20

Le cabinet du Dr McKenzie se trouvait dans une vieille bâtisse au jardin ombragé, une ancienne maison de particuliers dont la salle de séjour avait été transformée en salle d’attente.

Ignorant les deux femmes et leur chien, le gamin et son poisson dans un aquarium, Simon se précipita vers la réceptionniste.

— Montana Hendrix a téléphoné, dit-il. Je vous amène Chichi.

— En effet, docteur Bradley. Je vous attendais. Chichi est arrivée, annonça-t-elle après avoir tapé un numéro sur son téléphone. Carina arrive dans un instant, ajouta-t-elle à son intention.

Il hocha la tête, se faisant violence pour contenir la fureur qu’il sentait monter en lui. Dans un instant ? Pourquoi cette Carina ne pouvait-elle pas examiner Chichi tout de suite ? Même si la petite chienne continuait à le fixer avec des yeux pleins d’amour, il savait qu’elle souffrait. Elle peinait à respirer, poussait de petits gémissements. De plus, la position de sa patte ne lui disait rien qui vaille. Si elle était cassée, il ne se le pardonnerait jamais.

Ses pensées furent interrompues par une jeune fille blonde qui poussa les deux battants de la porte. Il lui jeta un regard surpris. Elle semblait avoir douze ans à peine !

— Bonjour, je suis Carina.

Malgré son envie de lui rétorquer qu’il s’en fichait complètement, il contint son irritation et se contenta de demander :

— Montana vous a dit ce qui s’était passé ?

— Oui, répondit-elle en prenant Chichi dans ses bras.

Malgré sa délicatesse, la petite chienne se mit à japper.

— Faites attention ! lança-t-il.

— Ne vous inquiétez pas, nous allons bien nous occuper d’elle, docteur Bradley, le rassura-t-elle avec un sourire chaleureux. Le Dr McKenzie est très compétent. Si vous voulez nous laisser un numéro de téléphone où nous pourrons vous joindre.

— Je reste ici. Je veux savoir exactement ce dont elle souffre et comment vous comptez la soigner.

— D’accord. Mais cela risque de durer un peu. Nous allons peut-être être obligés de faire une radio.

— Comment ça, peut-être ? Vous avez vu comment elle tient sa patte ? Quelle expérience avez-vous ? Vous avez reçu une formation médicale, au moins ?

Le sourire de la jeune femme disparut aussitôt.

— Oui, répliqua-t-elle sèchement. Et nous perdrions peut-être moins de temps si vous nous laissiez faire notre travail. Et maintenant, si vous voulez bien m’excuser, je vais emmener Chichi. Quelqu’un viendra vous voir dès que possible pour vous communiquer le diagnostic.

— Très bien.

Il la regarda repasser les portes battantes, le cœur serré par l’angoisse. Chichi tendit le cou vers lui, le regard implorant, semblant lui demander de ne pas l’abandonner.

Avec un juron, il passa ses mains dans ses cheveux. Puis, à grandes enjambées, il s’avança vers la réceptionniste.

— Je dois donner quelques coups de téléphone. Je serai dehors. Venez me chercher dès qu’il y aura du nouveau.

Elle hocha la tête, imperturbable. Son agitation ne semblait pas la troubler le moins du monde.

— Carina m’a expliqué l’accident. Je vous assure que le Dr McKenzie est vraiment très compétent, dit-elle simplement. Votre petite chienne va très bien se remettre.

— Vous n’en savez rien, marmonna-t-il.

Puis, ignorant toujours les autres personnes dans la salle d’attente, il sortit. Il jeta un coup d’œil à sa montre. Chichi n’était dans la salle de soins du vétérinaire que depuis deux minutes à peine. Le vétérinaire n’avait sans doute encore rien trouvé. En supposant, bien sûr, qu’il ait daigné l’examiner !

Il appela l’hôpital, demanda à parler à l’une des infirmières de son service, lui expliqua qu’il avait dû s’absenter d’urgence mais qu’il avait son téléphone avec lui. Puis il s’entretint avec l’une des infirmières du service réanimation. Kalinka se remettait si bien qu’elle était déjà en route pour sa chambre.

Soulagé pour sa petite malade, il fourra son téléphone dans sa poche et commença à faire les cent pas.

