12

Pendant le court trajet dans le tranquille quartier résidentiel, Simon ne remarqua pas grand-chose. Ils s’arrêtèrent devant l’une des coquettes maisons, en retrait du trottoir, grimpèrent les deux marches qui menaient à la véranda. Montana ouvrit la porte d’entrée et ils se retrouvèrent dans une salle de séjour qui faisait environ la moitié de la superficie de sa chambre d’hôtel.

Une lampe restée allumée baignait la pièce d’une douce lumière. Sans s’arrêter, Montana l’entraîna à travers la salle à manger et la cuisine, pour déboucher dans un petit couloir. Ils passèrent devant une première porte, sur leur gauche, qui ouvrait sur un bureau, puis devant une autre donnant sur la salle de bains. La dernière, au bout du couloir, était une chambre.

Par cette nuit sans lune, la pièce était plongée dans l’obscurité totale. En entrant, Montana actionna l’interrupteur mural et les lampes des tables de chevet s’allumèrent.

Simon balaya les lieux du regard. Après avoir enregistré l’emplacement de la commode et du lit, il éteignit de nouveau la lumière. Dans la pénombre revenue, il sentit que Montana se tournait vers lui.

Son corps réclamait cette femme avec une force inouïe. Son sang pulsait à ses oreilles, son désir était si violent qu’il en était douloureux. Il la désirait plus qu’il n’avait jamais désiré une femme. Et il savait que Montana était une femme différente, et que ce moment qu’ils passeraient ensemble, à faire l’amour, allait le bouleverser au-delà de ce qu’il pouvait imaginer.

Elle commença par rallumer la lumière.

— Je croyais que les hommes aimaient voir, dit-elle d’un ton léger, en l’enveloppant de son beau regard brun.

— Je suis un homme qui préfère l’obscurité.

Elle posa ses mains sur son torse.

— Je ne suis pas comme les autres femmes, murmura-t-elle.

— Quelles autres ?

— Celles qui ne voulaient pas voir tes cicatrices. Je n’ai pas peur.

— Tu n’imagines pas ce qui t’attend.

Elle le fixa sans répondre. Il comprit alors sa détermination. Elle croyait qu’en le voyant tel qu’il était vraiment, leur relation en serait renforcée. Elle se trompait. Ses cicatrices allaient l’horrifier. Elle essaierait peut-être de les ignorer mais elle serait froide, incapable de répondre à ses caresses.

Les femmes avec qui il avait fait l’amour avaient toujours insisté pour qu’il garde son T-shirt. C’était plus facile pour elles — comme pour lui, d’ailleurs.

Pourtant, il savait déjà que Montana était différente.

— Je te veux, dit-elle, avec ferveur. Je veux être avec toi. Maintenant. Ici. Je te veux totalement. Je te veux nu contre moi.

Pour des raisons qu’il ne pouvait s’expliquer, il était incapable de lui dire non. Comme s’il ne voulait pas prendre le risque de lui faire de la peine. Mais de là à lui montrer ses cicatrices…

Elle portait une robe d’été fermée de petits boutons, en tissu fleuri, qui moulait délicieusement ses formes.

Il la regarda la déboutonner, fébrile, et la retirer, dévoilant un soutien-gorge en dentelle et un slip rose pâle.

Il réprima un petit grognement. Elle était la perfection incarnée. Ses seins lourds, la courbe de ses hanches, la douce rondeur de son ventre… Son érection se fit plus douloureuse encore. Au moment où il s’apprêtait à l’attirer dans ses bras, elle recula d’un pas.

— J’ai vécu ma dernière histoire avec un médecin. J’habitais Los Angeles, je pensais que j’avais besoin de voir autre chose que Fool’s Gold. Il n’était pas chirurgien esthétique mais il était très exigeant. Un soir, après l’amour, il a posé ses mains sur mon corps et m’a montré tous ses défauts.

Le menton levé, elle le défiait du regard. Pourtant, il entendait la douleur dans sa voix.

— Il m’a dit qu’il pouvait arranger mes seins. Qu’il existait des traitements au laser pour me débarrasser de mes taches de rousseur. Que je serais vraiment jolie si je perdais dix kilos. Le plus fort étant qu’il semblait penser que, d’une certaine façon, il m’aidait. Je te raconte ça car, même si ce n’est pas comparable, tu dois comprendre qu’il n’est pas inhabituel d’être jugé sur son apparence.

