Comment avait-elle pu être assez naïve pour croire que cette matinée qui avait si bien commencé allait se dérouler comme dans un rêve ? Pour oublier le grain de sable qui vient toujours enrayer le mécanisme le plus parfait ? Et qui, ce jour-là, prit la forme de la rencontre entre un chien, un petit garçon de quatre ans et un hot dog.
Montana Hendrix savait pourtant que la chienne labrador d’un an à peine, à l’enthousiasme un peu débordant, semait la panique partout sur son passage, et qu’elle avait une fâcheuse tendance à gober tout ce qui passait à portée de sa truffe.
Certes, Fluffy était une véritable catastrophe ambulante, mais elle avait un cœur généreux. Alors comment aurait-elle pu lui en vouloir ? Ne s’était-elle pas, elle-même, bien longtemps, jamais sentie à la hauteur ? Et même si elle était consciente de s’identifier peut-être un peu trop à cette pauvre bête qui, somme toute, n’avait aucun complexe, elle refusait de la voir endurer ce qu’elle avait enduré. Du reste, elle était bien déterminée à l’intégrer dans le programme de dressage de chiens thérapeutes.
Tout s’annonçait pourtant si bien.
C’était le début de l’été, elle promenait Fluffy dans les rues de Fool’s Gold. Ou, plus exactement, elle se faisait promener par Fluffy qui, truffe au vent, la tirait en avant. Un festival célébrait le premier jour des grandes vacances et, malgré l’heure matinale, l’odeur des hot dogs et des brochettes des vendeurs ambulants flottait dans l’air.
— Du calme, Fluffy ! ordonna-t-elle en tirant sur la laisse d’un geste ferme. Un chien thérapeute doit savoir garder son sang-froid en toutes circonstances. Toujours faire preuve de pondération.
En guise de réponse, la chienne la gratifia d’un large sourire de chien, sa queue battante manquant renverser une poubelle au passage. « Pondération » ne faisait pas partie de son vocabulaire canin. Incapable de tenir en place, elle s’agitait même en dormant.
Se frayant un chemin à travers la foule déambulant sur les trottoirs, Fluffy la traîna en direction du parc où jouaient des enfants. Son comportement ne laissait planer aucun doute : elle aussi voulait jouer.
Elles arrivaient à la hauteur d’une maman qui tendait un hot dog à son fils. Ce dernier, apercevant Fluffy, le lui tendit d’un air réjoui… Distraite par la nouvelle devanture de la librairie Morgan’s Books, Montana avait relâché sa prise. Elle sentit la laisse lui glisser des mains… Fluffy s’était précipitée, sonnant le signal de la débâcle.
Le petit garçon n’avait pas réfléchi aux conséquences de sa générosité. Quand il vit les quarante kilos de poils et de muscles foncer sur lui, il lâcha son hot dog et, avec un cri de terreur, se précipita derrière sa mère qui n’avait encore rien remarqué. Devant ce chien qui se ruait sur eux comme une furie, elle poussa un hurlement.
Un frisson d’effroi parcourut Montana. Comment, connaissant Fluffy, n’avait-elle pas anticipé ce qui allait se passer ?
Elle se lança à la poursuite de la chienne qui resta sourde à ses ordres — comment arrêter le court d’un torrent ?
Soulevant son fils dans ses bras, la femme se réfugia derrière un stand de limonade. Toujours lancée dans sa course effrénée, Fluffy ramassa le hot dog et l’avala d’une bouchée avant de reprendre sa route vers sa toute nouvelle liberté.
Maudissant ses sandales neuves qui lui cisaillaient les pieds, Montana la suivit. Elle savait que, malgré sa gentillesse, Fluffy n’était pas très bien dressée. Aussi devait-elle la récupérer au plus vite. Même s’il était un peu tard pour les regrets, elle aurait sans doute dû écouter son patron, Max Thurman, qui avait décrété dès le premier jour que Fluffy ne ferait jamais un bon chien thérapeute. Cet incident ne ferait qu’apporter de l’eau à son moulin, lui fournissant le prétexte idéal pour exclure la chienne du centre de dressage. Elle sentit son cœur se serrer ; cette perspective lui était insupportable.
