Montana tenait le minuscule bébé dans ses bras, sentant la chaleur du petit corps enroulé dans une couverture moelleuse.
— Que tu es mignonne, ma beauté, murmura-t-elle à Rosabel. Un vrai trésor.
Sa jumelle, Adelina, était dans les bras de Dakota, et Nevada faisait sauter Hannah sur ses genoux.
— C’est génial ! s’exclama Pia en s’étirant sur une chaise longue, les pieds sur un coussin, une tisane à la main. Sérieusement, je pensais que s’occuper de bébés serait difficile, mais jusqu’ici, j’adore. Et puis il y a toujours quelqu’un qui passe pour aider. Je sais que tout le monde finira par reprendre le cours de sa vie mais, pour le moment, je profite de toute l’aide que l’on m’apporte. Le pédiatre dit que si les visiteurs sont en bonne santé, il est bon pour les bébés de voir du monde. Cela développerait leur sociabilité.
— Tu t’habitues à être une maman alors, lui fit remarquer Montana.
Pia s’était inquiétée de ne pas être assez maternelle, de tout gâcher.
— Je dois reconnaître que ce que l’on dit est vrai, admit cette dernière. A la seconde où vous le tenez, vous sentez le lien entre le bébé et vous. Je leur ai expliqué que j’allais faire de mon mieux. Elles sont plutôt patientes avec moi.
— Je regrette d’avoir raté cette conversation, intervint Nevada avec un sourire taquin.
— Oui, bon. C’est surtout moi qui ai parlé, plaisanta Pia. Mais elles m’ont écoutée, je vous le jure. Et elles ont même hoché la tête d’un air compatissant !
Malgré la bonne humeur ambiante, les coups d’œil qu’échangeaient Dakota et Nevada n’échappaient pas à Montana. Même si ses sœurs n’en soufflaient mot, elle était consciente de leur inquiétude à son égard. Elle étouffa un long soupir. Il n’était pas facile pour une triplée de dissimuler longtemps un secret ! C’était le revers de la médaille.
La conversation dériva sur les potins de la ville : les pom-pom girls de Fool’s Gold qui partaient pour leur camp annuel, la semaine de vacances à Hawaii d’Ethan, Liz et les enfants.
— Comment vont les choses avec Simon ? demanda Dakota, de son air le plus innocent.
— Nous avons rompu, répondit Montana, espérant que sa voix était normale.
— Etais-je censée être au courant ? lança Pia en se redressant.
— Non. Cela remonte à hier soir.
— Et tu vas bien ? s’enquit Nevada. Tu veux que je demande à Kent et à Ethan d’aller lui casser la figure ?
— Surtout pas ! Je ne veux pas que l’on touche à un seul de ses cheveux. Tout va bien.
Se penchant vers elle, Pia la fixa d’un air inquisiteur.
— Tout va bien ? Tu as mis au moins seize couches d’anticerne.
— Je n’ai pas bien dormi.
Elle avait aussi beaucoup pleuré, s’était défoulée en jetant des coussins à travers son salon et avait avalé un pot de Ben & Jerry.
Non content de rompre avec elle, Simon avait été méchant. Elle avait beau tourner et retourner la question dans sa tête, elle ne comprenait pas ce qui l’avait poussé à vouloir la blesser. Si elle trouvait de nombreux traits de son caractère déroutants, à commencer par son côté distant et son refus de dévoiler ses sentiments, elle savait néanmoins qu’il ne possédait pas une once de méchanceté.
Elle l’avait vu avec ses malades. Elle savait combien ils comptaient pour lui, tout ce qu’il avait sacrifié pour eux. Les paroles virulentes qu’il avait eues pour elle étaient donc dues à autre chose.
A sa peur, peut-être. N’avait-elle pas brisé son monde protégé en lui avouant être amoureuse de lui ?
— Tu veux nous raconter ce qui s’est passé ? demanda Nevada.
