

Il lui jeta un coup d’œil intrigué. Etait-ce si flagrant ?

— J’apprécie votre invitation, et…, commença-t-il.

Elle l’interrompit d’un petit rire.

— Je vous en prie, dit-elle en secouant la tête. Gardez votre courtoisie pour ma famille. Je sais très bien que vous préféreriez être chez le dentiste à vous faire dévitaliser une dent plutôt qu’ici. Ce qui rend votre présence encore plus appréciable.

Il ne s’était jamais considéré comme le genre d’homme qui avait une préférence pour un type de femme. D’ordinaire, les femmes ne faisaient que passer dans sa vie. Pourtant, à cet instant précis, devant les beaux yeux bruns pailletés d’or de Montana, il s’interrogea. Allait-il jamais pouvoir regarder une autre femme sans penser à elle ?

Ils s’assirent côte à côte, et Nevada s’installa en face d’eux. Se penchant vers lui, cette dernière déclara, l’air grave :

— Je ne vais pas vous répéter à quel point nous apprécions ce que vous avez fait. Maman s’en charge très bien toute seule. Je devine qu’au bout d’un moment, les remerciements deviennent pénibles à entendre.

— Pas pénibles, la corrigea-t-il, gênants.

— Vous n’aimez pas trop que l’on se répande en compliments à votre égard, si je comprends bien.

— Non.

Elle sourit, d’un sourire presque identique à celui de Montana. Elles avaient la même bouche. Pourtant, elle le laissait tout à fait indifférent. Aussi jolie et charmante qu’elle soit, elle n’avait rien à voir avec sa sœur. Ce qui, pour des triplées, était assez surprenant.

— Montana me disait que vous étiez ici en mission temporaire, reprit-elle. Vous allez ainsi d’un endroit à l’autre pour pratiquer des interventions chirurgicales ?

— En effet. A moins d’y être appelé pour un cas exceptionnel, je ne vais pas dans les grandes villes. Et, tous les deux ans, je passe quelques mois à l’étranger. Après Fool’s Gold, je suis attendu au Pérou.

— Pour Médecins sans Frontières ? s’enquit Montana.

— Non. J’ai déjà travaillé avec eux mais je travaille aussi pour d’autres organisations. Le besoin de chirurgiens dans le Tiers-Monde est illimité.

— Mais vous opérez principalement des grands brûlés ? demanda Nevada, visiblement très intéressée. N’ont-ils pas besoin de soins à long terme ?

— Si, bien sûr. Je pratique la chirurgie préliminaire, puis je laisse la charge aux médecins locaux de prodiguer les soins à long terme. Parfois, si j’ai eu affaire à un cas vraiment difficile, j’y retourne quelques années plus tard.

— N’êtes-vous pas un peu jeune pour avoir une telle expérience ? s’étonna Nevada.

Il faillit éclater de rire. Décidément, les sœurs Hendrix n’avaient pas leur langue dans leur poche !

— J’ai commencé mes études de médecine très jeune, expliqua-t-il. Je savais ce que je voulais, j’étais motivé.

Montana, qui ne perdait pas une miette de leur conversation, s’en félicitait. Ne sachant pas grand-chose de Simon, les questions de sa sœur l’aideraient à mener à bien la mission confiée par Marsha.

Elle s’étonnait toutefois. Aller ainsi d’un endroit à l’autre pouvait sembler attrayant. Mais n’avait-il pas envie de se poser un jour ?

Elle l’observa attentivement. En s’asseyant à sa gauche, il avait pris soin, encore une fois, de faire en sorte qu’elle ne puisse voir que le côté droit de son visage. Pourtant, quand il se tourna légèrement, elle aperçut l’entrelacs enflammé de ses épaisses cicatrices qui défiguraient sa joue et descendaient dans son cou. Lui couvraient-elles le dos ? Le torse ?

Une multitude de questions se bousculaient dans son esprit. Que lui était-il arrivé ? Comment avait-il été blessé, comment avait-il guéri ? Qui était le vrai Simon Bradley ? Malgré elle, elle réprima un sourire. Elle était bien théâtrale, soudain.

