14

— Encore un, dit Simon en tirant sur le dernier point de suture.

Il examina le visage du petit garçon à la lumière vive de la lampe spéciale, puis il hocha la tête.

— Tout va bien.

Kent s’avança pour, à son tour, étudier la joue de son fils.

— Je n’en reviens pas de la vitesse à laquelle il cicatrise.

— C’est l’avantage d’être un enfant en bonne santé, expliqua Simon, une main sur l’épaule de son petit patient. Changez son pansement comme vous l’avez fait jusqu’ici. Dans une semaine, ce ne sera plus qu’un mauvais souvenir.

— Super ! s’exclama Reese avec un sourire réjoui, avant de se tourner vers son père. Tu as entendu ?

— Oh oui.

— Je peux aller voir Kalinka maintenant ? demanda-t-il en sautant de la table de soins. Quand elle a su que je devais me faire retirer mes points aujourd’hui, elle m’a demandé de passer la voir.

— D’accord, mais il faudra porter une blouse et un masque, lui recommanda Simon.

La fièvre de la fillette n’était pas complètement tombée. Néanmoins, un peu de compagnie lui ferait du bien.

— D’accord ! Papa, tu viendras me chercher quand tu seras prêt à partir ?

— Entendu. Je dois passer voir un copain qui travaille dans la section administrative. Puis je viendrai te chercher.

— C’est un gentil petit, déclara Simon, une fois que Reese fut parti.

— Oui. J’ai de la chance. Tu te plais à Fool’s Gold ?

— Ne me dis pas que tu es dans la conspiration ?

— Celle qui vise à te faire rester ? Mais non, bien sûr. C’était histoire de parler. Mais, connaissant les gens d’ici, je ne suis pas surpris de voir que tu subis quelques pressions.

— J’avoue que c’est plutôt flatteur.

Ils quittèrent la salle de soins et s’arrêtèrent dans le couloir. C’était presque l’heure du déjeuner, l’endroit était désert.

— J’ai une question, reprit Kent. Si tu me trouves indiscret, n’hésite pas à me le dire.

Simon s’arma de courage. Il allait lui parler de Montana. C’était normal, il était son grand frère ; il était naturel qu’il s’inquiète de sa famille.

— Je t’écoute.

— Pourquoi gardes-tu tes cicatrices ? Quand Reese a été blessé, j’ai fait quelques recherches sur internet. Il existe aujourd’hui des tas de solutions pour les faire disparaître. Je suppose que tu les connais toutes.

Simon lui jeta un coup d’œil surpris. Ce n’était pas la question à laquelle il s’attendait. De plus, même s’il était conscient d’attiser les curiosités avec ses cicatrices, peu de gens avaient le courage de lui en parler.

— Je les garde pour mes patients, expliqua-t-il. C’est ma façon de leur faire comprendre que l’on peut très bien être différent. Que même avec des cicatrices, même défiguré, on peut être heureux.

De plus, il tenait au souvenir qu’elles représentaient : son combat acharné et sa victoire. Mais c’était un détail qu’il garderait pour lui.

— Je comprends, répondit Kent. J’espère ne pas m’être montré indiscret.

— En aucun cas.

— Merci.

— Je t’en prie.

Laissant Kent se diriger vers l’ascenseur, il prit l’escalier pour monter les deux étages qui menaient au service des grands brûlés. En arrivant devant la chambre de Kalinka, il l’entendit rire. Par la porte entrouverte, il vit Reese qui avançait comme un zombie, les bras levés, les jambes raides. Les deux enfants s’amusaient.

Il voyait bien que la guérison de Kalinka était trop lente, mais il ne savait pas comment enrayer le mal. Sa fièvre l’épuisait et compliquait le processus de cicatrisation. Cela voulait dire qu’elle n’était pas hors de danger, loin de là.

