18

Sur le seuil de la chambre de Kalinka, Simon, démuni, regardait Fay et son mari enlacés, en pleurs. Il savait que le corps de la fillette abandonnait la lutte. Après un coup d’œil à sa feuille de température, il s’avança pour examiner sa petite patiente, bien déterminé à comprendre.

Hélas, il avait déjà compris.

En le voyant entrer, Fay se rua vers lui.

— Docteur Bradley, ça ne va pas du tout. Vous devez faire quelque chose.

— Je sais, répondit-il, laconique.

Il palpa le visage de Kalinka. Il était brûlant de fièvre. Le résultat de la dernière prise de sang confirmait le diagnostic communiqué par l’infirmière de service quand il était arrivé dans le service. La fillette ne répondait plus au traitement, ses organes la lâchaient, et aucun miracle ne pouvait plus la sauver.

Une victime de brûlures était vouée à de longues et éprouvantes souffrances. Longtemps après l’attaque des flammes, les dommages persistaient. Le processus de cicatrisation épuisait le corps. Souvent, une vie entière ne suffisait pas à se remettre de l’agression. En résistant aussi longtemps, Kalinka avait déjà puisé dans ses précieuses réserves.

— Bonjour docteur Bradley, murmura la fillette en ouvrant les yeux. Je ne me sens pas très bien.

— Je sais, répondit-il.

Debout d’un côté du lit, il lui prit la main. De l’autre côté, ses parents s’approchèrent d’elle.

— Coucou, chérie, murmura sa mère. Il faut que tu t’accroches. Tu le sais, n’est-ce pas ?

Kalinka ne répondit pas et continua à fixer Simon.

— J’ai mal…

— Ne pouvez-vous pas lui donner un calmant ? lui demanda Fay.

Il jeta un coup d’œil à la perfusion. La dose de morphine était déjà très élevée.

— Elle a la dose maximum.

— Vous devez faire quelque chose, répéta la jeune femme, la voix brisée.

— Tout va bien, maman, murmura Kalinka. Je vais bien. Je n’ai pas si mal que ça.

Simon regarda la fillette essayant de réconforter ses parents et sentit une vague de douleur le submerger, comme chaque fois qu’il était face au courage extraordinaire dont faisaient preuve les enfants. Prenant sur lui pour paraître positif, il déclara de son ton le plus énergique :

— Nous avons encore du travail, ma jolie.

— Je me fiche d’être opérée. Je ne pourrai plus jamais être jolie.

— Bien sûr que si.

Dissimulant sa tristesse, il se garda bien d’ajouter « Tout au moins, normale ». Au bout du compte, « normale » ne serait déjà pas si mal.

Elle le dévisageait. Son regard azur, empreint de gravité, semblait sonder son âme.

— Non, vous ne le pouvez pas, décréta-t-elle. Vous allez partir.

Ses paroles lui firent l’effet d’un coup de revolver.

Elle avait raison, bien sûr. Comment pouvait-elle lui faire confiance ? Il n’avait jamais dit qu’il resterait. Un autre chirurgien allait finir ce qu’il avait commencé. Un autre la tirerait d’affaire.

Aucune réponse ne lui venait à l’esprit. Au cours de sa carrière, d’autres enfants l’avaient supplié de ne pas partir. En vain. Il avait toujours su que l’on avait besoin de lui ailleurs. Il avait quitté ses malades, tout comme, au cours de ses longues années d’hospitalisation, ses propres médecins l’avaient quitté.

A la différence que le départ de ses médecins était lié aux aléas de la vie. Lui, il partait parce que…

A cet instant précis, il ne savait plus. Il savait juste que c’était important.

— Si vous restez, je vais guérir, chuchota Kalinka en serrant sa main. Je vous le promets.

Tout comme Reese lui avait promis de l’épouser si personne d’autre ne le faisait. Pour cette petite fille, une promesse était une promesse.

Il voulait la sauver. Mais il ne pouvait pas lui mentir. Rester ? C’était impossible. Toutefois, il pressa à son tour la petite main, comme pour sceller leur promesse.