*  *  *

— Toc toc, fit Montana en entrant par la porte arrière du cabinet du vétérinaire.

Si elle n’avait rencontré le Dr McKenzie qu’une seule fois, elle connaissait bien le personnel.

— Montana ! s’exclama Carina en arrivant vers elle pour l’embrasser. Qui est ce dragon ?

— Quel dragon ?

— Le type qui a amené Chichi. C’est le pire spécimen de propriétaire d’animaux domestiques. Terrifié et en colère à la fois. J’ai cru que j’allais être obligé de lui mettre une muselière ! ajouta-t-elle en riant.

— C’est un médecin.

— Evidemment ! J’aurais dû m’en douter. Il donnait l’impression de vouloir tout régenter.

— Ça doit le rassurer. Comment va Chichi ?

— Elle est toujours avec Cameron. Il lui fait une radio, assisté par Sally. Nous aurons les résultats dans quelques instants.

— Super ! Merci.

— Tu veux attendre ici ? C’est plus sûr.

— Non, je peux gérer Simon. Il aboie fort mais il n’est pas méchant.

— Si tu le dis.

Avant de franchir la porte à battants qui ouvrait sur la réception, Montana puisa tout son courage dans une profonde inspiration. Simon ne devait rien deviner de ses émotions. Les circonstances qui les réunissaient aujourd’hui étaient exceptionnelles. Il l’avait appelée sous l’emprise de la panique, pas pour la voir. Il avait été on ne peut plus clair sur sa position. Et si ses sentiments pour lui restaient inchangés, cela ne signifiait pas qu’il les partageait. Elle ne devait surtout pas l’oublier.

Il n’était pas dans la salle d’attente.

— Vous cherchez le monsieur qui a amené Chichi ? s’enquit la réceptionniste.

— Oui.

— Il fait les cent pas dans le jardin. Je n’ai jamais vu un homme aussi inquiet.

Montana la remercia d’un sourire et sortit. Elle aperçut Simon tout de suite. Il avait l’air hagard. Ses cheveux épais étaient en bataille, comme s’il venait de les ébouriffer.

L’opération de Kalinka avait dû l’épuiser. Le cœur lourd d’un mélange de compassion, d’inquiétude et, surtout, d’un chagrin inexorable, elle le regarda se diriger vers elle d’un pas vif.

— Comment va-t-elle ? demanda-t-il.

— Ils sont en train de lui faire une radio. Nous le saurons bientôt.

— Bon sang, je ne me pardonne pas mon manque de prudence ! C’est ma faute. Elle avait déjà sauté comme ça. J’aurais dû le savoir.

Elle posa sa main sur son bras, regrettant aussitôt son geste. L’air s’embrasa entre eux avec une violence qui semblait la narguer. Prenant sur elle, elle essaya de le réconforter.

— Mais non. C’était un accident. Ça arrive.

— J’aurais dû fermer le tiroir.

— Oui, tu aurais dû. Mais tu ne l’as pas fait. Et si elle a la patte cassée, ils vont la lui remettre en place et elle guérira.

Se passant la main dans les cheveux, il se remit à marcher.

— Voilà donc ce que l’on traverse quand on est parent, marmonna-t-il. Attendre. Bon sang ! J’ai envie d’aller dans la salle de soins et de m’occuper d’elle moi-même !

— Je ne me souvenais pas que tu avais fait l’école vétérinaire, répliqua-t-elle d’un ton qu’elle voulait léger.

Il lui jeta un regard assassin.

— Tu n’aides pas beaucoup.

— Mais si. Pour répondre à ta question, oui, c’est ce que traversent les parents. Pire encore, étant donné qu’ils ont vu leur enfant naître alors que tu ne connais Chichi que depuis quelques semaines.

La porte d’entrée s’ouvrit, leur évitant de poursuivre le débat, et Cameron McKenzie sortit. Montana l’avait déjà rencontré une fois. C’était un grand brun, d’une trentaine d’années, très bel homme. De plus, ce qui ne gâtait rien, il adorait les animaux et il élevait sa fille seul. Elle devinait qu’il devait déjà être la coqueluche de toutes les femmes libres de la ville.

— Bonjour, Montana, la salua-t-il.