Au moment où elle commençait à se demander comment amener le sujet, Kent et Reese les rejoignirent, suivis par Fluffy bondissant derrière eux. Une partie du visage tuméfié de son neveu était bandée. Elle lui adressa un clin d’œil plein de tendresse. Il avait passé l’après-midi dans un transat — sur l’ordre de sa grand-mère —, mais elle était sûre que dès demain, il serait sur pied, à courir partout avec ses cousins.

— Comment te sens-tu ? s’enquit Simon.

— Très bien, répondit Reese. Sauf que mon visage me tire encore et que je suis un peu fatigué. Papa me dit que vous êtes le docteur qui m’a opéré.

— Oui. Tu as été mon cas le plus facile de la journée.

Reese s’adossa à la table. Avec ses beaux cheveux bruns, il était le portrait craché de son père.

— Ça ne vous dérange pas, tout ce sang ? demanda-t-il, curieux.

— J’ai l’habitude.

— Vous avez un très beau métier. Moi j’aurais peur d’être dégoûté.

— Tu aimerais être médecin ? demanda son père, surpris.

Avec un sourire indulgent, Reese répliqua :

— Papa, j’ai dix ans. Tous les métiers me tentent. N’empêche, ce que fait le Dr Bradley est vraiment trop fort. Il répare les gens.

Montana lança un regard amusé à Kent. Elle connaissait assez son frère pour deviner qu’il brûlait d’envie de faire remarquer à son fils que son métier aussi était intéressant. Elle doutait néanmoins que beaucoup d’enfants de dix ans rêvent d’une carrière de prof de maths.

— Médecin est un très beau métier, mais tu devras aller à l’école pendant longtemps, dit Kent.

— Il a encore le temps de décider, intervint Simon. Demain, tu ne seras plus aussi fatigué. Et ton visage aura cessé de te faire mal, ajouta-t-il avec un sourire à l’intention du petit garçon.

— Super !

Puis, emboîtant le pas à son père, Reese regagna la maison, suivi par Fluffy, l’air très affairé.

Nevada se leva d’un bond.

— Je dois aller aider maman !

Montana s’apprêtait à l’imiter mais sa sœur lui fit signe de se rasseoir.

— Occupe-toi de notre invité, lui ordonna-t-elle avec un sourire entendu. Je vais apporter les plats sur la table.

Montana jeta un coup d’œil furtif à Simon. Avait-il remarqué le manque de subtilité de sa sœur ? Dieu merci, il semblait captivé par la scène à l’intérieur de la maison.

Reese s’était installé sur l’un des canapés, Fluffy couchée à ses pieds.

— Je suis heureuse que Fluffy et Reese s’entendent aussi bien, dit-elle. Vous voyez, au lieu de jouer avec les autres enfants, dans le jardin, elle est à l’intérieur avec lui. Elle le protège. Elle n’a pas la personnalité d’un chien thérapeute, mais elle en a le cœur.

— Vous êtes déçue que ce ne soit pas suffisant ?

— Non. Je suis heureuse qu’elle puisse faire du bien à Reese. Même si je regrette de ne pas avoir pu l’intégrer à mon équipe. Les gros chiens sont souvent très efficaces.

— Par exemple ?

— Quand nous allons rendre visite à un groupe important, comme une maison de retraite. Les gros chiens peuvent passer de pensionnaire en pensionnaire pour recevoir des caresses, sans risquer de se faire écraser les pattes par les déambulateurs et les chaises roulantes. Ce qui n’est pas le cas des petits chiens. Et puis, ils sont plus efficaces pour les cours de lecture. Malgré leur taille, ils ne font pas peur aux enfants qui peuvent s’adosser à eux, les cajoler. Cela les aide à oublier leur stress pour lire. Ce qui n’enlève rien au travail des petits chiens. Vous avez vu Chichi avec Kalinka. Difficile, en revanche, pour un labrador de quarante kilos de se coucher sur un lit avec un enfant malade.

Elle s’interrompit. Elle ne s’était pas rendu compte du flot de paroles qu’elle venait de déverser.

— Je suis désolée, murmura-t-elle, un peu gênée, je me suis un peu emballée.

— J’aime vous écouter parler de votre travail.

— Ce n’est rien, comparé à ce que vous faites.