Même si l’incertitude était inhérente à son métier, il ne l’avait jamais acceptée. Il avait toujours cherché des réponses, des solutions logiques. Hélas, parfois, il se heurtait à un mur. A l’heure actuelle, Kalinka devrait être saine et sauve, en phase de récupération. De la voir toujours aussi vulnérable l’inquiétait.

*  *  *

— Je pensais que les médecins consacraient leur temps libre à jouer au golf, déclara Montana.

Elle était attablée face à lui au Margaritaville, le restaurant mexicain de Fool’s Gold qu’elle lui avait suggéré quand il l’avait appelée pour l’inviter à déjeuner.

— Tu es plus intéressante que le golf.

Elle se mit à rire.

— C’est censé être un compliment ?

— Ça l’est pour quelqu’un qui aime le golf.

— Et tu aimes le golf ?

— Comme ci comme ça, répondit-il avec un haussement d’épaules.

Elle se mit à rire de nouveau.

— Tu plaisantes ? Tes très sérieux confrères de l’ordre des médecins sont-ils au courant ? S’ils l’apprenaient, tu n’aurais plus le droit d’intervenir à l’une de leurs conférences.

— Je pense pouvoir supporter cette déception.

— Et moi qui voulais voir ta photo dans leur bulletin.

Leur serveur apparut et entreprit de préparer un guacamole sous leurs yeux. Fascinée, Montana le regarda, s’abandonnant au plaisir de l’instant.

Cela lui arrivait souvent. Elle semblait s’émerveiller de tant de choses, dans la vie. Toutes les occasions étaient bonnes pour en faire des moments d’exception. S’il savait qu’il ne serait jamais comme elle, à son contact il pouvait apprendre à être moins blasé, plus ouvert aux petits détails de la vie quotidienne.

Une fois le guacamole posé entre eux, elle se pencha vers lui et lui tendit une chip.

— Tu vas adorer. Tu vas voir, il est délicieux. Tout le monde se répand en compliments sur leur margarita, mais si tu veux mon avis, c’est leur guacamole qui est le meilleur du monde.

Il plongea sa chip dans la mixture.

— Eh bien ? demanda-t-elle.

— Très bon.

Elle leva les yeux au ciel.

— Tu dois travailler tes superlatifs. « Très bon », c’est beaucoup trop tiède. Un guacamole pareil, c’est l’expérience d’une vie.

A son tour, elle le goûta.

— La perfection !

Malgré son envie de la taquiner en lui disant qu’elle devrait sortir un peu de son trou, il s’abstint. Elle était parfaite, ne devait rien changer à sa personnalité.

— Comment vont les chiots ? demanda-t-il.

— Ils grandissent. Sous mes yeux, pour ainsi dire. Sinon, hier soir, je n’ai pas eu d’incidents.

De sa seule nuit passée chez elle, il savait que la pause-pipi de 2 heures du matin ne protégeait pas des imprévus.

— Ils sont en progrès, fit-il remarquer.

— Oui. Maintenant, j’attends qu’ils fassent leurs nuits. Sinon, comment ça va à l’hôpital ?

*  *  *

Tout en écoutant Simon lui raconter une opération particulièrement délicate, Montana scruta son visage. Il était fatigué, elle le devinait sans peine. Il travaillait trop dur. Mais c’était sans doute toujours comme ça. Son séjour ne serait pas très long, il devait en tirer le maximum. Elle s’empressa de chasser cette pensée. Elle ne voulait pas envisager son départ. Elle préférait profiter de lui pendant qu’il était là.

— Montana ! s’exclama une voix féminine. Je suis si contente de te voir avec ton ami.

Surprise, elle sursauta, leva la tête et salua Gladys qui s’était arrêtée à leur table.

Elle réprima une grimace. Gladys était un élément incontournable de Fool’s Gold où elle sévissait déjà bien avant sa naissance. Malgré son bon cœur, elle n’hésitait pas à exprimer ses pensées sans prendre de pincettes. Le genre de personne qui, malgré elle, vous donnait envie de rentrer sous terre ou de fuir à l’autre bout du pays.