Beaucoup plus rapide qu’elle, Fluffy n’avait pas tardé à disparaître. Se guidant au son des cris et des aboiements, elle parvint à la pister, évitant de justesse un stand de cacahuètes et une collision avec deux cyclistes. Elle venait de tourner dans une rue quand elle vit une queue disparaître à travers les portes automatiques… de l’hôpital.
— Oh non ! gémit-elle. Pas là… N’importe où mais pas là.
A bout de souffle, elle s’élança. Le fait même d’imaginer Fluffy à l’intérieur lui donnait envie de rentrer sous terre. Un sol glissant était loin d’être l’idéal pour les grosses pattes d’un jeune chien pataud. Elle craignait le pire. Elle grimpa les six marches du perron à la hâte, se rua dans le hall d’entrée et s’arrêta net, pétrifiée. La vision d’apocalypse qui s’offrait à ses yeux dépassait ses pires craintes.
Un chariot de linge était renversé contre un mur. Des draps jonchaient le sol. Souriante, une petite fille dans un fauteuil roulant pointait un doigt en direction d’un couloir.
Les quelques personnes présentes devant les ascenseurs étaient en ébullition. Envahie par un funeste pressentiment, Montana s’avança vers elles. Oui, elles avaient bien vu un chien se ruer à l’intérieur de l’une des cabines qui, d’après le tableau lumineux, semblait s’être arrêté au quatrième étage. Il ne lui restait plus qu’à monter à son tour.
Lorsqu’elle arriva à destination, les portes coulissantes s’ouvrirent sur des cris. Là aussi, des chaises renversées, des draps s’étalant sur le sol, des tablettes de courbes de température… Devant elle, un panneau surmontant une porte à double battant indiquait « Service des grands brûlés. Secteur stérilisé. Personnel autorisé uniquement. » Un aboiement joyeux lui parvint de derrière les battants fermés. La mort dans l’âme, elle dut se rendre à l’évidence : Fluffy avait enfreint la consigne.
Un instant désemparée, elle hésita. Pouvait-elle entrer malgré l’interdiction ? A situation d’urgence, mesure d’urgence. Elle entra. Les portes s’ouvrirent sur des infirmières tentant d’encercler Fluffy qui cherchait à leur prouver son amitié par de grands coups de langue sur le visage.
— Fluffy ! appela-t-elle, mortifiée.
Poussant un petit jappement joyeux en la voyant, la chienne bondit pour lui faire la fête, mais fut gênée dans son élan par un homme en blouse blanche qui venait de sortir d’une chambre, un médecin sans nul doute.
Fluffy fonça droit sur lui et le renversa. En une fraction de seconde, Montana se retrouva allongée de tout son long, le souffle coupé, écrasée par le poids de l’homme.
Etourdie, elle resta allongée, incapable de respirer. Le sol était dur. Une langue humide léchait sa cheville nue.
Au bout de quelques secondes, l’homme se releva.
— Vous êtes blessée ? lui demanda-t-il en s’agenouillant à ses côtés.
Elle secoua la tête et reprit lentement son souffle.
Soudain très calme, Fluffy s’était assise, arborant son air le plus civilisé. Montana lui lança un regard assassin. Si elle croyait l’amadouer, elle se trompait lourdement ! Elle n’allait pas s’en tirer comme ça.
L’homme faisait courir sa grande main aux doigts fins le long de ses jambes, puis de ses bras. Une caresse purement professionnelle, et pourtant c’était la première fois depuis des mois qu’elle sentait les mains d’un homme sur elle. Avant qu’elle ait pu décider si cela lui plaisait ou pas, elle le regarda et sentit son cœur faire un bond dans sa poitrine.