Et soudain, sur les écrans de contrôle, des lumières rouges se mirent à clignoter, un bruit de sirène emplit la petite chambre. La main de Kalinka retomba sur le lit et, le regard soudain vitreux, la fillette perdit connaissance.

Simon nota vivement les données sur la feuille de température, et ordonna aux parents de reculer.

Il n’était pas nécessaire d’appeler de l’aide. A peine l’alarme déclenchée, il savait qu’une équipe d’urgentistes allait se précipiter.

Ce qui ne devait pas l’empêcher d’essayer le bouche-à-bouche. Se penchant vers Kalinka, il fit basculer sa tête en arrière. A l’écran, la ligne indiquant le rythme cardiaque était redevenue régulière. Néanmoins, il préférait ne prendre aucun risque.

Oubliant tout le reste, il se concentra sur ces gestes qu’il avait tant de fois pratiqués. A peine une minute plus tard, une armée d’urgentistes en blouses blanches déboula dans la chambre.

On le repoussa. Il sortit, entraînant les parents de Kalinka avec lui.

Secouée de sanglots, Fay se tordait les mains.

— Non ! hurla-t-elle en se jetant contre son mari. Non ! Ne la laissez pas mourir. Mon bébé, Kalinka. Pas maintenant, pas comme ça.

Simon resta avec eux. Il préférait ne pas voir l’équipe urgentiste à l’œuvre. Au nom des médicaments annoncés, au bourdonnement du défibrillateur, il savait qu’il était déjà trop tard.

Il aurait pu dire aux malheureux parents à quel point il était navré. Que, parfois, cela arrivait. Mais il n’était pas navré. Il était en colère. Pire, il avait l’impression d’être, en quelque sorte, responsable. Pourquoi n’avait-il pas pu la sauver ?

Sans un mot, il se dirigea vers son bureau. Il sentait comme un grand vide en lui. Un désarroi infini. Cela n’aurait pas dû finir ainsi. Sa mission n’était-elle pas de guérir ?

Il tourna au coin du couloir et s’arrêta net. Montana l’attendait devant la porte de son bureau.

Toujours vêtue de sa petite robe noire, elle portait Chichi. A sa vue, le petit caniche se mit à trembler et à se débattre pour sauter de ses bras.

— Je ne savais pas quoi faire pour aider, expliqua-t-elle. J’ai eu l’idée de téléphoner à Max qui m’a amené Chichi. J’ai pensé qu’elle pourrait lui faire du bien.

— Kalinka est morte.

Il savait que l’appel lui faisant part du décès de sa petite malade n’était qu’une question de minutes.

Montana, les yeux embués de larmes, bredouilla d’une voix altérée :

— C’est impossible. Elle allait mieux. Je l’ai vue hier. Elle riait.

Il ne voulait pas épiloguer, ne voulait voir personne. Surtout pas une femme qui affirmait l’aimer et qu’il voulait protéger de l’injustice de la mort d’une enfant.

— Je dois y aller, se contenta-t-il de dire.

Bien sûr, il aurait dû ajouter quelque chose. Mais aucun mot ne semblait pouvoir franchir ses lèvres. Seul comptait son besoin impératif de fuite.

Il se dirigea à grands pas vers l’escalier qu’il dévala quatre à quatre avant de se ruer dehors. Une fois à l’air libre, il prit plusieurs profondes inspirations. Peine perdue. Rien ne pouvait apaiser son tourment.

Machinalement, il sortit son téléphone portable et pressa la touche d’un numéro préenregistré. Quelques secondes plus tard, il entendit la voix familière :

— Tu veilles bien tard, mon ami.

— Alistair…

— Qu’est-ce qui ne va pas ? demanda Alistair, redevenu sérieux.

— J’ai perdu une malade. Une enfant.

Alistair poussa un juron.

— Je suis désolé pour toi, vieux. Mais ce n’était pas de ta faute.