Ses yeux brillaient étrangement, comme si elle refoulait ses larmes.

— C’était un salaud ! s’exclama-t-il, furieux.

Et il lui aurait volontiers réglé son compte de quelques coups de poing bien placés. Montana était tout ce qu’un homme pouvait rêver. Quel genre d’ordure fallait-il être pour parler ainsi à quelqu’un ? Surtout à une femme comme elle.

— Tu devais l’intimider par certains côtés, ajouta-t-il. Il ne se sentait pas à la hauteur et, du coup, avait décidé de te rabaisser.

Ses lèvres esquissant un sourire tremblotant, elle murmura :

— Je ne l’intimidais pas, tu peux me croire. Il voulait une femme parfaite, ce que je ne suis pas. Pire, je me fiche d’être parfaite. La perfection m’ennuie. Du moins, c’est ce que je me répète. La plupart du temps, j’arrive même à le croire.

Il s’avança vers elle et prit son visage au creux de ses mains.

— Tu es si belle que, parfois, j’ai mal rien qu’en te regardant. Tes yeux sont une myriade de bruns pailletés de turquoise.

Il frôla ses pommettes de ses pouces.

— Tes taches de rousseur te donnent la fraîcheur de la lycéenne que l’on aime en secret. Ta bouche est douce, sexy, et quand tu souris, le monde paraît tout de suite plus beau. Jure-moi que tu ne changeras jamais rien. Jure-le-moi !

Les beaux yeux bruns s’embuèrent encore.

— Eh bien ! Toi, au moins, tu sais parler aux femmes. Je regrette de ne pas t’avoir connu à cette époque. J’avais vraiment le cœur en miettes. Je m’en suis remise, ne t’inquiète pas. J’ai compris que c’était un crétin, qu’il n’était pas pour moi, et je suis rentrée à la maison. Maintenant Simon, je veux faire l’amour avec toi. Avec toi tout entier.

Il ne pouvait plus reculer. Cédant à l’inévitable, il hocha la tête.

Puisqu’elle s’entêtait, inutile de la faire languir. Sans perdre une seconde, il tira sa chemise de son jean, la déboutonna et l’envoya sur une chaise dans un coin de la pièce.

— Quoi que tu imagines, c’est pire, dit-il d’un ton laconique en attrapant le bas de son T-shirt blanc.

Elle le fixait, ne donnant aucun signe d’appréhension, et pourtant il devinait qu’elle se préparait mentalement, qu’une petite voix dans sa tête devait lui souffler de ne laisser transparaître aucune émotion.

Une fois débarrassé de son T-shirt, il bomba un peu le torse, serrant le vêtement roulé en boule dans sa main comme si, de sa simple volonté, il pouvait effacer les abominables marques.

Il allait fermer les yeux. Voir sa réaction ne servirait qu’à attiser sa honte. Hélas, il était incapable de détourner le regard.

Le visage impassible, elle l’observait. Il nota l’imperceptible durcissement de sa bouche. Pourtant, ce n’était pas de la répulsion. Elle avait l’air pensif, un peu triste. Puis elle s’approcha de lui. Il savait ce qu’elle voyait. Les brûlures sur son visage et son cou n’étaient pas si terribles, mais celles sur son torse avaient laissé des cicatrices enflammées, ignobles, qui formaient un entrelacs complexe.

Elle remarquait sans doute les différentes couleurs, les endroits où le rouge virait à un gris qui n’avait plus rien d’humain. Ce qu’elle ignorait et ce qu’il ne lui disait pas, c’était que, parfois, elles le faisaient encore souffrir. Que s’il faisait des faux mouvements, il sentait la douleur, que ses gestes étaient limités. Que si ses mains avaient été épargnées, son âme restait meurtrie à jamais, et que les cauchemars persistaient à revenir en traître.

Un lent frisson le traversa. Les doigts légers de Montana se posèrent sur son torse, remontèrent doucement, frôlant chacune de ses cicatrices. Pourquoi se penchait-elle ? Il sursauta. Sa bouche déposait maintenant un chapelet de baisers sur sa peau, comme des caresses de plume.

Il resta d’une immobilité de statue.

Puis elle le contourna, et ses lèvres continuèrent leur lente exploration dans son dos.