Gladys lui tapota l’épaule et, se penchant vers elle, lui chuchota à l’oreille :

— Dommage pour son visage, mais je parie que tout le reste fonctionne très bien.

Pétrifiée de honte, Montana passa en revue les diverses réactions à adopter : hurler, se cacher sous la table ou s’enfuir dans les montagnes. Elle regarda Simon à la dérobée. Pourvu qu’il n’ait rien entendu. Hélas, son expression lui prouva le contraire.

— Désolée, murmura-t-elle en lui offrant un petit sourire d’excuse.

Se tournant vers Gladys, elle ajouta :

— Tu sais que tu me rends folle ?

Sans donner aucun signe de remords, Gladys sourit.

— Dans ce cas, j’ai accompli mon travail ! s’exclama-t-elle, ravie, avant de s’éloigner non sans un petit salut à Simon.

— C’est dans ce genre de situation que je regrette de ne pas être restée à Los Angeles, gémit Montana, le visage enfoui dans ses mains. Là-bas, je ne rencontrais jamais personne que je connaissais. C’était reposant, si tu savais ! Tu es furieux, enchaîna-t-elle en relevant les yeux.

Une lueur de malice dans les yeux, il répondit :

— Non. Juste un peu offensé que tu n’aies pas défendu mon honneur.

Elle lui jeta un coup d’œil surpris.

— Pardon ?

— Tu ne lui as même pas dit à quel point j’étais un amant exceptionnel.

Elle éclata de rire.

— C’était ce que tu aurais voulu ? Alors je te rassure. Je vais sûrement être de nouveau conviée à la réunion du conseil municipal la semaine prochaine. Je peux mettre cette information à l’ordre du jour.

— Je t’en serais très reconnaissant.

— Tu serais bien embêté, si je le faisais.

— Je n’en suis pas si sûr, répliqua-t-il, le regard toujours aussi espiègle. Au cours des premières semaines de mon séjour, tout le monde était très poli. Maintenant, tout le monde me suggère sans beaucoup de subtilité de m’installer à Fool’s Gold. Hier, j’ai même eu une vieille dame en jogging rose fluo qui m’a recommandé de faire de toi une femme honnête.

— Oh… Eddie. Je suis désolée.

— Ne sois pas désolée. Je me plais ici. Il règne un bon esprit dans cette ville.

— Dans ce cas, j’ai une présentation Powerpoint illustrant toutes les raisons pour lesquelles tu devrais songer à emménager ici. Si cela peut t’aider.

— Avec des graphiques en couleurs ?

— Tu as déjà vu une présentation Powerpoint sans graphiques ? Mais ne veut-on pas te voir rester partout où tu passes ?

— La plupart du temps, reconnut-il.

— Je ne vois pas en quoi cela devrait t’étonner. Tu es un chirurgien plein de talent. Cela compterait beaucoup pour une communauté comme Fool’s Gold de pouvoir te garder. Et puis, tu es très beau.

En voyant son regard se durcir, elle tressaillit. Qu’avait-elle bien pu dire de maladroit ? Elle hésita un peu mais décida d’en avoir le cœur net.

— Pourquoi es-tu contrarié tout à coup ? demanda-t-elle.

— Contrarié ? répéta-t-il, sans comprendre.

— Oui. Comme si tu étais fâché. Ai-je dit quelque chose de déplaisant ?

— Tu parles de mon visage comme s’il était normal, déclara-t-il avec lenteur.

Elle vit qu’il choisissait ses mots avec soin. Décidément, elle comprenait de moins en moins.

— Oui, j’ai dit que tu…

Soudain, elle comprit. Se penchant vers lui, elle chuchota :

— Simon, je ne vois pas tes cicatrices. Je ne les vois plus depuis longtemps.