— Tu n’en sais rien.

— Si ! Je le sais, Simon. Tu es le meilleur.

Peut-être, mais ce soir, cela n’avait pas suffi.

— Alistair, n’as-tu jamais envie de…

— Tout plaquer ?

Son ami marqua une pause avant de reprendre :

— Parfois, oui. Toute cette souffrance, toute cette peine. Mais quelqu’un doit essayer de les soulager et, franchement, qui, mieux que nous, le peut ?

— Ne veux-tu jamais plus ? Une vraie vie ?

— J’ai eu une vie.

Simon esquissa une grimace. Trois ans auparavant, Alistair avait perdu sa ravissante femme et leur bébé dans un accident de voiture. Un mois plus tard, il le rejoignait en Afrique et, depuis, n’était jamais plus retourné à Londres.

— Désolé, s’excusa-t-il. Je n’aurais pas dû te poser cette question.

— Le temps qui passe finit par agir, murmura son ami.

— Pas assez.

Il savait bien que, pour sa part, jamais il n’oublierait la douceur de Kalinka. Comment aurait-il réagi face à la mort de son propre enfant ? Même sans avoir jamais connu les joies de la paternité, il devinait l’insoutenable supplice.

— Tu dois continuer, Simon. Continuer à mettre un pied devant l’autre. Tu m’as demandé un jour si les aimer pour les perdre valait le coup. Mais est-ce que, pour toi, aider ta petite malade valait le coup ?

— Bien sûr ! lança-t-il sans l’ombre d’une hésitation.

— Dans ce cas, tu as ta réponse.

*  *  *

Montana refoula ses larmes. Toujours dans ses bras, Chichi la regardait, l’œil soucieux, comme si elle sentait sa détresse.

— Elle est morte, répétait-elle, sachant que les mots n’auraient aucun sens pour la petite chienne.

Ils n’avaient pas plus de sens pour elle. La mort de Kalinka semblait inutile, arbitraire. Que s’était-il passé ?

Elle fixa la porte qui ouvrait sur l’escalier. Devait-elle suivre Simon ? Après quelques secondes de réflexion, elle décida de n’en rien faire. Lui répéter qu’elle l’aimait ne ferait rien pour le réconforter. Pire, il risquait d’imaginer qu’elle faisait pression sur lui, en essayant de se rendre indispensable. Il était déjà venu la trouver quand il avait eu besoin d’elle. Le cas échéant, il recommencerait. Il voulait sûrement être seul. Perdre un de ses patients, surtout une enfant, devait être une épreuve terrible.

Une question lui traversa soudain l’esprit. Avait-elle eu tort de lui avouer son amour ? Est-ce que la vérité l’embarrassait ? Compliquait les choses ? Elle secoua la tête. Non, elle ne s’aventurerait pas sur ce terrain. L’amour était toujours un don. Elle n’avait rien exigé, n’avait pas essayé de le manipuler. Il lui avait demandé si elle l’aimait, et elle lui avait répondu. Alors s’il paniquait, c’était son problème. Pour sa part, elle était fière d’avoir pris ce risque. Libre à lui maintenant de décider quoi faire de son amour. La balle était dans son camp.

Elle se dirigea vers la chambre de Kalinka. Elle voulait voir Fay, lui dire à quel point sa fille avait été merveilleuse. Que, quels que soient leurs besoins, toute la ville les soutiendrait. Pour sa part, elle ferait son possible pour les aider.

En arrivant près de la chambre, elle tendit l’oreille, stupéfaite. Elle s’était attendue à entendre des pleurs mais c’étaient des voix qui s’échappaient dans le couloir… dans un joyeux brouhaha !

Elle pressa le pas et arriva devant la porte ouverte. Debout de chaque côté du lit, les parents de Kalinka avaient les mains jointes au-dessus de leur fille, un grand sourire éclairant leur visage baigné de larmes. Fay leva les yeux et l’aperçut.

— Elle va bien, chuchota-t-elle avec un large sourire. Elle va bien. Son cœur a tenu.