Jamais il n’aurait imaginé une telle réaction. Comme si elle était prise d’un besoin instinctif de guérir. L’enjeu était démesuré mais l’intention si pure, que tout ce qui lui restait de réserve et de crainte se dissipa comme une fumée dans le vent. A cet instant précis, il n’y avait plus que la nuit et cette femme qu’il désirait avec une férocité dont il n’avait jamais fait l’expérience.

Toujours figé, il lui laissa le temps de terminer son exploration. Quand elle lui fit de nouveau face, ses joues étaient baignées de larmes.

— Tes cicatrices font partie de toi, murmura-t-elle.

Puis, nouant ses bras autour de son cou, elle se souleva sur la pointe des pieds pour l’embrasser.

Même dans ses rêves les plus fous, jamais il n’aurait imaginé qu’elle l’accepterait ainsi, tel qu’il était. Il l’attira plus près et s’agrippa à elle. Au-delà du désir insensé qu’elle lui inspirait, il avait besoin d’elle.

*  *  *

Montana sentit la surprise dans le baiser de Simon. Au début, c’était un baiser plein de pudeur, comme si sa réaction le stupéfiait. Certes, les cicatrices étaient bien pires que ce qu’elle avait imaginé, mais si elle n’avait qu’à les regarder, lui devait vivre avec elles et avec le souvenir du drame de son enfance.

Elle se dégagea et sonda ses magnifiques yeux verts.

— Tu me prends pour un cœur sec parce que j’ai tellement envie de toi que j’ignore tes brûlures ? Devrais-je me montrer plus compatissante ?

Contre toute attente, il partit d’un rire profond, rauque, qui résonna dans toute la chambre. C’était un rire de soulagement, comme si, enfin, il croyait au bonheur. Elle se surprit à rire aussi, et il la souleva dans ses bras.

Avec un petit cri, elle s’agrippa à lui.

— Que fais-tu ? demanda-t-elle.

— Je vais te faire l’amour.

Il l’allongea sur le lit. Reculant, il retira le reste de ses vêtements à la hâte. L’espace d’une seconde, il se dressa devant elle dans toute la splendeur de sa virilité. Il était, comme elle l’avait deviné, parfait. De longues jambes, des muscles sculptés comme un athlète. Des abdominaux en béton, des hanches étroites, et une érection qui éveillait un elle un tourbillon de sensations exquises.

Enfin, il se coula à côté d’elle et, l’attirant dans ses bras, l’embrassa.

Sa bouche s’écrasa sur la sienne avec une passion qui la surprit et lui arracha un petit cri. Elle sentit son désir décupler. Elle n’entendait plus rien, ne voyait plus rien, avait soudain l’impression d’être dans un cocon. Simon la retenait prisonnière, sa bouche moelleuse glissant sensuellement sur la sienne, prenant son âme au piège. De sa langue, il effleura ses lèvres qui s’ouvrirent comme une fleur. Elle s’agrippa à ses hanches, et le monde bascula. Ils se mirent à onduler en rythme, leurs deux corps scellés par la même passion dévorante.

Elle sentit sa main jouer avec l’agrafe de son soutien-gorge, qui céda. D’un geste impatient, il l’envoya sur le sol et, avec une intensité qui ressemblait à une vengeance, il s’emplit les paumes de ses seins. Avide de prolonger ce plaisir indicible, elle se cambra.

Lorsqu’il happa, une à une, les pointes durcies dans sa bouche avide, elle étouffa un cri, mille sensations divines explosant en elle. Un gémissement lui échappa quand ses doigts prirent la relève, et une sensation d’un plaisir infini la transperça.

Elle se cambra de nouveau, brûlante.

Ses bras et ses jambes se nouèrent autour de ses hanches, et elle l’attira tout contre elle, lui arrachant un grognement de satisfaction. Lorsqu’elle se mit à onduler contre lui, ses seins contre son torse, sa douce féminité frôlant son membre durci, ses lèvres reprirent les siennes et il l’embrassa comme si sa vie en dépendait.

Elle ne se reconnaissait plus. Elle avait déjà été embrassée, aimée, néanmoins aucun homme n’avait jamais suscité cette envie primitive chez elle. Jusqu’ici, elle avait fait l’amour un peu pour faire comme tout le monde.

Cette fois, c’était différent. Elle voulait être sienne. S’il existait une façon pour lui de la marquer comme au fer rouge, c’était ce qu’elle voulait : porter toute sa vie son empreinte sur elle.