Il l’enveloppa de son paisible regard vert.

— Je ne suis pas d’accord. Il est aussi important pour un enfant de savoir lire que d’avoir un physique aux normes de la société.

Il avait raison, bien sûr.

— Vous sauvez des vies, insista-t-elle néanmoins.

— Quand vous emmenez un chien voir une personne qui souffre de solitude, ne lui sauvez-vous pas la vie, vous aussi ?

— Sur le moment.

— Et qu’est-ce que la vie, sinon une succession de moments ?

Sa réponse la laissa un instant abasourdie. Jamais elle n’aurait soupçonné ce côté de sa personnalité. Essayant de dissiper son trouble, elle lança d’un ton qu’elle voulait taquin :

— Et moi qui croyais que tous les chirurgiens avaient un ego surdimensionné !

— Je n’échappe pas à la règle. De temps en temps.

Une lueur espiègle dans le regard, il ajouta :

— Et puis, je suis tellement pompeux qu’il m’arrive d’avoir un peu la grosse tête.

Elle rougit.

— Je suis navrée, je n’aurais jamais dû dire cela, murmura-t-elle.

— Ne vous excusez pas. Je peux être trop concentré sur ce que je fais. Une concentration qui est indispensable à mon travail, mais, en dehors de l’hôpital, je dois peut-être apprendre à me… déconnecter.

Il lui décocha un sourire si éblouissant qu’elle se sentit chavirer. Cet homme dégageait un magnétisme vraiment exceptionnel. Si elle avait osé, elle lui aurait demandé de lui parler de ses cicatrices. Comment était-ce arrivé, pourquoi ne les avait-il pas fait disparaître ? Peut-être était-ce impossible. Et puis, elle aurait tant aimé en savoir plus sur sa vie personnelle. A force de ne jamais poser ses valises nulle part, ne se sentait-il pas seul, de temps en temps ?

Mais elle ne dit rien.

En général, elle n’avait aucune difficulté à trouver des sujets de conversation, mais avec Simon, elle avait l’impression qu’elle devait marcher sur des œufs. C’était d’autant plus étrange qu’il l’avait embrassée sans lui demander son avis. Elle n’aurait jamais dû se sentir aussi intimidée. Quoi de plus intime qu’un baiser ? Mais était-ce tant de la timidité que la crainte de l’effaroucher en montrant trop de curiosité ?

— Si je comprends bien, vous n’avez jamais eu de chien ? se risqua-t-elle quand même à demander.

Elle savait qu’avec cette question, elle lui tendait une perche. Allait-il enfin lui parler de son passé ?

Elle vit sa mâchoire se crisper. Seigneur ! Une nouvelle fois elle n’avait pas dit ce qu’il fallait.

— Non, pas de chien, répondit-il, l’œil sombre. Je vivais seul avec ma mère. Jusqu’à ce que j’aille à l’hôpital.

A cause de ses brûlures, comprit-elle. C’était peut-être lui, qui lui tendait une perche avec cet aveu. Mais sans lui laisser le temps de réfléchir à la question qu’elle allait lui poser pour en savoir plus, il demanda :

— Vous et vos sœurs êtes les plus jeunes ?

— Oui. Après avoir mis au monde trois garçons, maman voulait une fille, et elle en a eu trois d’un coup. Je me dis parfois que cela n’a pas dû être facile de mettre des triplées au monde. Tout comme pour mon amie Pia qui attend la naissance de jumeaux d’un jour à l’autre. Je ne peux même pas l’imaginer. D’autant que, d’un point de vue biologique, ce ne sont pas les siens.

— Elle a reçu un don d’ovules ?

— Elle s’est fait implanter les embryons congelés de l’une de nos amies, Crystal. Son mari, Keith, et elle sont morts. Pia n’avait pas vraiment envie d’être mère mais sa rencontre avec l’homme de sa vie, Raoul Moreno, l’ancien quarterback de l’équipe des Cowboys de Dallas, l’a fait changer d’avis. Ils ont déjà un fils adoptif, Peter. Un garçon qui a perdu ses parents dans un accident de voiture dont il est sorti indemne. Les bébés vont donc arriver dans une vraie famille.