Elle soupira. Evidemment qu’elle allait le faire. Sinon ses sœurs ne la lâcheraient pas avant de tout savoir.
— Nous étions au gala bienfaisance quand, apparemment, Ethan et Kent l’ont entraîné à l’écart pour lui demander quelles étaient ses intentions, commença-t-elle.
Devant le départ précipité de Simon, ses frères étaient venus la trouver et lui avaient tout avoué ; ils craignaient d’avoir poussé le bouchon un peu loin. Son cœur se serra. Dire qu’elle les avait rassurés en riant. Elle s’était bien trompée !
Pia et ses sœurs émirent un concert de grognements désapprobateurs.
— Je sais qu’ils croyaient bien faire, marmonna Dakota. Ah, je vous assure ! Les frères !
— Tu peux le dire ! renchérit Nevada d’un air dégoûté. Et après, que s’est-il passé ?
— Simon est revenu vers moi et m’a demandé si j’étais amoureuse de lui.
Elle s’interrompit. Les trois regards braqués sur elle exprimaient la même surprise.
— Qu’as-tu répondu ? demanda Pia.
— La vérité. Que je l’aimais. A cette seconde précise, il a été appelé à l’hôpital pour une urgence.
Elle leur expliqua la peur qu’avait faite Kalinka à toute l’équipe de soins, le départ précipité de Simon, croyant que sa petite patiente était morte.
— Et voilà ! Environ trois heures plus tard, il est arrivé chez moi pour m’annoncer que tout était fini entre nous, conclut-elle.
Elle préférait ne pas répéter ses paroles exactes. Il était inutile de le rendre détestable aux yeux de Pia et de ses sœurs.
— A sa décharge, précisa-t-elle, je savais à quoi m’attendre quand j’ai commencé à sortir avec lui.
Dakota la foudroya du regard.
— Ne me dis pas que tu te sens responsable de votre rupture. Tu n’as rien fait de mal.
— Je sais bien. Ne t’en fais pas, je ne dis pas que c’est ma faute. Simplement que j’avais cerné le personnage dès le début. C’est comme d’entamer une relation avec un homme qui te prévient d’emblée qu’il n’est pas fidèle et, néanmoins, d’être surprise de le trouver au lit avec une autre femme. Simon m’avait dit qu’il ne s’engageait jamais. Je savais qu’il ne recherchait ni une relation sérieuse ni un endroit où s’installer. Qu’il allait partir et passer à autre chose. Je pensais que le fait de ne pas nourrir d’illusions me protégeait. Hélas, ce n’était pas le cas.
S’interrompant, elle les fixa d’un air grave.
— Je ne regrette pas de l’aimer.
Le regard songeur, Dakota murmura :
— Finn aussi devait partir. Simon va peut-être changer d’avis.
Montana haussa les épaules d’un air résigné. C’était peu probable.
— Bien sûr, je suis loin d’être indifférente, reprit-elle. Je souffre. Mais personne n’est à blâmer. Ni lui ni moi n’avons rien fait de mal.
— Tu n’es pas enceinte, par hasard ? lança soudain Nevada. Si tu l’étais, il accepterait peut-être de rester.
— Rien n’est pire que piéger un homme ! s’exclama Montana, horrifiée. Je ne suis pas enceinte et je ne suis pas intéressée par un homme qui ne resterait que pour un bébé.
— Comme tu sembles sereine, remarqua Pia.
— C’est parce que je suis au stade où je pleure intérieurement. Je l’aime, je ne veux pas qu’il parte. Mais rien de ce que je dirai ne le fera changer d’avis. Et je vous préviens, toutes les trois, je vous défends d’intervenir ! décréta-t-elle en les foudroyant du regard.
— Tu nous en crois capables ? demanda Nevada.
— Oh que oui ! Je veux votre promesse.
Toutes s’exécutèrent sans broncher.