Incapable de supporter ce délicieux supplice plus longtemps, elle tendit le bras à tâtons vers le tiroir de sa table de chevet. Elle en sortit un préservatif. Elle attira Simon entre ses jambes et s’empara de son sexe lourd et dur.

Il posa une main sur ses seins.

— Que fais-tu ? demanda-t-il d’un air surpris.

— Je te veux en moi.

— Pas encore, répliqua-t-il, plus amusé qu’irrité.

— Je veux mener la danse, dit-elle dans un souffle. D’accord, je ne suis pas très douée mais il faut me suivre. J’ai besoin de pratiquer.

— Je veux que tu aies le premier orgasme.

— Ne t’inquiète pas pour ça.

Si elle se montrait un peu présomptueuse, il n’avait pas besoin de le savoir.

— Simon, je veux te sentir en moi.

— Je te promets de venir, très vite. Mais d’abord, j’ai quelques fantasmes personnels à assouvir.

— Avec moi ?

— Tu es la seule femme qui me fait fantasmer. Quelquefois, quand je suis en route vers l’hôpital, je t’imagine dans mes bras.

Sentant son corps s’alanguir, elle murmura d’une voix hachée :

— Et que me fais-tu ?

— Tu veux savoir le légal ? Ou l’illégal ?

— Les deux.

— Ça va faire beaucoup à te montrer. Mais si tu y tiens…

Il roula de côté et se retrouva allongé à côté d’elle. Prenant appui sur un coude, il passa une main entre ses cuisses.

— Parfois je rêve que je fais ça…, commença-t-il en écartant les plis délicats de sa féminité pour y glisser ses doigts.

Il s’y aventura lentement, explorant chaque millimètre de sa chair brûlante. Quand il s’enfonça dans son sexe humide, il en cajola le cœur. Ivre de volupté, elle renversa la tête en arrière, s’abandonnant totalement au flot de jouissance qui la submergeait.

Sous la caresse de Simon, ses hanches se mirent à onduler en cadence.

— Je pensais savoir à quel point ce serait bon, mais je me trompais, murmura-t-il sans la quitter des yeux. C’est encore mieux.

Cambrée, elle se soumettait à sa main avec un abandon total. Il la comblait de sensations indescriptibles, la portait aux confins du paradis. Les premiers spasmes du plaisir la prirent par surprise, et elle s’accrocha au regard de Simon. Elle avait beau s’ordonner de fermer les yeux, de s’abandonner aux sensations exquises, elle en était bien incapable. Elle avait besoin de voir Simon la regarder. Elle voulait faire durer ce ravissement à l’infini, jusqu’à la délivrance.

Au moment précis où elle atteignait la limite du non-retour, son corps prêt à voler en éclats, il intensifia encore la délicieuse torture, et elle sentit le monde exploser autour d’elle.

Elle aurait voulu parler, mais elle en était bien incapable. Son corps semblait ne plus lui appartenir.

De ses lèvres sur les siennes, Simon étouffa les gémissements que la puissance de l’orgasme faisait monter en elle. Les lames d’un plaisir intense déferlèrent en elle. Les yeux toujours plongés dans ceux de Simon, elle s’offrit à lui sans aucune retenue, voulant lui faire partager l’intensité de son plaisir.

Quand son souffle retrouva un rythme normal, il se retira lentement, se pencha vers elle et l’embrassa. Elle l’enlaça et sentit qu’il tremblait aussi.

— Simon ? murmura-t-elle.

Sans répondre, il se positionna sur son corps alangui et, après avoir déroulé le préservatif sur son sexe en érection, il s’enfonça lentement en elle.

Elle noua ses jambes autour de ses hanches et plaqua ses mains dans son dos.

Pourquoi se raidissait-il soudain ? Elle comprit alors qu’elle touchait ses cicatrices.

— Et maintenant, je dois te rappeler que tu me trouves irrésistible, ne put-il s’empêcher de dire, un brin provocant.

— Simon, ce n’est pas poli de lire dans les pensées d’une dame.

Mais malgré sa tentative d’humour, elle voyait la bataille faire rage en lui. Saurait-il lui faire confiance ? Elle resserra son étreinte, le poussant à s’enfoncer en elle plus profondément. Pressant alors sa bouche contre la sienne, il s’exécuta.

Le plaisir la catapulta dans un autre espace-temps. S’arc-boutant à lui, elle lutta pour faire durer l’instant. Quand il commença à osciller en cadence avec elle pour la rejoindre dans le ballet sensuel de l’amour, elle chavira, s’abandonnant avec délice aux décharges électriques qui la traversaient.