Avec un soupir d’aise, elle ajouta :

— C’est merveilleux quand tout finit bien.

— Parce que vous croyez aux happy ends ? lança-t-il, moqueur.

— Bien sûr. Fool’s Gold est la ville où tout finit toujours bien. Et vous, vous y croyez ?

— Parfois, reconnut-il.

Le parfum des fleurs du jardin flottait dans l’air tiède. Elle percevait vaguement le joyeux brouhaha des conversations, des rires des enfants qui jouaient. Pourtant, seul Simon retenait vraiment son attention. Il était devenu triste soudain. Sans doute pensait-il à toutes ces personnes qu’il avait opérées, à celles qui s’en étaient sorties sans trop de dégâts. Aux autres…

— Seulement parfois ? demanda-t-elle. Parce que quelquefois, vos malades ne s’en sortent pas ?

Elle comprenait combien il devait être tragique pour lui de ne pas réussir à sauver quelqu’un.

— J’ai fini par l’accepter, laissa-t-il tomber.

— Vous ne pensez pas vraiment ce que vous dites.

Il la fixa, l’air grave.

— Non, je ne le pense pas vraiment, avoua-t-il. Jamais je ne pourrai l’accepter. Je suis censé pouvoir tous les sauver. C’est là, dans ces mains, ajouta-t-il en posant ses mains à plat sur la table. Et dans ma tête. Je suis bon dans mon domaine. Je suis l’un des meilleurs. J’ai toujours su que j’avais un talent particulier, et que si je me consacrais exclusivement à le perfectionner, je pourrais sauver des vies.

Elle l’observa attentivement. Son instinct lui soufflait que cela n’avait aucun lien avec un ego surdimensionné. C’était autre chose. Quelque chose de beaucoup plus profond, plus sincère, inhérent à l’homme profondément humain qu’il était.

— Vous êtes du genre compliqué, finit-elle par dire.

— Non, je suis plutôt simple. C’est vous qui êtes compliquée.

Elle éclata de rire.

— Je ne crois pas, non. J’ai une vie très normale. Limite ennuyeuse.

— Pas ennuyeuse, la corrigea-t-il.

Elle lui lança un regard reconnaissant. Si seulement il disait vrai !

— J’ai toujours voulu être un peu exotique, précisa-t-elle. Originale. Au lieu de ça, je suis l’un des six enfants de parents qui se sont aimés. Même si le fait d’être une triplée n’est pas banal, bizarrement, cela n’a fait que renforcer la normalité de ma vie. Il n’est pas facile de cultiver son individualisme quand on est trois, et surtout que l’on est liée à ses deux autres sœurs par un lien un peu spécial.

Elle s’interrompit, guettant sa réaction. Comprenait-il ce qu’elle voulait dire ? Visiblement non.

— Je ne suis pas très claire, n’est-ce pas ? C’est tout moi, ça ! Je voue un amour sincère à ma famille. Mais, contrairement à mes deux sœurs qui ont toujours eu une idée très précise de leur avenir, je suis restée longtemps indécise sur la voie à prendre.

— D’où votre inquiétude pour la destinée de Fluffy.

Elle se mit à rire.

— La destinée ! Comme vous y allez ! Avec votre éducation raffinée.

— Raffiné : c’est tout à fait moi, répliqua-t-il d’un air moqueur.

Sans réfléchir, elle posa sa main sur la sienne, et lui sourit.

— Je suis heureuse que vous soyez venu aujourd’hui.

Sa peau chaude lui rappela l’enclos de ses bras. Elle s’était sentie si bien, serrée contre son torse vigoureux…

Il la dévisagea d’un air grave.

— Moi aussi, murmura-t-il. Et ce n’était pas gagné d’avance. Je n’ai pas l’habitude de passer du temps avec une famille.

Par choix, songea-t-elle. Il aurait pu décider de s’installer quelque part et de faire venir ses patients à lui. Mais cela n’avait pas été le cas. Sa vie de nomade était une décision délibérée. Ce qui ne répondait toujours pas à sa question : pourquoi ?

Ethan s’approchait d’eux, et elle vit Simon se redresser imperceptiblement sur sa chaise, comme s’il voulait remettre un peu de distance entre eux, reprendre sa liberté. Leur petit moment d’intimité était terminé.