Montana savoura sa petite victoire — maigre consolation. Quelle satisfaction d’avoir réussi à berner trois personnes qui l’aimaient alors que, dans le fond, elle était totalement anéantie. Elle aurait voulu pouvoir leur dire qu’elle aurait fait n’importe quoi pour que Simon l’aime aussi. Même un peu.
Mais non, elle n’aurait pas fait n’importe quoi. Et même si chaque battement de son cœur la faisait souffrir, en acceptant ce qui s’était passé et en croyant en sa capacité à guérir, elle avait eu la bonne réaction.
Il lui avait fallu du temps mais elle avait enfin grandi. Elle parviendrait à tourner la page. A l’oublier. A tomber amoureuse d’un autre.
— Il y a toujours de l’espoir, chuchota-t-elle au bébé endormi dans ses bras. N’oublie jamais ça, ma puce.
* * *
Pendant plusieurs jours, Simon s’attendit à être pris à parti. Il s’attendait à tout moment à être assailli par une foule en délire lui demandant de prendre la décision qui s’imposait au sujet de Montana.
Aussi s’étonnait-il de trouver les gens toujours aussi amicaux. Ils lui souriaient, lui demandaient des nouvelles de ses malades, lui suggéraient des activités pour le week-end. Comme si rien n’avait changé.
La seule chose à en déduire était que Montana n’avait parlé de leur rupture à personne. D’un autre côté, pourquoi garderait-elle cette information pour elle ? Elle devait le détester. Et une femme en colère pouvait faire des ravages.
En ce samedi, ses visites terminées, il se sentait désœuvré. Las de ruminer de sombres pensées, il décida d’aller faire un tour au festival du week-end, dédié à l’artisanat. Après avoir flâné parmi les badauds, il déjeuna d’un en-cas acheté à un vendeur ambulant, et déambula dans la foule, sans but précis. Finalement, il se dirigea vers la librairie avec l’intention d’acheter des livres.
Au détour d’une rue, il aperçut une silhouette blonde familière. Ce ne pouvait être que Montana. Elle disparut derrière un petit groupe de passants et il hâta le pas, son cœur battant de plus en plus fort.
Il se mit à courir vers elle et fut stoppé dans son élan par une femme qui vendait des boucles d’oreilles de verre multicolore. Reprenant ses esprits, il se ressaisit. Que diable faisait-il ? Il ne pouvait pas courir après Montana. Il avait rompu avec elle. Pire, il lui avait fait de la peine.
Il ne devait pas oublier qu’il voulait être seul. C’était ainsi. Pourtant, elle lui manquait à en hurler de douleur. Bien au-delà du contact physique, tout en elle lui manquait. Son sourire, son rire, ses conversations. Jamais il n’avait voulu une femme comme il voulait Montana, et jamais personne au monde ne lui avait autant manqué.
A contrecœur, il entra chez Morgan’s Books. La librairie était spacieuse et lumineuse. S’arrêtant devant l’étalage des romans policiers de Liz Sutton, la belle-sœur de Montana, il feuilleta le dernier paru et décida de l’acheter.
Puis, son livre sous le bras, il arpenta le magasin. Les clients le saluaient avec chaleur. Pourtant, il s’était attendu à essuyer quelque remontrance. Il le regrettait presque… Il voulait s’entendre dire qu’il s’était comporté en immonde salaud. Les reproches lui auraient donné l’occasion de se défendre, de le convaincre qu’il avait eu raison de mettre un terme à sa relation avec Montana.
Il s’engagea dans une allée et faillit percuter Denise Hendrix.
Son vœu était exaucé ! Il avait enfin trouvé celle qui allait le mettre plus bas que terre — ce qu’il méritait. Les mères comme Denise Hendrix protégeaient leurs enfants avec une férocité de tigresse.
— Simon ! le salua cette dernière avec un sourire. Je ne vous ai pas vu depuis un moment. Comment allez-vous ?
Stupéfait, il la dévisagea avec inquiétude. Pourquoi diable se montrait-elle si amicale ?
— Vous avez parlé à Montana récemment ? demanda-t-il.