Jamais elle n’avait vu un visage masculin d’une telle beauté : des yeux de la couleur du verre fumé, ombrés de cils bruns, une bouche parfaitement dessinée, un menton volontaire, des pommettes…
— Elle va bien, déclara-t-il en tournant la tête, s’adressant à quelqu’un derrière lui.
C’est alors qu’elle vit le côté gauche de son visage.
Elle réprima une exclamation. Sa joue, son menton et son cou étaient lacérés par d’épaisses cicatrices rouges qui disparaissaient à l’intérieur du col de sa chemise, des entrelacs d’apparence douloureuse qui dessinaient un motif enflammé sur sa peau boursouflée.
Allons ! Il était temps de se ressaisir. Sa surprise devait se voir. Pourtant, il ne parut rien remarquer. La prenant par la main, il l’aida à se relever.
— Vous avez des vertiges ? s’enquit-il d’un ton sec.
— Non.
— Bon, c’est déjà ça. Mais bon sang ! s’écria-t-il alors, qu’est-ce qui ne tourne pas rond chez vous ? Quel genre d’idiote irresponsable faut-il être pour déclencher un tel incident ? Vous mériteriez d’être arrêtée et inculpée de tentative de meurtre. Savez-vous tous les germes dont un chien est porteur ? Dont vous êtes porteuse ? Vous êtes dans un service de grands brûlés. De malades d’une immense vulnérabilité aux infections. Leur souffrance atteint un niveau que vous ne pouvez même pas imaginer.
Elle recula d’un pas.
— Je suis désolée…, commença-t-elle.
— Tout le monde se fiche bien de vos excuses ici, répliqua-t-il, cinglant. Qu’est-ce que vous croyez ? Votre bêtise est criminelle.
Elle percevait sa rage froide dans chacune de ses paroles, et son intonation était encore plus effrayante que ses mots. Elle aurait presque préféré des cris à cette voix posée, aux inflexions glaciales, qui lui donnait l’impression d’être une moins que rien, une parfaite idiote.
— Je n’ai pas…
— Réfléchi, l’interrompit-il. Oui, merci, je m’en suis aperçu. Je doute que réfléchir fasse partie de votre vocabulaire. Et maintenant, prenez votre chien et déguerpissez !
Pour la première fois, elle remarqua les membres du personnel, qui ne perdaient pas une miette de l’altercation et la dévisageaient. Son embarras atteignit son comble.
D’un autre côté, être humiliée de la sorte lui parut injuste. Bien sûr, il était inacceptable que Fluffy soit entrée dans ce service, mais cet homme semblait lui reprocher d’avoir planifié l’incident. Elle devait se défendre. Le menton levé en signe de défi, elle déclara :
— C’était un accident.
— Ce n’est pas une excuse.
— Je suppose que vous ne faites jamais d’erreur.
Une lueur ironique s’allumant dans ses yeux verts, il lança :
— Vous êtes-vous jamais brûlé la main ? Avez-vous jamais touché une casserole chaude ou une plaque de cuisinière ? Vous souvenez-vous de la sensation ? Je vous laisse imaginer la même chose sur toute une partie de votre corps. En matière de brûlure, le processus de cicatrisation est très lent. Ce que nous faisons ici pour le stimuler est insoutenable. Dans ce service, la moindre infection peut tuer. Aussi, évoquer mes éventuelles erreurs n’a aucune pertinence dans cette discussion.
Elle refoula sa colère. Inutile de se fatiguer à lui expliquer que son travail à elle aussi était important. Elle venait souvent à l’hôpital avec des chiens thérapeutes, et le réconfort de leur présence pouvait accélérer les guérisons, à plus forte raison chez les enfants. Hélas, elle devinait que cela laisserait cet odieux personnage parfaitement indifférent.
— Vous avez raison, répondit-elle d’une voix égale. Ce qui vient de se passer est inexcusable. Je suis désolée.
— Sortez !
Abasourdie, elle le fixa. Comment pouvait-il la traiter avec un tel mépris ?
— Pardon ?