Une lueur passa dans son regard. Elle aurait donné cher pour savoir quelles pensées l’animaient.

— Comment ça, tu ne les vois pas ?

— Tu es toi, voilà tout, répondit-elle avec un haussement d’épaules. Je ne vois rien de plus.

Elle s’interrompit, un peu inquiète. Ils s’engageaient sur un terrain dangereux. Au bout de quelques secondes, elle reprit d’un ton aussi dégagé que possible :

— Puisque nous abordons ce sujet, ne crois-tu pas qu’il serait temps de me retourner le compliment ? Après tout, en général, ce sont plutôt les hommes qui font des compliments aux femmes.

Elle s’exprimait avec une assurance qu’elle était loin de ressentir. Mais il n’avait pas besoin de le savoir.

— Tu as raison. Nous ne parlons pas assez de toi.

Soudain grave, il la fixa droit dans les yeux avec une intensité qui la fit frissonner.

— Je t’ai dit que tu étais très belle aujourd’hui ?

La tête légèrement penchée de côté, elle sourit.

— Tu veux savoir si, aujourd’hui, tu m’as dit que j’étais belle ? Ou si tu m’as dit que j’étais belle seulement aujourd’hui ? Parce que, vois-tu, ce n’est pas la même chose.

A sa grande surprise, il s’adossa à sa chaise et éclata de rire. Un rire sonore et chaleureux qui l’inonda d’un sentiment de bien-être.

Quand il se redressa, il avait l’air plus détendu. Rajeuni.

— Tu es très belle tout le temps et je ne pense pas te l’avoir dit aujourd’hui. J’en profite pour te dire aussi que j’ai de la chance d’être avec toi. Tu es une femme extraordinaire, Montana Hendrix.

Elle se sentit rougir.

— Je ne faisais que plaisanter, murmura-t-elle, gênée.

— Et moi je dis la vérité.

De plus en plus mal à l’aise, elle déplia et replia sa serviette nerveusement. A son grand soulagement, le serveur arrivait avec leur repas, lui offrant une diversion bienvenue.

— Reese est venu rendre visite à Kalinka, reprit Simon après avoir commencé à manger.

— Je suis contente de le savoir. Ça s’est bien passé ?

— Je pense que sa présence l’aide à oublier ses blessures.

Elle résista à l’envie de lui demander des nouvelles de Kalinka ; elle savait qu’il ne lui en donnerait pas. Les dernières fois où elle lui avait amené Chichi, elle était toujours tombée sur une infirmière. Le temps de déposer la petite chienne et elle prenait congé. La prochaine fois, elle essaierait de parler avec Fay.

— Je sais que tu crois que je compte les minutes jusqu’à mon départ, reprit-il, mais c’est faux. Kalinka est l’exemple même d’une malade que je vais regretter de laisser derrière moi. Elle va devoir subir tellement d’opérations.

— Tu essaies d’insinuer qu’aucun autre docteur n’en sera capable ?

— Ce serait bien présomptueux de ma part.

— Ne l’es-tu pas un peu ? le taquina-t-elle.

Pour toute réponse, il esquissa un rapide sourire.

Et elle, allait-il regretter de la laisser derrière lui ? Bien sûr il lui avait déjà dit qu’elle allait lui manquer, mais n’avait-il pas réfléchi depuis ? Décidé d’envisager de rester plus longtemps, peut-être ? Pour toujours ?

Ses pensées furent interrompues par l’arrivée de Marsha qui s’avançait vers leur table.

— Votre déjeuner est-il bon ? leur demanda-t-elle.

— Oui, merci, répondit-elle. Comment allez-vous, Marsha ?

— Très bien, merci. Je vois que vous vous plaisez dans notre jolie ville, ajouta-t-elle alors à l’intention de Simon.

— En effet.