Les larmes aux yeux, Montana flageola sur ses jambes.

— Vous n’imaginez pas à quel point je suis heureuse ! répondit-elle.

Soudain distraite, Fay la regarda de la tête aux pieds.

— Vous êtes bien chic, lui dit-elle. Vous étiez à une soirée ?

— Oui. A une soirée de bienfaisance, avec Simon. Dès qu’il a eu votre message, il s’est précipité à l’hôpital. A tout hasard, je l’ai suivi et j’ai demandé à mon patron de venir déposer Chichi. A propos de Simon, il a été prévenu pour Kalinka ?

— L’une des infirmières s’en occupe, la rassura Fay.

Elle fit un pas vers elle et l’étreignit. Chichi remua la queue et les gratifia tour à tour d’un coup de langue amical sur le menton.

— Merci pour tout ce que vous avez fait pour elle, murmura Fay.

— J’aimerais continuer. La compagnie de Chichi lui fait du bien, à votre avis ?

— J’en suis convaincue.

Montana déposa la petite chienne sur le lit. Cette dernière s’avança avec précaution sur les couvertures. Sous leurs yeux fascinés, elle lécha délicatement la main de Kalinka, se roula en boule contre l’une de ses hanches et ferma les yeux.

Kalinka bougea à peine. Puis lentement, très lentement, ses doigts se soulevèrent pour pouvoir tapoter Chichi.

— Merci, murmura-t-elle faiblement.

*  *  *

Avant de quitter l’hôpital, Montana vérifia ses messages. Etonnée, elle vit que sa mère avait cherché à la joindre. Un coup d’œil à sa montre lui indiqua qu’il était 22 heures à peine. Elle pouvait encore la rappeler.

— Allô, maman ?

— Montana, c’est toi ! s’exclama cette dernière d’un ton soulagé. Merci de me rappeler. Tu es toujours au gala de bienfaisance avec Simon ?

— Non. Il a été appelé pour une urgence à l’hôpital. Tout va bien maintenant.

— Tant mieux !

Sa mère marqua un court silence, avant de reprendre :

— Montana, je suis désolée pour ce qui s’est passé l’autre jour. Pour ma colère, pour mon manque de bon sens. Tu as dû me prendre pour une folle.

Montana, qui était arrivée devant sa voiture, s’appuya contre la portière.

— Mais non, maman, rassure-toi. Simplement, ta colère m’a étonnée. Je ne voulais pas me montrer indiscrète. Bien sûr, tu as eu une vie avant nous. Tu n’es pas née le jour où tu as épousé papa. C’est juste que Max est mon patron et…

S’interrompant, elle poussa un soupir, et reprit :

— Je suis contente que tu ne sois pas fâchée.

— Non, je ne suis pas fâchée. Quant à Max, c’est compliqué, voilà le problème. Non que nous partagions de gros secrets. Disons plutôt que je ne m’attendais vraiment pas à voir mon passé resurgir ainsi. Oui, nous sommes sortis ensemble, avant que je ne rencontre votre père. Mais Max n’était pas le genre d’homme qui se projetait dans le futur. J’attendais plus d’un homme. Voilà pourquoi je n’ai pas hésité une seconde à dire oui à votre père quand il m’a demandé de l’épouser.

Montana sourit.

— Tu ne devais pas t’ennuyer, à l’époque !

— Oh que non ! Mais j’ai préféré mes années de mariage.

— Merci pour ta confiance.

— Je t’en prie. Et je suis vraiment navrée. Je t’aime, ma chérie.

— Moi aussi, maman.

Après s’être promis de se rappeler très vite, elles raccrochèrent. Mais quand Montana s’installa au volant, sa curiosité était loin d’être satisfaite. Elle aurait bien aimé connaître la suite de l’histoire de Max. Sa mère ne lui disait pas tout. Elle secoua la tête. Elle ferait aussi bien de laisser tomber. Mieux valait ne pas remuer le passé.