— Vous êtes sourde ? Sortez ! Emmenez votre fichu chien et ne remettez jamais les pieds ici.
La moutarde lui monta au nez. Elle était prête à admettre sa faute, à en porter le blâme, mais voir ses excuses ignorées était vraiment trop grossier. Et même si elle était du genre Miss Catastrophe, elle ne méritait pas d’être traitée de la sorte.
— Vous êtes médecin ? demanda-t-elle, devinant toutefois la réponse.
Les yeux plissés, il la regarda d’un air soupçonneux.
— Oui.
— Dans ce cas, docteur, vous devriez envisager de vous décoincer un peu. Cela vous donnerait peut-être une apparence humaine, ce qui aiderait sans doute vos malades.
Puis, tirant sur la laisse de Fluffy, elle quitta le service, tête haute.
Sur le chemin qui la ramenait au chenil, elle prit bien garde de tenir Fluffy d’une main aussi ferme que possible. Hélas, il était un peu tard pour rattraper l’énorme bévue de la chienne dont, indirectement, elle était la cause.
Le cœur gros, elle réfléchit aux conséquences de l’incident. Ce qui était arrivé aujourd’hui pouvait lui faire perdre ce travail qu’elle aimait tant, et par sa faute, qui plus est ! Malgré les mises en garde de Max, elle avait insisté pour donner sa chance à Fluffy.
Or, si la directrice de l’hôpital appelait Max pour interdire la visite des chiens thérapeutes dans ses murs, elle pouvait dire adieu à son emploi. Vu qu’une grande partie de son travail s’y déroulait, elle ne lui servirait plus à grand-chose. Que ferait-elle alors ?
Elle avait mis si longtemps à se découvrir une vocation, dans la vie. Or ce travail la comblait : elle aimait dresser ses chiens, travailler avec les enfants hospitalisés, les pensionnaires de la maison de retraite. Sans parler de son initiative de programme d’alphabétisation assistée par les chiens, dans les écoles primaires.
Et voilà que cette nouvelle vie qu’elle venait à peine de commencer, cette nouvelle vie qui lui plaisait, allait tourner court. Elle devait se rendre à l’évidence : quoi qu’elle entreprenne, elle semblait abonnée aux échecs.
* * *
Quelques minutes suffirent pour ramener l’ordre dans le service des grands brûlés, et Simon Bradley reprit sa tournée de visites. Sa dernière patiente de la matinée était le cas le plus inquiétant. Kalinka Riley avait été hospitalisée d’urgence suite à l’explosion d’un barbecue. La fillette avait été la seule brûlée, quarante pour cent de son corps avaient été atteints, ce qui était énorme.
Il l’avait opérée la veille. Si elle survivait, elle aurait à subir de nombreuses autres interventions. Et il était bien placé pour savoir que ses brûlures conditionneraient sa vie jusqu’à la fin de ses jours.
Les parents étaient anéantis, paniqués. Kalinka était leur fille unique. Ils voulaient des réponses et il n’en avait aucune à leur donner. Les semaines à venir seraient déterminantes : la fillette pouvait vivre comme elle pouvait mourir.
— Docteur Bradley ? J’ai l’impression qu’elle est calme.
Il sourit à Fay Riley, la mère de Kalinka, qui venait de le rejoindre dans le couloir. La jeune femme avait trente ans à peine. Elle devait être très jolie quand son visage n’était pas livide d’angoisse.
— Nous la gardons sous sédatifs pendant qu’elle cicatrise, expliqua-t-il.
— J’ai aperçu un chien, tout à l’heure.
Il se raidit.
— Cela ne se reproduira pas, décréta-t-il.
— Ma fille a ouvert les yeux quand elle l’a entendu aboyer. Elle voulait le voir.
Simon se tourna machinalement vers la porte de Kalinka, intrigué. Sa jeune malade n’aurait pas dû être aussi lucide.
— Est-ce qu’elle a dit qu’elle souffrait ? demanda-t-il.