— Ne vous inquiétez pas, je ne vais pas commencer à vous énumérer toutes les raisons pour lesquelles vous devriez rester, s’empressa-t-elle de le rassurer. Mais j’ai été contente d’apprendre que vous seriez présent au gala de bienfaisance de l’hôpital.

Elle jeta un coup d’œil à Montana et ajouta :

— J’ai hâte de voir ce que tu porteras. Rappelle-toi, la tenue demandée est une robe de cocktail. Vous ferez un très beau couple, conclut-elle avec un sourire. Bon déjeuner.

— Merci, murmura Montana, soudain passionnée par le contenu de son assiette.

Un gala de charité ? Maintenant qu’elle y pensait, elle se rappelait avoir vu des affiches en ville. Le but était de récolter des fonds pour soutenir le travail de Simon. A l’évidence, il était obligé d’y assister. Il serait sans doute même l’invité d’honneur. Et, en général, on venait à ce genre d’événement accompagné. Pour Marsha, la question ne se posait même pas : Montana serait sa cavalière.

Alors pourquoi ne lui en avait-il pas parlé ?

Il n’était pas homme à oublier ce genre de choses. Même s’il était très occupé, il était toujours au courant de tout. Si elle comprenait bien, il n’avait pas eu l’intention de lui demander de l’accompagner.

Elle n’était pas sûre de savoir pourquoi. Etait-ce dû à la dimension publique de la soirée ou préférait-il ne pas lui donner de faux espoirs concernant leur relation ? Tout cela était logique, et elle était capable de comprendre et d’accepter sa décision de ne pas l’inviter. Mais elle avait du mal à accepter le fait qu’il ne lui avait rien dit…

Une petite voix en elle réclamait des explications. Pourquoi la trouvait-il assez bien pour coucher avec lui mais pas assez pour l’accompagner à un fichu gala de charité ? Comme s’il lisait dans ses pensées, il commença :

— Je ne t’ai pas demandé de m’accompagner parce que…

Il se tut.

Elle l’observa avec attention. Il avait l’air plus mal à l’aise que contrit. Une pensée lui traversa l’esprit, qu’elle n’aimait pas du tout…

Même si elle savait qu’il partait, que leur histoire était sans lendemain, elle avait supposé qu’ils partageaient quelque chose qui ressemblait à une relation amoureuse. Qu’ils étaient ensemble. Qu’ils formaient un couple. Or elle comprenait maintenant que lui n’envisageait pas leur relation ainsi. Pour lui, elle représentait une commodité, une femme qu’il désirait, à qui, peut-être, il tenait un peu, qu’il regretterait quand il s’en irait, mais qui ne comptait pas. Elle s’était inquiétée de savoir si elle lui manquerait après son départ. C’était le moins grave. Ce qui devrait l’inquiéter le plus, c’était si elle comptait pour lui tant qu’il serait ici. Apparemment non.

Sa poitrine se contracta, sa gorge se noua ; la crise de larmes était proche. Elle ne devait pas rester une minute de plus.

Feignant la surprise, elle s’exclama :

— Oh non ! J’ai rendez-vous avec Max. J’avais complètement oublié. Je dois filer, sinon je vais être en retard. Désolée.

Elle farfouilla dans son sac et jeta un billet de vingt dollars sur la table.

— Montana…, commença-t-il en se levant en même temps qu’elle.

D’un geste de la main, elle lui fit signe de se rasseoir.

— Non. Je t’en prie. Finis de déjeuner. C’est ma faute. Je suis trop tête en l’air.

Après lui avoir adressé un petit salut rapide, elle sortit du restaurant aussi vite que possible.

Terrifiée à l’idée qu’il la suive et qu’il lui demande de parler, elle entra dans la boutique la plus proche, et sortit par la porte de secours. Enfin seule dans la ruelle arrière, elle s’autorisa à laisser libre cours à ses larmes.