Il accéléra son tempo. Elle sentit la réalité s’estomper. Ses ongles fichés dans les épaules de Simon, elle s’entendit crier son nom, et le plaisir jaillit en elle sans prévenir. Simon la serra contre lui, la rejoignant aussitôt dans un orgasme d’une rare intensité. Après une dernière poussée, il frissonna et s’abandonna enfin.

Une fois le dernier frisson apaisé, il enfouit son visage dans ses cheveux. Elle posa une main sur sa nuque et ferma les yeux.

*  *  *

Si elle avait pris la peine d’y réfléchir, Montana aurait peut-être appréhendé l’après. Mais avec Simon, tout se déroula le plus naturellement du monde. Ils se glissèrent sous les draps comme s’ils avaient fait l’amour dans ce lit mille fois auparavant et s’enlacèrent.

Il caressa sa longue chevelure et dégagea son visage. Jamais elle ne lui avait vu un air aussi détendu. Pour un peu, elle aurait dit « juvénile ». Non, plutôt vulnérable. Elle savait bien qu’il avait fait en sorte que le côté meurtri de son visage soit enfoncé dans l’oreiller, et cela ne la dérangeait en rien. Elle comprenait que son besoin de cacher ses cicatrices était désormais machinal, un geste aussi naturel que de se brosser les dents.

— Merci, murmura-t-il.

Elle esquissa un sourire langoureux.

— Vu la façon dont tu as comblé mes sens, c’est moi qui devrais te remercier.

Il ne lui rendit pas son sourire. Tout à coup très grave, il lâcha :

— Je ne peux pas rester.

Le cœur lourd soudain, elle lança avec une légèreté qu’elle était loin de ressentir :

— Après l’amour ou en général ?

— Quand j’aurai fini ma mission. Je quitterai Fool’s Gold.

Le chagrin enfla en elle. Quel besoin avait-il d’aborder ce sujet maintenant ? Comme si elle avait oublié qu’il partait ! Affichant toujours un détachement forcé, elle reprit, désinvolte :

— Oui, tu vas au Pérou, je sais. En tout cas, tu es champion pour déclarer ta flamme.

— Montana, je ne joue pas à un jeu. Il faut que tu comprennes…

— Que tu vas partir, le coupa-t-elle en roulant sur le dos. Je persiste à penser que ce serait bien pour toi de rester.

— Je ne peux pas.

— Tu ne veux pas.

— C’est vrai, je ne veux pas.

— Parce qu’il y a des gens qui ont besoin de toi ?

— Oui.

— Ils pourraient venir te voir ici.

— Pas tous.

— Tu ne peux pas tous les guérir.

— Je peux essayer.

— Cela implique une pression énorme.

— Oui, mais cela n’a pas d’importance. Tu ne peux même pas imaginer ce que je vois. Dans certains endroits du monde, les gens meurent parce qu’ils n’ont pas accès à l’eau potable. Je fais ce que je peux. C’est mon métier.

Pour lui, cela représentait bien plus qu’un simple métier, mais à quoi bon le lui dire ? Il le savait déjà. Lui expliquer que ce n’était pas en sauvant le monde qu’il trouverait la paix était un peu théâtral, certes, même si c’était la vérité, mais cela ne servirait à rien : soigner les autres était sa manière de guérir ses propres blessures.

— Tu as peut-être un don, mais tu en paies le prix fort, chuchota-t-elle.

— Je le sais.

Il s’empara doucement de ses lèvres, sans doute pour mettre un terme à cette conversation qui l’ennuyait. Ce qui n’était pas pour lui déplaire. Quelle que soit la façon dont tout cela se terminerait, à cet instant précis, elle n’aurait pu rêver mieux que de se nicher au creux des bras de Simon.

*  *  *

Tard dans la matinée du samedi, Simon regagna son hôtel. Il devait aller à l’hôpital voir ses malades. Et puis il avait besoin de s’éclaircir les idées.

Il alla se doucher avec un peu de réticence ; il aimait sentir le parfum de Montana coller à sa peau. Une fois sous le puissant jet d’eau chaude, il se réconforta en se disant qu’il irait la retrouver plus tard et que, enfoui au plus profond de son corps, il oublierait tout.