— Bonjour, Cameron. Je te présente le Dr McKenzie, ajouta-t-elle en se tournant vers Simon. Cameron, le Dr Simon Bradley, qui est chirurgien.

— Enchanté, dit Cameron en tendant la main.

— Moi aussi, répondit Simon d’un ton sec. Comment va Chichi ?

— Elle va bien. Rien de cassé. Elle s’est juste froissé un muscle et elle a eu peur. Elle a besoin de quelques jours de repos, ce qui n’est pas facile pour un chien. Je lui ai administré un antalgique et un anti-inflammatoire. Nous vous en donnerons à emporter pour elle.

— Je la ramène chez moi, décréta Simon. Mais je dois repasser à l’hôpital chercher sa cage.

— Prenez votre temps. Les antalgiques la font dormir. Alors au revoir, les salua Cameron en retournant à l’intérieur.

Il y eut un court silence, puis Simon se tourna vers elle.

— Tu es d’accord pour que je la prenne avec moi ? demanda-t-il, d’une voix radoucie.

— Bien sûr. Dis-moi juste quand je dois prendre la relève.

— Merci, mais je me débrouillerai seul.

— Bien sûr que non ! Pour commencer, je te rappelle que Chichi est sous ma responsabilité. Et puis nous sommes toujours amis, non ?

Son regard vert s’enchaîna au sien, devint soudain triste.

— Je t’ai fait de la peine, Montana, et j’en suis désolé. Mais mes excuses ne me disculpent en rien.

Pas plus qu’elles ne changeaient le résultat, songea-t-elle avec une pointe d’amertume.

— Tu te sentais piégé, fit-elle remarquer.

— Tu me cherches des circonstances atténuantes ?

— Non, je veux juste que tu saches que je comprends pourquoi tu as réagi ainsi. Je connaissais les règles dès le début.

— Je n’en suis pas si sûr.

« Reste ! », l’implora-t-elle silencieusement. Si seulement l’implorer avait pu suffire à le convaincre. Si seulement il avait voulu rester avec elle, lui rendre son amour. Mais elle n’avait plus l’âge de rêver. Arborant son visage le plus impassible, elle se contenta de dire :

— Appelle-moi si tu as besoin de quoi que ce soit.

Puis, sans rien ajouter, elle regagna l’intérieur de la clinique. Elle avait songé un instant lui proposer de venir l’aider avec Chichi, mais elle savait ce qui arriverait s’ils passaient la nuit sous le même toit.

Aussi, au lieu d’écouter son cœur, elle écouta la voix de la raison. D’un pas lent, une sourde douleur lui étreignant le cœur, elle monta dans sa voiture et démarra.

*  *  *

Dans l’accueillante cuisine familiale, Nevada regarda tour à tour sa mère et sa sœur.

— Ça y est, annonça-t-elle. J’ai envoyé ma candidature à Janack Construction. Ils recrutent. J’ai un entretien la semaine prochaine.

— Tu n’as pas besoin de prendre cet air inquiet, la rassura leur mère. Je ne vais pas te sermonner. Tu dois choisir ce qui te rend heureuse.

— Mais je vais quitter Ethan.

— Tu ne vas plus travailler pour lui. C’est différent. Comme tu l’as dit, de toute façon, il est plus intéressé par ses éoliennes.

— Tu n’es pas fâchée, alors ?

— Bien sûr que non, répondit sa mère en lui pressant la main. Et toi Montana, comment vas-tu ?

— Tu sais ? avança Montana.

— Que Simon et toi n’êtes plus ensemble ? Oui. J’ai croisé Simon et il me l’a dit. Je peux faire quelque chose ?

— Non. Changer Simon en un autre, peut-être ? Tu ne le pourrais sans doute pas. Et même si tu le pouvais, je ne veux pas qu’il soit différent. Je l’aime comme il est.

— En général, c’est le mieux. Les femmes pensent qu’elles peuvent changer un homme mais, souvent, elles se trompent. Tu veux que je l’accable de reproches ou que je demande à tes frères d’aller lui casser la figure ?

Montana sourit.

— Peut-être une autre fois.

Comment aurait-elle pu reprocher à Simon ce qui s’était passé ? Leur mère avait raison. Vouloir changer quelqu’un était une bataille perdue d’avance. Les gens changeaient parce qu’ils le choisissaient, pas parce qu’ils y étaient obligés.