*  *  *

Un chiot dans chaque bras, Nevada faisait les cent pas dans le salon de Montana, tout en essayant d’esquiver les deux autres.

— Je sais que ce n’est pas grand-chose, mais je jure que c’était à voir, disait-elle.

Assise sur son canapé, Montana essaya de ramener son attention sur sa sœur. Toujours sous le coup de son déjeuner catastrophique avec Simon, elle peinait un peu à suivre son histoire.

— Bon, tu as aperçu maman au centre de dégustation du vignoble et, quand elle a vu Max, elle a pris la fuite, c’est ça ? résuma-t-elle. Mais qu’est-ce qui te fait penser que les deux faits soient liés ? Peut-être était-elle en retard quelque part ? Ou bien elle sortait d’un rendez-vous désastreux ?

— J’y ai pensé, répondit Nevada en s’affalant dans le fauteuil en face d’elle. Mais à la seconde où ils se sont vus, maman est devenue livide. Et Max s’est figé. Je te le dis, c’est le Max du tatouage. Ton Max est son Max.

Montana lui lança un regard incrédule. Leur mère et Max Thurman ? C’était impossible !

— Non, je ne peux pas y croire ! s’exclama-t-elle. Je travaille pour Max depuis un an et jamais elle n’a dit un mot à son sujet. Pourtant, je lui parle tout le temps de mon travail et de mon patron.

— Max n’a-t-il pas déjà vécu à Fool’s Gold ?

— Si, mais cela fait des années. Il est parti avant notre naissance.

Nevada lui lança un regard éloquent. « Tu vois bien ! », semblait-elle lui dire.

— Tu as une imagination bien trop fertile ! Tu te fais des romans.

— Je ne pense pas, répondit Nevada. Récapitulons les faits. Nous ne savons pas grand-chose de ton Max, si ce n’est qu’il habitait le coin, mais pas en ville. Il est parti avant le mariage de papa et maman pour revenir à Fool’s Gold au bout de presque quarante ans. C’est un homme énigmatique.

— Mais pas du tout ! s’exclama-t-elle, de plus en plus agacée. C’est un type très sympa.

— D’où tient-il son argent ? N’est-ce pas lui qui finance tout le travail des chiens thérapeutes ?

— Nous recevons des dons mais, en effet, Max subvient à presque tout. Par conséquent, c’est un homme riche.

— A-t-il fait un héritage ? Dévalisé une banque ? A-t-il fait de gros investissements ?

— Nous n’en parlons jamais. Cela ne me regarde pas.

— Mais il a habité ici autrefois. Sérieusement, Montana, combien d’hommes de l’âge de maman qui ont vécu à Fool’s Gold s’appellent Max ? Je te le dis, c’est lui.

Songeuse, Montana réfléchit un instant.

— Je ne suis pas sûre de vouloir que ce soit lui, murmura-t-elle. C’est bizarre de penser qu’avant de rencontrer papa, maman a aimé un homme au point de se faire tatouer son nom sur le corps.

Bentley monta sur ses genoux. D’une main distraite, elle le caressa.

— Mais tu dis que Max est un type sympa, insista Nevada.

— Oui. Je l’aime beaucoup. Je ne serais pas mécontente que maman sorte avec lui. C’est juste que je déteste la pensée qu’elle ait pu aimer un autre homme que papa.

— Parce que pour toi, papa devrait être son unique grand amour ?

— Oui.

— En quoi le fait de savoir qui est Max change quoi que ce soit à ça ?

— Peut-être que cela ne change rien, répondit-elle avec un haussement d’épaules. Si c’est le même Max, cela pourrait devenir vraiment intéressant, non ?

Après tout, leur mère avait le droit d’avoir un passé. Tout le monde avait un passé.

— Désolée, murmura Nevada. J’aurais dû m’en apercevoir avant.

— De quoi parles-tu ? demanda-t-elle, surprise.

— De toi. Quelque chose ne va pas. C’est Simon ? Il s’est passé quelque chose ?