Plus tard, ils lui enseigneraient comment gérer son inconfort, le mot consacré du corps médical — jamais il n’était question d’agonie, de supplice, de souffrance, un vocabulaire beaucoup plus approprié à une brûlure grave —, et elle apprendrait les méthodes de respiration, de méditation, de visualisation. Mais pour le moment, seuls les médicaments pouvaient la soulager.
— Elle a dit qu’elle voulait tenir le chiot dans ses bras, précisa Fay.
Un chiot, cette tornade ambulante ? Allons donc !
— Ce corniaud de quarante kilos n’avait rien à faire dans un hôpital, déclara-t-il. C’était un regrettable incident.
— Nous avions un yorkshire qui est mort il y a quelques mois, enchaîna Fay, sans tenir compte de sa remarque. Je sais qu’il manque terriblement à Kalinka. Je me rappelle avoir lu un article sur le travail des chiens thérapeutes dans les hôpitaux. Croyez-vous que cela pourrait l’aider ?
Simon la regarda sans répondre. Une mère aimait son enfant, elle était prête à tout pour l’empêcher de souffrir. Il en avait été témoin des centaines de fois. La force de l’amour parental ne cessait jamais de l’étonner, sans doute parce que lui-même ne l’avait jamais connu.
Un chien — même thérapeute — dans son service ? Plutôt manger du verre ! D’un autre côté, il savait que les pouvoirs de cicatrisation du corps humain pouvaient parfois être stimulés de la manière la plus surprenante. Or, la survie de Kalinka allait tenir du miracle.
— Je vais essayer d’en savoir plus, répondit-il en entrant dans la chambre de la fillette.
— Merci, répondit Fay, lui offrant un sourire à travers ses larmes. Vous avez été formidable.
Il savait pourtant qu’il n’avait pas fait grand-chose. La chirurgie était une vocation, certes, mais c’était surtout un métier qui s’apprenait, pour lequel il fallait travailler dur. Et lui, pour en arriver là, il avait payé le prix fort. Mais c’était ainsi. Aujourd’hui il vivait pour ses malades, leur prodiguait les meilleurs soins possibles et son soutien inconditionnel. Il n’était pas formidable, non. C’était sa vie de soigner.
* * *
— Montana, tu n’iras pas en prison, la rassura Max Thurman d’une voix ferme.
— Mais je devrais. Il avait raison. Ce qui est arrivé est criminel.
Après la colère qui l’avait enflammée et lui avait permis de dire ses quatre vérités à ce médecin de malheur, il ne lui restait plus que le sentiment d’avoir commis la plus grosse bévue au monde. Après avoir remis Fluffly dans son enclos, elle avait été trouver son patron dans son bureau, pour lui raconter le drame.
— Ne dramatises-tu pas un peu ? s’enquit Max, une lueur amusée dans le regard. Tu prends tout ça bien trop au sérieux.
— Fluffy était en liberté dans l’hôpital. Elle a semé la panique, elle a renversé des chariots, et surtout, elle est entrée dans le service des grands brûlés !
— Je ne dis pas que des animaux gambadant à loisir dans un bâtiment stérile soit l’idéal, mais c’était un accident et, d’après la directrice de l’hôpital, aucun dégât n’est à déplorer. Alors, prends un peu de recul.
Elle lui adressa un bref sourire et ne répondit pas. Prendre du recul ? Il en avait de bonnes ! Ce n’était pas lui qui avait été humilié !
— Si tu avais vu ce médecin, murmura-t-elle. Il était vert de rage.
Elle frissonna de terreur au souvenir de sa froideur glaciale.
— Dans ce cas, présente-lui des excuses.
Elle sursauta. Elle ne voulait plus jamais le revoir !
— A lui ? Sûrement pas ! Une autre solution, enchaîna-t-elle, serait que tu appelles la directrice pour lui dire à quel point je suis désolée.
— Voilà une réaction pleine de maturité, ironisa Max.
— Toi aussi.