Mais il était temps de passer à autre chose. Avec une légèreté qu’elle était loin de ressentir, elle se tourna vers sa sœur et lança :

— Sur une note plus joyeuse, j’ai quelqu’un à te présenter.

Nevada leva les yeux au ciel.

— Tu n’es pas sérieuse ? demanda-t-elle.

— Si. Tu n’as pas eu de petit ami depuis des mois.

— Tu peux même dire des années, grommela-t-elle. Je ne trouve personne qui m’intéresse. Ou si je suis intéressé, ils sont amoureux de quelqu’un d’autre.

— Tu es intéressée par un homme marié ? s’étonna-t-elle.

— Bien sûr que non ! Ne sois pas idiote. Je dis juste que, peut-être, une fois, j’ai connu quelqu’un…

S’interrompant, elle poussa un soupir.

— Ça n’a pas d’importance, conclut-elle.

Montana jeta un coup d’œil interrogateur à leur mère. Mais cette dernière avait l’air tout aussi intriguée. Pourtant, elle aurait pu jurer qu’elle connaissait tout de la vie privée de Nevada. Manifestement, elle se trompait. Sa sœur avait des secrets.

— D’accord, parle-moi de ce type que tu veux que je rencontre, reprit Nevada.

— Il s’appelle Cameron McKenzie. C’est le nouveau vétérinaire. Un grand brun, pas mal du tout. Il est ici depuis un mois environ. Il a repris le cabinet du Dr Rivera. Il aurait une adorable fille, de six ou sept ans.

— Où est la maman ? s’enquit leur mère. L’expérience de Kent nous a appris que l’ex-femme compte toujours dans l’équation. Il faut tout savoir d’elle avant de s’impliquer.

— Enfin, maman ! Je ne suis pas impliquée, rétorqua Nevada. Je ne sais même pas à quoi ressemble cet homme.

— Il a l’air très sympathique, protesta faiblement leur mère.

— Montana a dit qu’il n’était pas mal et qu’il avait une fille. En quoi cela fait-il de lui un homme très sympathique ?

— Il aime les animaux.

— De grâce ! gémit Nevada. Je n’ai pas besoin de vous pour rencontrer quelqu’un.

— J’en suis bien convaincue, ma chérie. Mais tu ne fais rien pour. Je veux te voir heureuse.

— Je suis heureuse.

— Tu changes de travail et tu n’as personne dans ta vie. A d’autres !

L’air furieux, Nevada se tourna vers Montana.

— Tu avais manigancé tout ça ?

— Ce n’était pas prévu, je le jure. C’est une conversation spontanée.

— Alors essayons de faire en sorte que cela ne se reproduise pas.

Malgré l’irritation flagrante de sa sœur, Montana sourit.

— Je ferai mon possible, promit-elle.

*  *  *

La semaine suivante, Simon se prépara à affronter des situations qui, à sa grande surprise, ne se présentèrent pas. Il était convaincu que les habitants de Fool’s Gold tenteraient une ultime offensive pour le convaincre de rester. Marsha Tilson était femme à avoir une arme secrète qu’elle ne sortait qu’en cas d’urgence. Et surtout, il s’était attendu à des rencontres fortuites avec Montana.

Pourtant, il ne fut confronté à rien de tout cela. Il croisa par hasard Marsha, plusieurs femmes du conseil municipal, il joua au golf avec Ethan, Josh Golden, le champion cycliste, et Raoul Moreno, le célèbre quarterback. Mais personne ne fit allusion à son départ ou ne lui suggéra de rester. Josh lui parla même de sa prochaine mission, et tous les quatre débattirent des avantages de rester aux Etats-Unis plutôt que d’aller travailler au Pakistan.

C’était incompréhensible. Il savait qu’il serait un atout pour cette communauté. Que le nouvel hôpital aurait des installations à la pointe du progrès qui auraient tenté n’importe quel professionnel de la médecine. S’organiser pour que les malades viennent à lui au lieu d’aller à leur rencontre demanderait un peu plus de logistique, mais il savait que c’était tout à fait possible. Néanmoins, personne à Fool’s Gold ne semblait plus essayer de le retenir.