— Non, il ne s’est rien passé. C’est bien le problème.

— Je croyais que vous aviez couché ensemble.

Elle leva les yeux au ciel.

— Le sexe ne résout rien. Au contraire, c’est souvent le début des problèmes.

— Ce qui veut dire qu’il s’est passé quelque chose, répéta Nevada, têtue.

Comme elle savait que sa sœur n’abandonnerait pas, Montana poussa un soupir.

— Je savais qu’il partait, commença-t-elle. Je le sais depuis le début. Et même si Marsha m’a demandé de le convaincre de rester, tout le monde sait bien que c’est perdu d’avance. Mais pour moi, ce n’était pas un problème. Cela faisait longtemps que je n’avais pas rencontré un homme qui me plaisait. J’aimais sa compagnie, les sentiments qu’il m’inspirait. Et j’avais accepté son départ, sachant que je devrais apprendre à gérer son absence.

— Mais ?

— Je croyais compter aussi pour lui. J’espérais qu’il tenait un peu à moi. Or j’ai découvert aujourd’hui que pour lui, j’étais juste une commodité. Une façon d’assouvir ses besoins.

— Tu en es bien sûre ?

— Aucun doute. Il est l’invité d’honneur au grand gala de bienfaisance pour l’hôpital et il ne m’a même pas demandé de l’y accompagner.

Elle guetta la réaction de Nevada, mais cette dernière ne parut pas vraiment surprise. Elle poussa un soupir désolé. Décidément, tout cela était de plus en plus frustrant.

— Es-tu sûre que cela a un rapport avec toi ? demanda Nevada.

— Et avec qui d’autre ?

— Avec lui. D’après tout ce que tu m’as dit, être au centre de l’attention n’est pas ce qu’il recherche. Aussi, pourquoi t’inviterait-il à ce genre d’événement, où vous serez le point de mire de tout le monde ? Peut-être cherche-t-il plutôt à te protéger qu’à t’éviter.

— Comment peux-tu le savoir ? rétorqua-t-elle, cassante.

Pourquoi Nevada ne voulait-elle pas prendre son parti ? Ses sœurs étaient vraiment exaspérantes, parfois !

— Et toi ? rétorqua Nevada. Tant que tu ne lui auras pas posé la question, qu’est-ce qui te prouve que tu as raison ? Je connais ta tendance à te rendre responsable de ce qui tourne mal, n’oublie pas.

— Cette fois, c’est Simon que je tiens pour responsable.

— Je ne crois pas. Tu me dis t’être trompée sur la façon dont tu voyais votre relation. Et si tu ne t’étais pas trompée ? Si au lieu d’être un salaud, il essayait d’être un type bien ? Il n’y a pas de mal à vouloir être avec quelqu’un. A vouloir suivre les règles de l’amour.

Montana jeta un regard assassin à sa sœur. Pourquoi diable Nevada se mettait-elle à philosopher ? Cela dit, elle avait peut-être raison…

— Je déteste quand tu te montres raisonnable, grommela-t-elle.

— Je te conseille juste de lui parler. D’essayer de savoir pourquoi il ne t’a pas invitée à l’accompagner. S’il te répond que tu ne comptes pas pour lui ou qu’il ne veut pas être surpris en public avec toi, tu lui fiches un bon coup de pied où je pense et tu le plantes là.

— Il a déjà été vu en public avec moi.

— Pose-lui la question.

— Très bien.

Nevada caressa les chiots qu’elle tenait dans ses bras et reprit, l’air innocent :

— En tout cas, j’espère que tu as compris le fond du problème : tu es en train de tomber amoureuse de lui.

Montana réprima un geste d’humeur. Franchement, à cet instant précis, c’étaient les derniers mots qu’elle souhaitait entendre.

— Je ne suis pas amoureuse de lui.

— Si, Montana, tu l’es.