— Pas depuis quelques jours, pourquoi ?
Quand elle saurait, elle le détesterait.
— Nous avons rompu.
Une expression de surprise se peignit sur le visage de Denise.
— Oh ! Je suis désolée de l’apprendre.
— Au cas où vous vous poseriez la question, c’est moi qui ai rompu, se hâta-t-il de préciser. Vous savez que je ne peux pas rester. Pour des raisons évidentes, j’ai décidé de mettre un terme à notre relation. Elle n’était pas d’accord. Elle est amoureuse de moi.
Il jeta un coup d’œil méfiant au livre que Denise avait à la main. Peut-être allait-elle le frapper ? Peut-être les autres clients allaient-ils l’encercler, se mettre à hurler, lui dire qu’il avait tort ?
Au lieu de cela, Denise prit une longue inspiration.
— Vous avez beaucoup de chance, Simon.
Il la fixa, incrédule. Avait-il bien entendu ?
— Beaucoup de chance ? répéta-t-il.
— Etre aimé de quelqu’un est un don merveilleux. Surtout si cette personne est Montana.
Elle se redressa, droite comme un « i », dans une attitude qui lui rappela aussitôt Montana.
— Alors oui, si elle vous aime, vous avez beaucoup de chance, reprit-elle. Et si elle vous aime, vous devez être un homme très bon.
De plus en plus perplexe, il l’écoutait. Que pouvait-il répondre à cela ? Il n’en avait pas la moindre idée.
— Montana a mis pas mal de temps à trouver sa voie, poursuivit Denise. Elle n’a jamais été très sûre de ce qu’elle voulait faire de sa vie. Mais elle n’a jamais renoncé, et maintenant, elle a trouvé. Je suis contente pour elle, et surtout très fière.
Il était de plus en plus désorienté. Où étaient les cris ? Les accusations ? A moins que… Denise n’avait sans doute pas bien saisi la situation.
— Je ne l’aime pas, hasarda-t-il.
Un long moment, elle le dévisagea. Puis, s’avançant d’un pas, elle l’étreignit d’une brève accolade.
— Je suis désolée, Simon. Je ne sais pas grand-chose de vous mais j’ai cru comprendre que la vie ne vous avait pas fait de cadeaux. Vous devez avoir du mal à faire confiance à un sentiment inconnu. Etre aimé est sans doute l’une des choses les plus terrifiantes sur cette terre.
Elle recula d’un pas et lui adressa un sourire plein de bonté.
— J’espère que vous apprendrez à avoir confiance. Peut-être pas en Montana, mais au moins en vous-même.
Sur ces mots, elle tourna les talons et s’éloigna.
Il resta figé sur place, plus perdu que jamais. Et, toujours, sans aucune chance de rédemption.
* * *
Simon désigna le petit X rouge sur l’image.
— Nous allons commencer par la partie droite de ton visage, expliqua-t-il.
Kalinka hocha la tête devant le dessin de visage auquel il avait recours quand il travaillait avec des enfants. Leur montrer ce qui allait se passer était souvent plus utile que d’en discuter. De plus, on lui avait fait remarquer qu’il employait parfois des termes trop techniques.
— Parce que c’est le mauvais côté ? demanda-t-elle d’un air attentif.
— Je n’aime pas parler en termes de « bon » et de « mauvais ». Le côté droit est peut-être plus abîmé et aura besoin de plus d’attention.
Kalinka leva les yeux au ciel.
— Tu parles comme ma mère, maintenant.
— Et alors ? lança Fay avec un petit rire. C’est un défaut ?
— Mais non, marmonna la fillette.
Depuis le soir de sa crise, Kalinka allait mieux. Simon n’avait pas besoin de regarder sa feuille de température pour se rendre à l’évidence. Devenue un vrai moulin à paroles, elle ne dormait presque plus dans la journée et, pleine d’énergie, s’intéressait à tout ce qui se passait autour d’elle. A ce rythme, il pourrait l’opérer au moins deux ou trois fois avant son départ.