Autre source d’étonnement, il ne voyait plus Montana nulle part. Une fois, en sortant de l’hôpital, il avait cru l’apercevoir au coin d’une rue. Il avait pressé le pas, mais quand il avait abordé le tournant, elle avait disparu. Si Chichi continuait à passer de longs moments avec Kalinka, sa dresseuse semblait s’être volatilisée.

La seule fois où, n’y tenant plus, il l’avait attendue, c’était Max, son patron, qui était venu chercher le petit caniche.

Il était même allé jusqu’à questionner Reese, un visiteur régulier, pour lui demander comment allait sa tante.

« Laquelle ? », lui avait demandé le petit garçon d’un air intrigué.

Eludant la question, il avait changé de sujet.

Au fil des jours, il s’apercevait qu’il était encore plus difficile de ne pas la voir que de la voir tout le temps. Au moins, quand il était avec elle, il pouvait se perdre dans sa présence, respirer le parfum de son corps, l’écouter parler, discuter avec elle, la faire rire, la toucher. Et quand ils étaient seuls, il pouvait lui faire l’amour.

Désormais, elle faisait partie de lui. Sans elle, il avait l’impression d’avoir un bras coupé.

Pourtant, il savait qu’il devait continuer, qu’il devait guérir, et aller de l’avant, vers ces accidentés de la vie qui l’attendaient pour retrouver un semblant de normalité, pour retrouver l’espoir. Toutes ses pensées devaient se concentrer sur son départ et les sérieux avantages financiers qui y étaient liés, et sa liberté qui le protégeait du risque de voir son cœur brisé ; c’était les deux choses qui comptaient.

Pourtant, il n’y croyait plus.

En ce samedi matin, incapable de tenir en place, il quitta son hôtel sans but précis. Il n’était attendu nulle part. A l’hôpital, le petit garçon du Guatemala avec un visage malformé qui venait de subir sa dernière opération aurait sans doute la permission de rentrer chez lui à la fin de la semaine prochaine. En attendant son intervention suivante, Kalinka cicatrisait et avait le moral au beau fixe.

Tous ses patients, les brûlés, les accidentés, ou, tout simplement, ceux qui étaient nés différents, étaient suivis, soignés, ou sur le point de redevenir normaux. Il avait donc quartier libre.

Il se dirigea vers le centre-ville. Le quartier jouxtant le parc était en effervescence. Il ne fut pas surpris d’apprendre qu’un nouveau festival battait son plein. Dans les rues fermées à la circulation, une foule des badauds se pressait. Une odeur de barbecue et de pop-corn caramélisé flottait dans l’air.

Décidément, Fool’s Gold semblait avoir son festival hebdomadaire. Quelqu’un avait évoqué pour lui le Festival d’Automne qui devait suivre le Festival d’Eté et précéder le Festival d’Halloween, ajoutant qu’il ne pouvait pas rater le Festival de Thanksgiving et la Crèche Vivante. Avec les animaux vivants, elle était toujours riche en rebondissements, comme l’année dernière, quand une chèvre avait tranquillement grignoté les gants de la Vierge Marie.

Mais à Noël, il serait loin. Tout en se faufilant parmi les gens, il imagina les montagnes couvertes de neige. Malgré lui, le visage de Montana baigné par la douce lueur des bougies passa devant ses yeux.

Il s’arrêta devant un stand pour acheter un hot dog et surprit une conversation entre deux femmes qui discutaient du futur chantier.

— Ce sera énorme, disait l’une d’elles. Un grand hôtel de luxe, un casino, des boutiques.

— J’ai entendu dire qu’il y aurait peut-être un centre commercial. Ça me plairait beaucoup.

— Franck a envoyé sa candidature à Janack Construction. Il paraît que c’est une entreprise sérieuse.

— C’est ce que Julia m’a dit. Ce chantier va booster notre économie locale.

Il termina son hot dog et s’apprêtait à regagner l’hôtel quand il perçut un bruit étouffé. Des rires que, même dans la foule, il aurait reconnus entre mille.

Lentement, il se retourna, fouillant les lieux du regard. Puis il la vit. Assise sur un banc, devant le manège, en compagnie de Dakota, Montana tenait la petite Hannah dans ses bras. Le soleil caressait son visage. Elle était plus belle que jamais…

Figé sur place, il dévora la scène des yeux, gravant l’image de Montana avec un enfant.