— Oui, mais toi, tu lui plais.
Max n’avait-il pas remarqué que pendant leurs réunions, la directrice de l’hôpital semblait incapable de le quitter des yeux ?
Même s’il était un peu… vieux, avec ses cheveux argentés, ses traits burinés et ses yeux bleus perçants, Max était plutôt séduisant. Grand, élancé, il donnait l’impression d’être l’homme de toutes les situations. Loin de paraître ses bientôt soixante ans, son dynamisme le rajeunissait et lui donnait des allures de jeune quinquagénaire.
— Si tu es si inquiète, tu devrais l’appeler toi-même, lui conseilla-t-il sans tenir compte de sa petite réflexion. Elle comprendra que c’était un accident.
— Ce qui n’est pas le cas du Dr J’ai-Avalé-Un-Manche-A- Balai, marmonna-t-elle sans grande conviction.
Mais Max avait raison. Elle devait téléphoner elle-même. Se levant, elle se dirigea vers la porte du bureau.
— Je vais commencer par aller travailler avec les chiens, ça me donnera du courage.
Une fois dehors, elle traversa l’épaisse pelouse bordée, à l’est, par les hautes montagnes qui se découpaient sur l’azur. La propriété de Max, sur laquelle il avait aménagé le chenil, se trouvait à la périphérie de Fool’s Gold. Située en Californie du Nord, au pied de la Sierra Nevada, la petite ville, édifiée autour d’un immense lac, bénéficiait d’une situation exceptionnelle. A l’est de Sacramento et au sud de Reno, elle était entourée de vignobles que l’on traversait pour gagner les stations de ski toutes proches.
Montana aimait sa ville natale. Et elle aimait son travail.
Elle contourna l’aire de jeu où, durant la journée, les chiens couraient en liberté, jouaient, somnolaient au soleil. Deux fois par jour, elle les faisait travailler. Puis, le dressage d’un chien terminé, elle complétait sa formation en l’emmenant sur le terrain, à l’hôpital ou à la maison de retraite.
Quand elle ouvrit la barrière, ils s’élancèrent tous à sa rencontre. Elle distribua des caresses à la ronde et fixa Fluffy qui, l’air enchanté, la regardait de ses grands yeux marron.
— Max avait raison, lui dit-elle. Tu n’es pas un chien thérapeute.
La chienne agita gaiement la queue.
— Nous allons te trouver une bonne maison pleine d’enfants. Ça te plaira, d’être avec des enfants. Ils débordent d’énergie, comme toi.
Elle s’apprêtait à ajouter quelques paroles de réconfort, à lui expliquer que rien de ce qui venait de se passer n’était de sa faute, que, parfois, il fallait essayer pour s’apercevoir que l’on faisait fausse route, mais le bruit d’un moteur la coupa dans son élan. Elle leva la tête et eut un mouvement de surprise. La voiture de Marsha Tilson, maire de la ville, venait de se garer de l’autre côté de l’aire de jeu. Que diable venait-elle faire ici ?
— Ah, Montana. J’espérais bien te trouver ici. Tu as une minute à m’accorder ?
— Bien sûr.
Elle sortit de l’enclos des chiens et s’avança vers sa visiteuse. Elle avait toujours connu Marsha dans ses fonctions de maire. Cette femme chaleureuse et dévouée avait consacré la majeure partie de sa vie au service de Fool’s Gold. Un collier de perles autour du cou, elle était vêtue d’un tailleur et, malgré la brise légère, ses cheveux argentés étaient, comme toujours, impeccables. Par contraste, Montana se sentait un peu négligée dans sa robe à bretelles fanée, de vieilles sandales aux pieds.
— La salle de conférences du chenil vous convient-il, ou vous préférez aller chez Max ? lui demanda-t-elle.
— La salle de conférences fera très bien l’affaire.
Marsha lui emboîta le pas jusque-là, et elles s’installèrent face à face, de chaque côté du bureau.
— Vous voulez boire quelque chose ? lui proposa Montana. Un jus de fruits ? Un café ?