— Simon, je suis venu vous proposer de faire une pause, dit Ethan. Kent et moi allons regarder le match en buvant une bière. Voulez-vous vous joindre à nous ?

Montana réprima son soupir de frustration. Bien sûr, elle aurait préféré le garder avec elle. Mais quel homme pouvait résister à l’appel du sport ?

— Allez-y, lui dit-elle. Je vais aider maman dans la cuisine.

Ils regagnèrent la maison. Simon s’installa dans la salle de séjour, en compagnie des frères Hendrix, une bière à la main, et Montana se rendit dans la cuisine où sa mère et ses sœurs mettaient la main aux derniers préparatifs du dîner.

Dans son parc, Hannah plongeait gaiement la main dans un sac en tapisserie rempli de peluches. Les enfants jouaient dans le jardin. Une fin d’après-midi en famille dans la plus pure tradition, songea Montana.

— Laisse-moi deviner, lui dit sa mère en la voyant entrer. Ils vont regarder le match.

— Gagné !

— Les hommes et le sport ! Je ne comprendrai jamais, s’exclama-t-elle en s’adossant au plan de travail. Et pourtant votre père aimait tant le base-ball.

— Et le football américain, renchérit Nevada. Rappelez-vous ce Thanksgiving. La dinde était cuite mais, pour un peu, il aurait fallu attendre la fin des prolongations.

Montana hocha la tête en souriant. Un simple regard à sa femme et leur père s’était empressé d’éteindre la télévision. Leur mère avait été si impressionnée qu’elle avait demandé à Ethan et Ford de traîner le poste dans la salle à manger, pendant que son mari découpait la dinde.

— Il était prêt à rater la fin du match pour toi, lui rappela Montana. Il t’aimait tant.

— C’est vrai, reconnut leur mère, songeuse. C’était un homme bien. Je veux que vous trouviez un homme comme lui, mes chéries.

— Je n’y suis pas opposée, répondit Montana en se retenant de jeter un coup d’œil vers la salle de séjour.

La pensée de Simon ne devait même pas l’effleurer. Pour commencer, elle le connaissait à peine. Or on ne construisait pas une relation sur un simple baiser, aussi fabuleux soit-il. De plus, il semblait toujours prêt à sauter dans le premier avion, alors qu’elle était plutôt du genre casanier.

— Les belles histoires comme celle de papa et toi se font rares, grommela Nevada. Essaie de dénicher un homme bien, à notre époque.

— Bien sûr que ça se trouve ! rétorqua Dakota.

— Merci. Insiste bien sur le fait que toi, tu as trouvé l’exception.

— Peut-être pas, murmura leur mère, songeuse.

Montana, horrifiée, vit que sa mère regardait Simon avec attention, et… se tournait vers elle avec un petit sourire qu’elle n’aimait pas du tout.

— As-tu senti des étincelles ? lui demanda-t-elle.

— Maman ! s’exclama-t-elle. Imagine qu’il t’entende.

— Ils sont de l’autre côté de la pièce avec la télévision allumée. Il ne peut pas m’entendre.

Néanmoins, elle baissa la voix pour ajouter :

— Je vous ai vus discuter dehors. Y a-t-il quelque chose entre vous ?

Que pouvait-elle répondre ? Simon était intelligent, très beau, il embrassait à couper le souffle. Mais…

— Je ne sais pas, admit-elle. Nous n’avons pas grand-chose en commun.

— C’est-à-dire ? s’enquit Nevada.

— Eh bien pour commencer, il est très solitaire. Est-ce sa nature ou est-ce dû aux circonstances de la vie ? Je serais bien incapable de le dire.

— En gros, tu te demandes s’il cache un secret ou bien s’il souffre d’un problème psychologique grave.

— Exactement, répondit-elle avec un sourire.

— Tu pourrais essayer de le découvrir, lui suggéra sa mère.

Elle allait rétorquer qu’elle avait autre chose à faire de ses journées, lorsqu’elle se rendit compte… que c’est ce qu’elle essayait de faire depuis qu’elle avait rencontré Simon.

— Tu as sans doute raison, murmura-t-elle, songeuse.