Une image de leur enfant dans ses bras s’imposa alors à son esprit, comme une évidence. Il voulait un enfant avec elle.

Une puissante vague de désir le submergea, lui coupant le souffle. Il avait besoin de cette femme, un besoin plus puissant que tout le reste. Pas juste pour quelques heures, quelques jours, mais pour la vie entière. Jamais il n’avait éprouvé une émotion aussi violente.

Lentement, il laissa errer son regard sur la foule joyeuse, sur toutes ces familles qui prenaient leur bonheur pour acquis.

Au moment où il s’apprêtait à aller vers elle, il s’arrêta. Il en était incapable. Allait-il vraiment sacrifier tout ce qu’il était, tout ce qu’il avait, pour un rêve de bonheur fugace ?

Si, dans le passé, cette interrogation l’avait toujours ramené à la raison, aujourd’hui, il se rebellait. Mais tout ce qui avait jusqu’à présent façonné sa vie était tenace. Soudain oppressé, il se hâta vers son hôtel. Il avait besoin de réponses. Et il était bien résolu à les obtenir. Or il ne voyait qu’un moyen.

*  *  *

Montana savait que depuis trop longtemps elle repoussait l’inévitable. L’heure de l’aveu de son échec avait sonné.

Elle n’eut pas grande difficulté à trouver Marsha, venue au festival en compagnie de sa petite-fille, Charity, et de son arrière-petite-fille. S’excusant auprès de Charity, elle entraîna Marsha vers un banc.

— Je suis désolée, dit-elle. J’ai échoué dans ma mission. Simon part.

— Montana, c’est surtout toi qui m’inquiètes. J’ai entendu dire que vous aviez rompu. Comment vas-tu ?

— Je tiens le coup, se contenta-t-elle de répondre.

Comment pouvait-on tenir le coup avec le cœur arraché ?

— Mais il me manque, avoua-t-elle.

— Tu l’aimes ?

— Oui. Je sais, ça ne faisait pas partie du plan. Vous m’aviez demandé de le convaincre de rester à Fool’s Gold. Je n’avais pas à tomber amoureuse. C’est ma faute.

— Si cela peut te consoler, l’amour est rarement un sentiment négatif. Je suis désolée d’être en partie responsable. Si je ne t’avais pas demandé ce petit service, rien de tout cela ne serait arrivé.

— Ne dites pas ça. Je ne suis pas désolée. Simon est un type étonnant. Peut-être n’aurai-je pas mon happy end, mais j’ai de merveilleux souvenirs avec lui. J’aime la femme que je suis devenue à son contact. Il m’a aidée à comprendre que je suis seule responsable des choix qui déterminent ma vie. Je souffre mais je m’en remettrai.

— Je le sais, lui répondit Marsha avec un sourire encourageant. Tu descends d’une longue lignée de femmes fortes. Les femmes de la tribu Máa-zib étaient des guerrières.

Montana se mit à rire.

— Même si j’aimerais revendiquer cette ascendance, je vous rappelle que ma famille est arrivée bien plus tard. Les Máa-zib ne sont pas mes ancêtres.

— C’est vrai, mais leur force est toujours avec nous. Les arbres, les feuilles, l’air que nous respirons, transportent leur essence. Tu es l’une des leurs, Montana. Elles sont très fières de toi.

A ces mots, Montana sentit une étrange fierté l’envahir.

— Je l’espère, murmura-t-elle d’une voix étranglée.

— Je le sais ! affirma Marsha, souriante. Surtout, ne t’inquiète pas. Je ne suis pas en train de devenir sénile. Je dis la vérité.

Montana allait répondre, quand elle aperçut Reese qui arrivait vers elles en courant.

— Le Dr Bradley a un problème ! s’écria le petit garçon essoufflé, en s’arrêtant devant leur banc.

Montana se leva d’un bond.

— Que s’est-il passé ? Un accident ? Il est blessé ?

— Il est devenu fou. On l’a vu courir comme un dingue vers son hôtel. Il parlait tout seul. Après, il est monté dans sa super décapotable et il a pris la direction de la montagne en criant comme s’il parlait à quelqu’un. Mais il n’y avait personne.