*  *  *

Simon arpenta Fool’s Gold jusqu’à ce que son corps soit douloureux. Il savait qu’il était tard. Sans prendre la peine de regarder sa montre, il savait qu’il était plus de minuit. Et il s’en contrefichait !

En proie à une agitation que rien ne semblait pouvoir apaiser, il continua à marcher sans but précis. Il avait reçu plusieurs appels l’informant de la progression de l’état de Kalinka. La fièvre était tombée, elle était stable. Elle allait vivre.

Il n’aurait pu rêver meilleure nouvelle.

Le bruit de ses pas résonnait dans le silence de la nuit. Les rues étaient désertes. Il n’avait vu personne depuis un bon moment. Il savait qu’il aurait dû rentrer à l’hôtel et essayer de dormir, mais il savait qu’il lui serait impossible de se détendre assez pour trouver le sommeil.

Au carrefour suivant, il tourna dans un quartier résidentiel et s’engagea dans une rue obscure. Enfin il s’arrêta devant la maison familière. Debout près d’un arbre, il la regarda.

Les lumières étaient allumées. Soudain, il vit une silhouette se découper derrière une fenêtre.

Les battements de son cœur s’accélérèrent. Son instinct lui soufflait que Montana l’attendait. Elle savait déjà qu’il aurait besoin d’elle, qu’il viendrait la retrouver. Parce qu’elle voulait être là pour lui.

Il se rappela soudain sa mère lui disant qu’elle l’aimait. Bien sûr, ses effusions se faisaient généralement sous l’effet de l’alcool. Elle ne lui montrait de l’affection que quand elle était ivre d’ailleurs. Le serrant contre son cœur, elle lui murmurait qu’il était tout pour elle, qu’ils allaient partir pour toujours. Elle lui jurait qu’elle renoncerait aux hommes, qu’il n’y aurait plus qu’elle et lui, qu’elle serait désormais la meilleure des mères.

Des années durant, il avait eu la naïveté de la croire, avait attendu de la voir commencer leurs bagages. Il avait regardé des cartes, imaginant tous les endroits qu’ils pourraient découvrir. Il avait rêvé d’une vie idéale.

L’année de ses onze ans, il avait cessé d’attendre, cessé de la croire quand elle l’étreignait à l’étouffer en lui jurant son amour. Et quand il voyait ses amants la battre, il s’inventait un ailleurs où les cris et les coups n’existaient pas. Un monde meilleur. Il s’était juré de trouver un moyen de survivre seul et de disparaître, purement et simplement.

Et puis il y avait eu ce jour où elle l’avait poussé dans le feu…

Aucun mot ne pouvait décrire la douleur intolérable, atroce, sa lutte pour échapper à l’agonie, quand, une seconde fois, elle l’avait poussé dans les flammes. Il avait entendu des cris qui n’étaient pas humains, avant de comprendre qu’il s’agissait de ses propres cris. Jamais il n’aurait imaginé qu’une telle souffrance soit possible.

Quand, enfin, il était parvenu à s’échapper, il s’était enfui en courant dehors, incapable de faire cesser ses vomissements et ses tremblements.

Il avait appris plus tard que, même si elle avait toujours soutenu qu’il s’agissait d’un accident, on l’avait surprise en train de dire en catimini à son avocat qu’elle l’avait fait exprès. Des années après, il avait lu les rapports de ses entretiens avec la police. Pas une fois elle n’avait exprimé le moindre regret concernant son acte. En revanche, elle avait déclaré qu’il avait toujours été un poids pour elle et qu’elle regrettait de l’avoir mis au monde.

Il avait alors compris qu’elle avait menti : elle ne l’avait jamais aimé.

Depuis, il n’avait pas voulu perdre de temps à croire en l’amour. Il avait préparé ses examens sur un lit d’hôpital. A l’université, étudiant précoce timide, d’une intelligence remarquable, il avait toujours été en marge. Quand il s’était retrouvé entouré de gens de son âge, il était trop tard. Il ne restait jamais assez longtemps nulle part pour tisser des liens, mais cela ne lui avait jamais posé de problèmes ; si une mère pouvait mentir à son propre enfant en lui disant qu’elle l’aimait, pourquoi aurait-il cru des étrangers ?