— Non, merci, rien du tout. Tu dois te demander quel est l’objet de ma visite ?
— Vous êtes venue me vendre des tickets de tombola ? plaisanta Montana.
Marsha esquissa un sourire.
— Non. En fait, j’ai besoin de ton aide pour un projet qui me tient à cœur.
Montana lui lança un regard méfiant. Si elle n’avait écouté que son instinct, elle aurait pris ses jambes à son cou. En effet, quelques mois auparavant, Marsha avait déjà sollicité l’aide de l’une de ses sœurs, Dakota, pour un projet qui lui tenait à cœur. Promue médiatrice entre Fool’s Gold et une émission de télé-réalité, Dakota avait rencontré l’amour de sa vie en la personne de Finn Andersson venu d’Alaska pour empêcher ses deux frères de participer à l’émission. Depuis, tout était allé très vite : Dakota avait adopté une petite fille, s’était fiancée à Finn et attendait un bébé qui viendrait agrandir la petite famille. Tout cela parce qu’elle n’avait pas voulu refuser son aide à Marsha. Mais personne ne pouvait refuser son aide à Marsha Tilson.
Montana fit taire son appréhension et sourit à son interlocutrice.
— En quoi puis-je vous aider ? s’enquit-elle.
— Voilà. Fool’s Gold se voit honorée par la présence d’un chirurgien très doué. Il n’est pas toujours facile mais il est extrêmement brillant, et il fait des merveilles sur ses malades. Simon Bradley est spécialisé en grands brûlés et en chirurgie esthétique. Il a signé un contrat de trois mois avec l’hôpital. C’est sa façon de travailler. Il passe d’un endroit à l’autre, accomplit des miracles, avant de s’envoler vers une autre destination. Je voudrais le faire rester. Il représenterait un merveilleux atout pour la ville.
Alarmée, Montana fronça les sourcils. Où diable Marsha voulait-elle en venir ? Elle n’espérait quand même pas la voir s’immoler pour se rapprocher du bon docteur. D’autant plus qu’elle devinait aisément de qui il s’agissait.
— Je ne doute pas de ses compétences, déclara-t-elle de son air le plus innocent. Ce doit être un homme formidable. Mais en quoi puis-je être utile ?
L’envie de se lever avant d’avoir eu la réponse de Marsha et de s’enfuir la démangea un instant. Pourtant, elle s’obligea à rester assise.
— Vous dites que… Euh… il est arrivé depuis peu ? bredouilla-t-elle alors.
— Oui. Depuis une semaine.
— Et vous l’avez rencontré ?
— Oui. Il n’est pas du genre loquace, ni même aimable, je dois le reconnaître, mais il a un véritable don.
— N’a-t-il pas une cicatrice sur un côté du visage ?
— Tu le connais ? s’étonna Marsha.
— Pas vraiment. Disons plutôt que je suis tombée sur lui tout à l’heure. Au sens propre, d’ailleurs.
Et elle lui raconta l’épisode de l’hôpital, se demandant, non sans une certaine appréhension, quelle serait la réaction de Marsha. Cette dernière éclata de rire.
— Je regrette d’avoir raté ça, admit-elle.
— Bien sûr, je serais heureuse de pouvoir vous rendre service, Marsha, mais vous voyez bien maintenant que je serais loin de faire l’affaire.
— Au contraire. Tu es la personne idéale.
Abasourdie, Montana sursauta.
— Pourquoi ?
— J’ai comme un pressentiment. Je ne peux pas l’expliquer. Ce Dr Bradley dégage quelque chose.
— Oui, de la froideur. Il a avalé un manche à balai. Et de plus, il est furieux contre moi. Je ne sais pas ce que vous comptiez me demander, mais je crois qu’après un épisode aussi lamentable, vous feriez mieux de trouver quelqu’un de plus approprié.