— Après l’intervention, est-ce que tu vas couvrir tout mon visage ? voulut-elle savoir. Est-ce que j’aurai l’air d’une momie ?
— Probablement d’une demi-momie.
— Alors je pourrai marcher dans les couloirs la nuit, les bras tendus, et faire peur aux infirmières ? demanda-t-elle, radieuse. Tu dois me transformer en momie complète pour Halloween.
Fay intervint avec douceur :
— Ma chérie, tu sais bien que le Dr Bradley ne sera plus là pour Halloween.
— Si ! lança vivement la fillette en le regardant. Tu as promis. Une promesse c’est une promesse. Tu dois rester.
Ses yeux bleus lançaient des éclairs. Il était vrai que sa colère était justifiée. Malgré lui, une bouffée de satisfaction l’envahit. Enfin quelqu’un pour l’enguirlander ! Hélas, Kalinka n’était pas celle dont il souhaitait les foudres.
— Kalinka…, commença-t-il.
— Tu as promis. Tu étais en train de promettre quand mon cœur s’est arrêté. Alors maintenant, tu ne peux pas revenir sur ta promesse.
Comme il se dirigeait vers la porte sans répondre, Fay se leva.
— Je vais vous raccompagner.
Quand ils furent dans le couloir, Fay esquissa un sourire d’excuse.
— Je suis désolée. Kalinka peut se montrer très entêtée. Je comprendrais que cela vous agace, mais imaginez mon bonheur de la voir redevenue elle-même.
— Moi aussi, je constate les progrès.
Il allait dire qu’il n’avait pas réellement promis à Kalinka de rester, mais il se retint. A quoi bon se torturer l’esprit puisqu’il partait bientôt, de toute façon.
Hélas, il semblait incapable de faire taire la petite voix lui soufflant qu’il fallait être sacrément tordu pour jouer sur les mots.
Il sursauta, s’extirpant de ses sombres pensées. Fay venait de frôler son bras.
— Merci pour tout, docteur Bradley. Sans vous, jamais elle ne s’en serait sortie.
L’envie de lui répondre qu’il n’y était pour rien le démangeait. Néanmoins, il accepta ses remerciements avec un sourire. N’était-ce pas ce que Montana lui aurait conseillé de faire ?
De retour dans son bureau, il entreprit de mettre ses feuilles de température à jour. Au bout d’un moment, il s’adossa à son fauteuil, les yeux fixés sur son téléphone portable. Comme il aurait été facile d’appeler Montana. Et puis ensuite ? Rien n’avait changé pour lui ; il était toujours décidé à partir.
* * *
— J’ai vu les films plusieurs fois, mais j’ai préféré les livres, avoua Daniel à Montana. Ma mère m’a déjà acheté toute la série. Ils sont un peu difficiles à lire, mais ils sont drôles.
Son nez se plissa.
— Ne le répète à personne, ajouta-t-il.
Assise en face de lui dans une petite salle de la bibliothèque, Montana se retint de sourire.
— Parce que tu trouves que lire n’est pas cool ? demanda-t-elle.
— Non. Je ne veux pas devenir genre premier de la classe.
Elle dissimula sa surprise. Ainsi, on pouvait subir la pression de ses condisciples dès l’école primaire ?
— Je suis contente de voir que tu apprécies les Harry Potter, se contenta-t-elle de remarquer. Ils font partie de mes livres préférés.
Sans répondre, Daniel tapota la tête de Buddy, assis à côté de lui.
— Un million de dollars, c’est beaucoup d’argent ? demanda-t-elle alors d’un ton dégagé.
Daniel leva vers elle un regard étonné.
— Oui, répondit-il.
Son ton ne laissait pas de doute sur le fait qu’il trouvait sa question stupide.
— Je le pense aussi. Tu sais que, d’après des études, ceux qui vont à l’université gagnent un million de dollars de plus que ceux qui n’y vont pas ?