Sa douche terminée, il se sécha vigoureusement et s’habilla. Il s’apprêtait à sortir de sa chambre quand quelqu’un frappa à la porte. Il l’ouvrit et réprima un mouvement de surprise. Qu’est-ce qui lui valait la visite de Denise Hendrix ?

— A la réception on m’a dit que vous veniez de rentrer, déclara-t-elle, le visage fendu d’un large sourire.

— En effet. J’étais sorti, ce matin.

Ses conquêtes n’étaient jamais chez lui prétexte à culpabiliser. Pourtant, à cet instant précis, avec la mère de Montana, il se sentait aussi penaud qu’un gamin de seize ans surpris à batifoler avec sa petite copine sur la banquette arrière de la voiture familiale.

Il recula d’un pas. Pour un peu, il en aurait oublié ses bonnes manières.

— Entrez, je vous en prie.

Elle lui montra le sac qu’elle tenait à la main.

— Montana m’a dit que votre suite était équipée d’un réfrigérateur et d’un four à micro-ondes, dit-elle. J’ai pensé que vous deviez être las de manger au restaurant, et je vous ai préparé quelques plats. C’est une sorte de tradition, à Fool’s Gold.

Il se sentit rougir de honte. Il avait couché avec sa fille et elle lui avait cuisiné des petits plats ? Il était évident qu’elle ignorait tout de sa nuit avec Montana.

Il avait l’impression d’être une ordure. Mais il y penserait plus tard. Pour les cinq ou dix prochaines minutes, il devait faire bonne figure.

— Merci, c’est très aimable à vous, dit-il en la débarrassant du sac.

— Vous avez un plat mexicain, un peu épicé, et des pâtes sauce bolognaise. C’était le plat préféré de mon mari.

Elle lui donna les instructions pour les réchauffer, le regarda les ranger dans son petit réfrigérateur et lui demanda d’un ton léger s’il se plaisait à Fool’s Gold.

Il faillit s’étrangler. Mais qu’avaient-ils, tous, à lui poser cette question ?

— Oui, répondit-il le plus poliment possible. Tout le monde est très amical. Mes patients sont tous charmants. Même les cas les plus difficiles.

— Vous faites un travail prodigieux.

— Pas assez souvent à mon goût.

Il pensa à Kalinka et à toutes les années de chirurgie qui l’attendaient. Que n’aurait-il donné pour faciliter son parcours. Hélas, il ne connaissait pas d’autre moyen que la patience. Et l’espoir.

Il se tut un instant. Denise allait-elle lui parler de Montana ? Le mettre en garde, peut-être ? Non, elle se contenta de parler du festival, du temps, de lui suggérer quelques endroits qu’il pourrait visiter. Puis elle prit congé.

Il resta un long moment immobile, l’esprit en déroute. La visite inopinée de Denise l’avait perturbé. Les plats qu’elle lui avait cuisinés étaient-ils un prétexte pour lui faire passer un message ? Mais lequel ? Il se rabroua. Pourquoi persistait-il à se méfier systématiquement de tout le monde ? Chez certains, rien n’était plus naturel que la gentillesse. La majorité des enfants grandissaient au sein de foyers stables. Ils se sentaient aimés, protégés. Dieu merci, le petit Freddie et lui, et toutes les autres petites victimes du monde, étaient des exceptions.

*  *  *

— C’est ouvert ! lança Montana quand, plus tard dans l’après-midi, il frappa à sa porte d’entrée.

Il entra et la trouva portant un plateau avec une bouteille de vin et des sandwichs.

Un sourire malicieux aux lèvres, elle déclara :

— Si je parviens à te séduire encore une fois ce soir, tu auras besoin de prendre des forces.

Pieds nus, sans un soupçon de maquillage, elle portait un jean et un T-shirt bleu, et avait lâché ses cheveux qui tombaient en un joyeux enchevêtrement blond sur ses épaules.

Un long moment, il la fixa. Elle rayonnait. Il s’imprégna de son éclat, de la vie qui bouillonnait en elle. Puis, traversant la pièce, il lui prit le plateau des mains, le posa sur la table basse et l’attira au creux de ses bras.

Quand ils émergèrent de leur long baiser passionné, elle resta agrippée à lui. La lueur espiègle se rallumant dans son regard, elle dit, le souffle un peu court :

— Toi, au moins, tu sais dire bonjour aux dames. Même si je ne te recommande pas de faire la même chose avec tes collègues, à l’hôpital. Elles passeraient leur temps à se jeter à ton cou, ce qui rendrait ton travail difficile.