— Pas question. C’est toi que je veux. Sois toi-même, naturelle et charmante. Fais-lui visiter la ville. Au besoin, présente-lui ta famille. Montre-lui que Fool’s Gold est un endroit merveilleux à vivre. J’ai besoin de toi, Montana, conclut-elle en se redressant. Et la communauté aussi.
Montana tressaillit d’angoisse. Inutile d’insister sur les raisons pour lesquelles elle pensait que c’était une erreur. Marsha avait déjà prononcé les paroles magiques. Prouver sa gratitude envers sa ville était dans la culture de Fool’s Gold. Quand ils se voyaient sollicités, réticents ou pas, les bons citoyens disaient toujours oui.
— Je vais essayer, promit-elle à contrecœur. Mais s’il ne veut pas entendre parler de moi, vous devrez trouver quelqu’un d’autre.
L’idée d’avoir accepté pour la forme la réconforta quelque peu. Elle n’avait pas refusé son aide à Marsha, et elle ne pouvait imaginer que le Dr Bradley souhaiterait passer ne serait-ce que quelques minutes en sa compagnie, quelles que soient les circonstances.
— Entendu, conclut Marsha en se levant. Si Bradley te repousse, je demanderai à une autre personne. A propos, je suis contente de voir que tu laisses pousser tes cheveux. Cela permet de te différencier, ce qui n’est pas facile avec des triplées comme tes sœurs et toi ! Je n’ai jamais eu de problème à vous reconnaître, mais certains se plaignent de ne pas y arriver.
— Vraiment ? demanda Montana en riant. Vous avez eu des plaintes nous concernant ?
— Tu n’as même pas idée de ce que je dois gérer au quotidien, laissa échapper Marsha dans un soupir.
— L’année dernière, j’étais brune. Cela aurait dû aider.
— Je préfère ton blond naturel.
Marsha marqua une pause et, l’air songeur, enchaîna :
— Je me demande si Simon Bradley aime les blondes.
Seigneur ! Marsha ne poussait-elle pas le bouchon un peu loin ?
— Dites-moi, Marsha, jusqu’où exactement suis-je censée aller pour le convaincre de rester en ville ?
Marsha éclata de rire.
— Tu n’as pas à sacrifier ta vertu, si c’est ce que tu veux savoir.
Sa vertu maintenant ! Il y a bien longtemps qu’elle avait jeté son bonnet par-dessus les moulins. Mais elle n’était pas disposée à en discuter avec une femme qui avait l’âge d’être sa grand-mère.
— Je ferai de mon mieux, se contenta-t-elle de répondre.
— Personne ne t’en demande plus, affirma Marsha avant de prendre congé.
Restée seule, Montana alla retrouver les chiens. Elle avait besoin de jouer avec eux. Leur compagnie lui ferait oublier un moment la demande ahurissante de Marsha. Mais la triste réalité ne tarda pas à la rattraper. Si elle savait déjà qu’elle allait devoir se montrer à la hauteur, elle n’avait pas la moindre idée de par où commencer. Peut-être par présenter des excuses au Dr Simon Bradley. Ce serait sans doute un bon début.
Il était presque midi. L’heure d’aller déjeuner. Elle allait d’abord passer prévenir Max qu’elle s’absentait une heure.
Son patron l’accueillit d’un grand sourire.
— Devine qui a téléphoné ? lança-t-il.
— La Loterie nationale ? J’ai gagné vingt millions de dollars ?
— Pas exactement, répondit-il en riant. Le Dr Simon Bradley. Il souhaite passer cet après-midi.
Elle étouffa un glapissement de terreur. Elle n’avait plus faim du tout, à présent.
— Pourquoi ?
— Il veut te parler.
— Me parler ou me lyncher ? marmonna-t-elle.
— Il a bien dit « parler ». Peut-être n’est-il pas aussi furieux que tu le croyais ?
Sans répondre, elle gagna sa voiture, ruminant de sombres pensées. Oh que si, il était furieux ! Elle s’en était bien rendu compte. Restait maintenant à savoir quel châtiment il lui réservait…