Puis Montana était entrée dans sa vie. Une femme qui avait grandi dans un cadre idyllique, au sein d’une famille aimante. Jamais elle n’avait connu la douleur, les souffrances, même si, bien sûr, la vie s’était chargée de la cabosser un peu. Alors comment pouvait-elle comprendre ne serait-ce le quart de ce qu’il avait enduré ?

Pourtant, elle ne s’était pas laissé décourager. Elle acceptait ses bleus à l’âme, elle croyait en ce qu’il avait de meilleur. Elle l’aimait.

Bien sûr, il avait déjà vu l’amour : chez les parents qui suppliaient Dieu de sauver leur enfant, ou qui offraient de mourir à sa place. Chez la mère ou le père ne quittant jamais un chevet. Il avait été témoin du chagrin des proches en perdant l’un des leurs. Mais il avait le pouvoir de rester hermétique.

En tant qu’adolescent hospitalisé, il s’était entretenu avec divers psychiatres et psychologues. Il avait appris que sa mère étant incapable de tout lien émotionnel, il lui fallait guérir ce manque affectif qui le lésait tant d’un point de vue mental que physique. Tout en feignant d’être d’accord, il avait verrouillé son cœur et s’était juré que jamais personne n’y aurait accès. Et puis Montana était entrée dans sa vie…

Il traversa la rue et, sur le seuil de la porte, frappa un coup discret.

Elle ouvrit immédiatement et l’attira à l’intérieur.

— Je m’inquiétais pour toi. Tu as appris pour Kalinka ? demanda-t-elle, un peu volubile. N’est-ce pas merveilleux ? Ses parents sont si heureux. J’ai laissé Chichi avec eux pour la nuit. J’irai la chercher demain matin. Je n’arrive pas à comprendre comment tu peux supporter ces situations extrêmes avec tes malades. Enfin, cette fois, tout s’est bien terminé.

Il frôla son visage du bout de ses doigts. Il était incapable de se rassasier de sa beauté. Elle aurait fait n’importe quoi pour lui, y compris prétendre ignorer à quel point son cœur desséché pouvait la faire souffrir. Hélas, elle se trompait. Un vampire affectif qui prenait sans rien donner en retour, voilà ce qu’il était ! Un jour ou l’autre, elle finirait par ouvrir les yeux sur sa vraie nature, c’était dans l’ordre des choses. Et elle le quitterait. Alors, pour la première fois de sa vie, il saurait ce qu’est vraiment sombrer sans pouvoir remonter à la surface.

Laissant retomber sa main de côté, il déclara d’une voix glaciale :

— Je ne veux plus te voir.

Elle le fixa, l’air éperdu.

— Je ne…

— Dans quelques jours, je serai parti, l’interrompit-il. Nous n’avons donc aucune raison de continuer à nous voir.

Etonné, il la vit se redresser.

— Très bien, murmura-t-elle, le menton levé.

Il voulait ravaler ses mots. Lui dire qu’il avait tort. Que jamais, dans ses rêves les plus fous, il n’avait imaginé recevoir de la vie un cadeau comme elle. Qu’il ne la méritait pas. Hélas, aucun mot ne semblait vouloir franchir ses lèvres. Comme si toute bonté, toute gentillesse, toute décence, étaient glacées en lui.

Lui rouvrant la porte, elle murmura, les yeux brillants de larmes :

— Je ne te retiens pas. Adieu, Simon.

Il passa devant elle et sortit dans la nuit, emportant avec lui un effluve de son parfum. Un instant, il flotta dans l’air, puis s’évanouit. La porte se referma et il se retrouva seul.

Comme il l’avait voulu, se dit-il en s’éloignant. N’était-ce pas le mieux, pour elle comme pour lui ?