Elle guetta sa réaction. Bien sûr, on ne comptait pas les exceptions, mais elle ne voyait pas l’intérêt de les évoquer.
— Un million de dollars de plus ? répéta-t-il.
— Oui. Comme quoi, tu vois, l’intelligence peut parfois se révéler utile. J’ignore pourquoi tu avais des problèmes pour lire, ajouta-t-elle en se penchant vers lui, mais c’est fini. Au cours des quinze derniers jours, tu as rattrapé deux années de scolarité en lecture. Un peu comme si ton cerveau s’était réveillé d’un coup.
— Je suis désolé de n’avoir pas voulu essayer avant, avoua-t-il avec une petite grimace. C’était difficile.
— Je sais. Mais tu l’as fait. Buddy aime bien les garçons courageux.
— Buddy aussi est très intelligent, dit-il en serrant le chien contre lui.
— C’est vrai. Grâce à tes progrès, à la rentrée, tu passeras un test de lecture qui te permettra de sauter une classe.
— Je vais me retrouver avec les premiers ? lança-t-il, visiblement paniqué.
— Cela dépendra de tes résultats. Je sais que tu t’inquiètes que tes copains te fassent la tête si tu changes. Mais c’est ça, grandir. Grandir signifie changer. Se lancer dans de nouvelles aventures. Tu veux faire du sport au lycée ?
Il acquiesça vigoureusement de la tête.
— Dans ce cas, tu dois avoir de bonnes notes pour rester dans l’équipe. Pareil pour l’université.
— J’aimerais intégrer l’équipe de football américain de mon université. J’y arriverai, tu crois ? demanda-t-il d’un ton plein d’espoir.
— A voir la façon dont tu t’es accroché pour lire, je pense que tes possibilités sont illimitées.
— C’est ce que dit ma mère. Mais je pensais qu’elle parlait comme ça parce qu’elle était ma mère. Elle m’aime, ajouta-t-il avec un haussement d’épaules.
En entendant la conviction dans sa voix, Montana sentit son cœur se serrer. Malgré elle, ses pensées avaient dérivé vers Simon. Lui, il n’avait jamais connu l’amour inconditionnel d’une mère.
— C’est pour toi qu’elle dit ça, Daniel, pas pour elle.
Le petit garçon se leva et vint la serrer dans ses bras.
— Merci, Montana. Je vais aller à l’université pour gagner un million de dollars de plus que les autres, ajouta-t-il en se redressant.
— Tu m’en vois ravie.
Une fois son jeune élève sorti de la pièce, elle caressa Buddy.
— Tu as réussi, mon grand ! Tu étais exactement ce dont Daniel avait besoin. Tout le monde est très content. La mère de Daniel a envoyé une lettre au proviseur de l’école. Notre programme d’alphabétisation va être développé.
Buddy parut soudain soucieux, comme s’il craignait de ne pas pouvoir suivre le rythme.
Elle se mit à rire et, ponctuant sa phrase d’un baiser sur sa tête, s’empressa de le rassurer :
— Détends-toi ! Tu t’en sortiras très bien. Et puis, je serai avec toi.
* * *
L’opération de Kalinka demanda une dizaine d’heures. Le travail était minutieux ; le moindre ajustement, la moindre incision, le moindre point de suture allait déterminer les traits de son visage pour le reste de sa vie. Pour Simon, la responsabilité était lourde. Il voulait un travail parfait.
Il retira ses gants avec la satisfaction du travail bien fait ; même si la perfection était quasi inaccessible, il la frôlait presque.
Il s’empressa d’aller rassurer Fay et son mari. Tout s’était bien passé, leur fille serait en salle de réveil pendant quelques heures.
Son corps était ankylosé — il était resté de longues heures debout, penché sur Kalinka —, et il payait la concentration qu’exigeait la précision de ses gestes.