— Bien vu ! Je crois que je vais me contenter de leur serrer la main à l’avenir.

Elle se mit à rire et, à ce moment précis, il sentit son téléphone portable vibrer dans sa poche.

Il ne voulait pas répondre. Pour une fois, il ne voulait pas être appelé à l’hôpital pour une urgence, ne voulait pas voler au secours d’un accidenté… Etouffant un juron, il se fit violence et décrocha.

— Bradley, laissa-t-il tomber.

— Tu n’as pas l’air de très bon poil, lui fit remarquer Alistair.

— Je suis occupé. On peut se rappeler ?

— Je vois, murmura son ami, une pointe moqueuse dans la voix. Qui est-elle ?

Il jeta un coup d’œil à Montana qui ne perdait pas un mot de ce qu’il disait, sans même prendre la peine de feindre la discrétion.

— Quelqu’un de spécial, répondit-il.

— Une fille ?

— Une femme.

— De mieux en mieux, approuva Alistair. Est-ce qu’elle me plairait ?

— Oui, mais elle n’est pas pour toi. Je vais raccrocher, maintenant.

— Embrasse-la quand même pour moi.

— Dans tes rêves ! s’exclama-t-il, avant de mettre fin à la communication.

— Un ami ? s’enquit alors Montana.

— Oui. Alistair, un autre chirurgien. Je le connais depuis des années. Nous allons nous retrouver au Pérou.

L’étreignant de nouveau, il murmura, son souffle contre ses lèvres entrouvertes :

— Il est beau, spirituel et très britannique. Il te plairait.

— Dommage. C’est toi qui me plais.

Après un nouveau baiser enfiévré, il la libéra et, la bouteille de vin à la main, déclara d’un ton neutre :

— J’ai reçu la visite de ta mère, tout à l’heure.

— En quel honneur ?

— Elle m’a cuisiné des petits plats qu’elle m’a apportés.

— Je vois. C’est tout elle, ça ! Tu ne lui as rien dit, j’espère ?

— Pas un mot, la rassura-t-il.

— D’un autre côté, si elle était au courant, pour nous deux, cela ne me ferait rien, je crois. Enfin je ne sais pas trop. Vu que je préfère ne rien connaître de l’intimité amoureuse de ma mère, je suppose qu’elle ressent la même chose à mon égard.

— Tu n’as pas à t’inquiéter, elle ne sait rien de ce que nous avons fait, dit-il en lui tendant un verre de vin rouge.

— Je n’ai pas l’habitude de boire du vin à 3 heures de l’après-midi.

— J’aimerais pouvoir en dire autant, répliqua-t-il, un sourire en coin.

— Ah ! Je savais bien que tu étais du genre mauvais garçon.

— Pas jusqu’à ce que je te rencontre. J’étais quelqu’un de studieux, plutôt rasoir.

— J’ai quelque chose à te dire, dit-elle en se carrant confortablement sur le canapé.

A voir son air soucieux, il aurait dû s’inquiéter. Mais il s’agissait de Montana. Rien de ce qu’elle aurait à dire ne le choquerait.

— Je t’écoute, répondit-il, en s’installant à côté d’elle.

— Je sais ce qui t’est arrivé concernant tes cicatrices. Quelqu’un m’a tout raconté.

Il tressaillit. Il s’était attendu à tout sauf à cela. Sa première réaction fut l’embarras. Nul être humain n’aimait admettre avoir été un enfant si peu digne d’amour que sa propre mère l’avait poussé dans le feu pour le tuer. Mais il s’agissait de lui, pas des autres. Et c’était Montana qui était en face de lui, pas n’importe qui. De plus, s’il avait repoussé l’échéance autant que possible, il était temps de dévoiler son lourd secret à Montana. Puisant tout son courage dans une grande inspiration, il s’adossa au canapé et commença d’un ton monocorde :

— Ma mère n’était pas du genre à travailler pour gagner sa vie. Elle préférait trouver un homme pour l’entretenir. Ce qui n’était pas si facile avec un gamin dans les pattes. Quand j’avais onze ans, elle avait un compagnon qui me faisait penser à une fouine. Je ne sais pas très bien comment il gagnait sa vie mais je suis sûr que c’était illégal.