— Ce n’est pas très bon signe, murmura Marsha.

Montana s’élança.

Elle n’avait pas la moindre idée de ce qui se passait. Mais si Simon avait besoin d’elle, elle serait là.

*  *  *

Sa Mercedes décapotable abordant les virages de la route de montagne en souplesse, Simon roulait vers le sommet. Le soleil implacable était éblouissant. Il avait chaud. Il aurait préféré de la pluie, des bourrasques de vent.

Une fois la circulation de la ville derrière lui, il avait trouvé la route déserte, à l’exception de quelques cyclistes.

Il savait parfaitement où il allait : à la prairie où Montana l’avait emmené. Un endroit paisible, propice à la spiritualité, lui avait-on dit. L’endroit idéal pour sa dernière bataille.

Tout en négociant chaque tournant, son esprit bouillonnait d’idées contradictoires. Etait-il pris au piège ou en sécurité ? Devait-il rester ou fuir ? C’était la première fois de sa vie qu’il remettait ses choix en question. Qu’il doutait.

La cérémonie d’inauguration du nouvel hôpital devait se dérouler dans quelques jours. Il ne tenait qu’à lui d’y participer. D’en décider l’orientation, les priorités. Il pouvait développer un programme qui deviendrait le meilleur au monde, faire venir d’autres spécialistes, faire progresser la recherche de manière constante.

Cela ne l’empêcherait pas de voyager quelques semaines par an. D’aller dans des pays lointains, de soigner ceux à qui il ne restait que l’espoir. Il n’était pas question de renoncer à ses missions à travers le monde.

Il pouvait rester ici, fonder un foyer, avoir une vie normale. Il pouvait faire partie d’une communauté, se sentir chez lui.

Il continua à grimper et finit par s’arrêter sur un chemin terreux qui menait à une clairière. Après s’être garé, il descendit de voiture, traversa la végétation dense d’arbres et de buissons, sans but précis, et soudain, émergea dans une clairière.

S’avançant au centre, il leva les yeux vers le ciel.

— C’est fini ! hurla-t-il. Je ne veux plus être un otage. J’ai travaillé dur, plus dur que la plupart. Je mérite d’être heureux. Tu m’entends ?

L’écho lui renvoya ses mots. Un bruit de branchages écrasés le fit tressaillir. Allait-il se faire attaquer par un lion des montagnes, un loup ? Mais le bruit finit par s’évanouir.

Envahi par une infinie lassitude, il ferma les yeux.

Il ne pouvait pas continuer ainsi. Il ne pouvait pas continuer à fuir. Surtout pas cette fois. Il ne pouvait quitter ni Fool’s Gold, ni ses habitants, ni Montana.

— Je ne renoncerai pas à elle ! lança-t-il en rouvrant les yeux, les deux bras dressés vers le ciel, comme en incantation.

Les bras toujours levés, il resta là, à attendre. Il allait bien finir par être frappé par la foudre. Ou par autre chose.

Mais seul le silence lui répondit. Le ciel était d’un bleu limpide, l’air chaud.

Il entendit de nouveaux bruits de feuilles écrasées et, tournant la tête, il vit Montana émerger des fourrés. Laissant retomber ses bras, il demanda :

— Que fais-tu ici ?

— C’est ma question. Tu sais que tu fais peur aux randonneurs ? Tâche d’éviter, s’il te plaît. Nous avons besoin de l’argent du tourisme.

Elle s’avança vers lui, l’air inquiet.

— Tu veux en parler ? demanda-t-elle.

— Je ne suis pas fou.

— J’ai des témoins qui affirment que si.

Ses yeux bruns le fixaient sans ciller, ses magnifiques yeux qui exprimaient l’amour, la certitude. Il se rappela tout ce qu’elle lui avait donné, sa confiance, sa foi en lui, l’assurance qu’elle ne voyait même plus ses cicatrices.

Avec un juron, il arracha sa chemise. La lumière du soleil illumina la laideur qui altérait son torse et son dos. Il prit la main de Montana dans la sienne et la pressa contre son cœur.