Après une halte au poste des infirmières le plus proche pour prendre un café, il monta les deux étages qui menaient à son bureau. Il aurait dû prendre des forces et manger quelque chose, il allait avoir besoin de toute son énergie pour sa tournée de visites.
Un petit aboiement l’accueillit lorsqu’il entra.
Chichi émergea de sa cage et s’étira, avant de se précipiter vers lui pour lui faire la fête.
— Je ne m’attendais pas à cette surprise ! s’exclama-t-il. Montana est passée te déposer ici pour que tu ailles voir Kalinka à son réveil ? Mais c’est très professionnel, ça.
Après avoir posé son café, il prit la petite chienne dans ses bras. Elle le gratifia de coups de langue enthousiastes, puis s’installa contre lui avec un soupir de satisfaction. Il contourna son bureau et s’assit, la chienne toujours dans ses bras. Ouvrant le dernier tiroir, il en sortit quelques jouets achetés pour elle.
— Tu veux jouer ?
Devant le petit chat en plastique qui couinait et la balle de ping-pong, Chichi frissonna d’enthousiasme et se débattit pour sauter de ses bras. Puis, se ruant à l’extrémité de la pièce, elle jappa d’impatience, le pressant de lui envoyer les jouets.
Il commença par le chat qu’elle rattrapa à la volée.
— Tu es contente de toi, non ? Mais as-tu déjà vu un vrai chat ? Je ne suis pas sûr que tu gagnerais la bataille.
Son jouet dans la gueule, Chichi fonça vers lui pour sauter sur ses genoux, comme elle avait pris l’habitude de le faire. Mais cette fois, elle fut gênée dans son élan par le tiroir entrouvert.
Devinant ce qui allait arriver, Simon essaya de l’attraper au vol. Trop tard ! La patte postérieure gauche de la petite chienne avait heurté violemment le meuble. Laissant tomber son jouet, Chichi poussa un hurlement de douleur. Puis elle s’écroula avec des gémissements stridents.
Simon s’empressa de refermer le tiroir et s’agenouilla à côté de la chienne.
— Tout va bien, lui murmura-t-il.
Il se sentait stupide, totalement désemparé. Il n’avait pas la moindre idée de ce dont elle souffrait. Il était chirurgien, pas vétérinaire. Comment pouvait-il la soulager ?
Quand il palpa la petite patte, elle émit un nouveau jappement. Il étouffa un juron. Pourvu que sa patte ne soit pas cassée.
— Attends, je vais appeler de l’aide, lui dit-il avec douceur.
Il se sentait de moins en moins rassuré. A sa peur s’ajoutait la culpabilité d’avoir provoqué la souffrance de cette chienne qui lui témoignait tant d’affection.
A tâtons, il chercha son téléphone portable sur son bureau et pressa la touche correspondant au numéro pré-enregistré de Montana.
— Allô ? fit la voix familière.
— C’est Simon. Chichi a voulu sauter sur mes genoux et s’est cogné la patte contre un tiroir de bureau. Elle a mal mais je pense qu’il n’y a pas de fracture. Que dois-je faire ?
— Emmène-la chez le vétérinaire, le Dr McKenzie. Il a repris le cabinet du Dr Rivera, parti à la retraite. Un détail inutile, je sais. Voici l’adresse. Tu iras aussi vite à pied.
En trois phrases, elle lui expliqua l’itinéraire pour gagner la clinique vétérinaire.
— Je l’appelle pour annoncer ta visite, précisa-t-elle.
— Merci.
A peine la communication terminée, il souleva Chichi dans ses bras. Malgré son gémissement, elle se blottit de nouveau contre lui, confiante.
D’un pas rapide, il sortit de l’hôpital et se hâta vers le cabinet du vétérinaire. Le regard levé vers lui, la chienne semblait vouloir lui dire qu’elle savait qu’il allait la tirer d’affaire.
— Arrête de croire en moi ! maugréa-t-il. Il y a de fortes chances pour que, une fois de plus, je gâche tout.