S’interrompant, il but une gorgée et reprit :

— Il se plaignait que je le regardais tout le temps, ce qui était faux. Quand j’étais à la maison, j’étais obligé de baisser la tête. Un jour, ils ont eu une grave dispute et il l’a quittée. Selon lui, j’étais la raison principale de son départ. Ma mère avait bu. Elle s’est mise à pleurer, à me hurler des injures.

Il parlait avec autant de détachement que possible, comme s’il se posait en spectateur, qu’il lui racontait un film.

— Elle a jeté mes livres de classe à travers la pièce. J’ai eu peur et j’ai voulu sortir mais elle m’a rattrapé et m’a secoué très fort. Puis elle m’a poussé dans la cheminée.

Il avait beau lutter, il fut soudain incapable d’endiguer le flot des souvenirs. Une douleur fulgurante le déchira. Il se rappelait avoir poussé des hurlements, s’être débattu pour essayer de s’enfuir, l’avoir suppliée. Et quand il avait réussi à ramper hors du foyer, elle l’y avait poussé de nouveau.

Tout le reste se perdait dans les brumes de ses souvenirs. Quand, enfin, il avait réussi à s’enfuir, toujours hurlant, il s’était jeté dans un tas de neige. Mais le froid n’avait pas soulagé son supplice. Rien ne pouvait le soulager. Incapable de faire taire ses cris de douleur, il avait entendu la sirène de l’ambulance. Il revoyait des hommes l’entourant, lui affirmant que tout irait bien. Il avait su qu’ils lui mentaient.

— Après l’accident, j’ai passé de nombreuses années à l’hôpital, reprit-il, lui épargnant ces détails.

— Tu as revu ta mère ?

— Non. Elle a été envoyée en prison. La nouvelle de sa mort m’a laissé indifférent, précisa-t-il avec un haussement d’épaules. Je vivais à l’hôpital. J’avais subi de nombreuses opérations, alors les médecins et les infirmières étaient devenus ma famille. Pour une raison quelconque, mes mains étaient restées intactes. Dès la première année, j’ai compris que je voulais être chirurgien. Pour aider les enfants comme moi.

Montana posa son vin et, s’agenouillant devant lui, posa ses mains sur ses cuisses.

— Tes médecins et tes infirmières ne finissaient-ils pas par partir ? s’enquit-elle avec compassion.

— Ne noircis pas encore le tableau, je t’en prie.

Il savait où elle voulait en venir : comme il avait toujours vu ceux à qui il s’attachait partir, il ne se fixait nulle part.

Elle le regardait sans ciller, sondant son regard comme si elle cherchait des réponses. L’idée l’effleura de lui dire qu’il n’était pas aussi compliqué qu’elle l’imaginait. Mais elle ne le croirait sans doute pas. Quand il était à l’hôpital, il avait consulté toutes sortes de thérapeutes, de psychiatres. Il connaissait leur jargon, comprenait leurs théories.

— Si je comprends bien, tu as tout déformé pour arriver à la conclusion que si tu sacrifiais ta vie personnelle, tu pourrais guérir tout le monde ? demanda-t-elle.

— Tu ne comprends pas. J’aime mon métier. Je n’ai aucune autre aspiration.

— Et te sentir chez toi quelque part ? Aimer, être aimé ?

Il posa son verre et se leva. Tôt ou tard, cela devait arriver, il aurait dû s’en douter. Montana était une romantique.

— L’amour n’a pas grande importance, dit-il. Je n’irais pas jusqu’à dire qu’il n’existe pas. J’en ai parfois été témoin.

Se levant à son tour, elle le regarda bien en face.

— L’amour est la seule chose qui compte dans la vie.

Il savait que c’était faux. Il n’avait jamais ressenti d’amour pour personne, et il ne s’en portait pas plus mal. Il était plus simple de garder ses distances, de se poser en observateur. Plus simple et plus clair. Et moins douloureux. Il avait assez souffert dans les premières années de sa vie pour vouloir tenter de nouvelles expériences.

— Tout le monde veut avoir des racines quelque part, insista-t-elle.

— Non. Toi, tu veux des racines. Moi, je suis un nomade. J’ai choisi de soigner les autres partout dans le monde.

— Est-ce un choix ou un devoir ?

— Quelle importance ?

A son regard voilé de tristesse, il vit qu’elle avait enfin compris que sa décision de partir était irrévocable.

— Je ne veux pas te faire de peine, murmura-t-il.

— Trop tard !