— Voilà qui je suis. Je ne serai jamais parfait, jamais comme les autres. Je ne suis bon que dans mon travail et si je perds ça…

— Ce n’est pas ton travail qui fait de toi l’être humain que tu es, l’interrompit-elle en prenant ses deux mains dans les siennes. Si tu as reçu un don de chirurgien extraordinaire, tu n’es pas que cela. Ce qui compte, c’est l’homme que tu es à l’intérieur. Ta force, ta détermination, ton engagement sans faille pour donner le meilleur à tes malades. Tu es un homme d’une grande bonté, avec un cœur si grand que tu as peur de l’ouvrir, ne serait-ce qu’un peu, par crainte d’être englouti.

Avec un sourire plein de tendresse, elle ajouta :

— Je dois te dire un secret. L’amour ne t’affaiblit pas. L’amour te rend fort. Plus fort que ce que tu peux imaginer. Tu as passé toute ta vie au service des autres. Peut-être est-il temps de penser un tout petit peu à toi.

Ses mots lui firent l’effet d’un torrent furieux, l’emportant, le jetant contre les rochers. Il se sentait meurtri, brisé, défié par ce qu’il ne pourrait jamais avoir… car…

Les souvenirs remontaient à sa mémoire : sa mère, le feu, sa peur, l’odeur de sa propre chair brûlant. La douleur. La vue de son visage, pour la première fois, quand il avait compris qu’il serait toujours un monstre. La façon dont il s’était fermé à toute émotion. Dont il s’était juré que jamais personne ne lui ferait plus de mal.

Alors, pour sa sécurité, il avait cadenassé son cœur. Il s’était muré dans sa propre prison dont lui seul avait la clé.

Ses pensées dérivèrent vers Alistair, vers la douleur que ce dernier avait endurée. Il savait pourtant que, si c’était à refaire, son ami n’hésiterait pas un instant à faire face à ce drame, ne serait-ce que pour repasser une seule minute avec sa femme. C’était ça, l’amour.

Attirant Montana au creux de ses bras, il murmura :

— Pardonne-moi, je me suis trompé. Sur toute la ligne. Ce que je t’ai dit, la façon dont je t’ai traitée.

Il recula d’un pas, plongea son regard dans le sien.

— Je t’aime, Montana. Je t’ai aimée au premier regard. Tu es ce qu’il y a de meilleur en moi. Tu es ma lumière et, sans toi, je suis aveugle. Si tu acceptais de rester avec moi, je te donnerais tout.

Elle le fixa, et il vit ses yeux s’embuer de larmes.

— Je n’ai jamais voulu que toi, murmura-t-elle. Je t’aime.

Alors, pour la première fois de sa vie, il s’autorisa à croire ces mots.

— Je t’aime, chuchota-t-elle de nouveau en l’embrassant. Je t’aime, Simon.

— Moi aussi. Je vais rester à Fool’s Gold. Tu veux bien de moi ? Je vais demander un poste à l’hôpital et mettre en place un programme. Je continuerai à voyager de temps en temps, mais je peux faire presque tout mon travail ici. Tu es d’accord ?

Le rire de Montana fusa à travers ses larmes.

— Oui ! C’est merveilleux. Je vais m’accrocher à toi, jamais je ne te laisserai partir. Ça ne va pas t’aider dans ton travail, mais tu trouveras un moyen de gérer.

Elle le serra contre elle à l’étouffer.

— Jamais je ne te laisserai partir, répéta-t-elle.

Il lui rendit son étreinte. Ils étaient faits l’un pour l’autre, il en avait l’intime conviction. Il avait reçu un cadeau aussi puissant qu’extraordinaire, l’amour de Montana.

Il imaginait leur futur, sachant que tout ce qu’il avait vécu jusqu’ici l’avait amené à cet instant. Le destin lui donnait la chance de faire le bonheur de la femme la plus étonnante du monde. Il allait passer le reste de sa vie à s’assurer de remplir cette mission.

— Tu veux des enfants ? lui demanda-t-il brusquement.

— Avec toi, oui.

Il l’embrassa de toute son âme, puis, la soulevant dans ses bras, la fit tournoyer sur place. Leurs rires résonnèrent dans la montagne, flottant jusqu’à la vallée où se nichait Fool’s Gold.

*  *  *

En avril, retrouvez Fool’s Gold et les héroïnes de Susan Mallery dans votre collection Prélud’.