J'ai lu toute ma vie
À l'occasion des cinquante ans de J'ai Lu, Michel Houellebecq leur a envoyé ce texte.
La première expérience est à peine un souvenir, je ne peux pas tout à fait trouver les mots. Il y avait une véranda, à l'ombre, près de la cour ensoleillée (dans mes souvenirs d'enfance, il fait toujours soleil). Un fauteuil, au milieu de la véranda, et la sensation d'une plongée indéfiniment répétée, délicieuse. La sensation aussi de quelque chose qui allait m'accompagner toute ma vie. Une impression de plénitude, parce que « toute la vie » (peut-être, plus tard, parviendrai-je à en sourire, mais je le dis aujourd'hui avec une certaine amertume), « toute la vie », à l'époque, ça me paraissait quelque chose de très long.
Je pensais que ma vie allait être heureuse, et je n'imaginais même pas exactement le malheur, la vie m'apparaissait comme un délice et un don, et la lecture était une des joies de cette vie indéfiniment délicieuse.
J'étais un enfant. J'étais heureux, et le bonheur laisse peu de traces.
J'ai peu à peu appris ce qu'était, en réalité, la vie des hommes ; je l'ai appris, aussi, à travers leurs livres.
Probablement mes grands-parents n'ont-ils jamais prêté attention à la différence d'âge qui existait en principe entre les ouvrages de la Bibliothèque Rose et ceux de la Bibliothèque Verte ; comment expliquer autrement que j'aie pu, à l'âge de dix ans, me retrouver à lire Graziella ?
Il y a là tout le romantisme dans sa jeunesse, sa première force, et Le premier regret, qui conclut ce livre, est un poème d'une incroyable pureté. Jamais avant Lamartine et jamais après lui (même chez Racine, même chez Victor Hugo) on n'avait écrit et on n'écrira en alexandrins avec ce naturel, cette spontanéité, cet élan du cœur.
Comment Lamartine a-t-il pu, ayant connu à l'âge de dix-huit ans une Graziella qui en avait seize, l'oublier? Comment a-t-il pu, ensuite, continuer à vivre ? Et comment le lecteur de Lamartine pourrait-il consacrer sa vie à autre chose qu'à rencontrer une Graziella de seize ans ? Et quelle fascinante saloperie, quand même, que la littérature... Si pernicieuse, puissante, incroyablement plus puissante que le cinéma, plus pernicieuse, même, que la musique.
Il y a eu d'autres choses, aussi. L'écœurant Jack London, que Lénine aimait tant (et c'est sans doute cette admiration affichée de Lénine pour Jack London, son acceptation cynique de la lutte pour la vie, aux antipodes de la générosité supposée qui s'attache au mot de « communisme », qui m'a ouvert les yeux et m'a empêché à l'avance, et à jamais, de me rapprocher du marxisme). Le merveilleux Dickens (jamais plus je ne rirai aussi fort, aussi franchement, jamais plus je ne rirai aux larmes, à gorge déployée, comme je l'ai fait à l'âge de neuf ans en découvrant Les Aventures de Monsieur Pickwick). Il y a eu Jules Verne, il y a eu les contes d'Andersen – La Petite Marchande d'allumettes m'a brisé le cœur, et continue à chaque lecture, avec une régularité impitoyable, à me le briser de nouveau.
Je me souviens aussi de la collection Rouge et Or, avec ses illustrations naïves (un peu plus cher probablement, c'était plutôt un cadeau d'anniversaire ou de Noël), enfin je n'ai que des bons souvenirs de cette période. Quand même, on n'aurait pas dû me laisser lire Graziella à dix ans. Les petites filles recherchaient ma compagnie à l'époque, et certaines je m'en rends compte aujourd'hui avaient déjà des arrière-pensées, enfin dans l'ensemble c'était très bien parti, mais tout de suite après il y a eu la puberté, et c'est tombé au moment de la mode du mini-short, j'ai eu du mal à concilier ça avec la lecture de Graziella, j'ai commencé à rejeter ce qui me tendait les bras – et qui me faisait terriblement envie pourtant – pour chercher dans la vie des choses qui ne s'y trouvaient pas, bref les choses ont commencé à merder gravement pour moi, et je continue à penser que c'est un peu de la faute de Lamartine. C'est à peu près au même moment que j'ai abandonné les collections enfantines pour les livres de poche.
Pour moi, il y avait deux collections valables : Le Livre de Poche et J'ai Lu. Je détestais Folio et Présence du Futur : trop chères, une couverture rebutante - genre « dessin sobre sur fond blanc » – et surtout une qualité de fabrication lamentable, il suffisait d'ouvrir ces livres une dizaine de fois, les pages mal collées se détachaient, le livre partait en lambeaux – alors que les Livre de Poche et surtout les J'ai Lu étaient indestructibles, et il le fallait parce que ces livres je les ai ouverts bien plus qu'une dizaine de fois, je les ai emmenés partout, au café, à la cantine du lycée, dans le train – et bientôt j'ai pris autre chose que des trains de banlieue, j'ai pris des trains qui traversaient l'Europe, c'était l'époque de la carte Inter-Rail, j'ai dormi dans des campings poussiéreux, des caves d'immeubles humides, et mes J'ai Lu sont toujours là, je les ai près de moi au moment où j'écris, maintenant je suis riche, je voyage en Business Class, ils n'ont plus rien à craindre, c'est bien.
Plus tard, après l'échec de mon mariage et de ma vie professionnelle, je me suis mis à écrire. J'ai commencé, plus précisément, à écrire des romans, qui ont été publiés, qui m'ont apporté gloire et fortune, relativement. Je me suis mis, du coup, à lire mes contemporains, j'ai découvert les éditions normales. Jamais pourtant je n'ai cessé de lire, ou de relire, en édition de poche, et ce fut pour moi une grande joie d'être publié en J'ai Lu — je n'aurais évidemment pas refusé Folio ou Presses-Pocket si mon éditeur l'avait souhaité, mais, quand même, le moment où je me suis vu pour la première fois sous une couverture J'ai Lu reste un des plus beaux moments de ma vie.
Aujourd'hui je lis un peu moins mes contemporains, je relis davantage - c'est normal, je vieillis. Je sais maintenant que je lirai jusqu'à la fin de mes jours – j'arrêterai peut-être de fumer, évidemment de faire l'amour, et la conversation des hommes perdra peu à peu de son intérêt pour moi ; mais je ne parviens pas à m'imaginer sans un livre.
Je n'ai jamais éprouvé aucun fétichisme particulier pour les éditions originales, pour I'objet-livre – je m'intéresse, avant tout, au contenu. Et je remplace peu à peu mes livres en édition normale ou en édition de poche par quelques-uns de ces merveilleux objets, si pratiques en voyage, que sont les Pléiade, les Bouquins ou les Omnibus. Il y a quand même quelques exceptions, sentimentales, et il me paraît peu vraisemblable - même au cas où les choses tourneraient mal à nouveau, même au cas où je me retrouverais dans une chambre meublée avec une ou deux cantines, et ça reste après tout toujours possible — que je me sépare jamais de certains de mes livres ; en particulier de certains de mes J'ai Lu.