La question pédophile

 

Ce texte est paru dans le numéro 59 de L'Infini, en 1997, à la suite de l'affaire Dutroux, dans le cadre d'un dossier autour des questions soulevées par la protection de l'enfance et la pédophilie, et en réponse au questionnaire suivant:

Comment expliquez-vous le retentissement de l'affaire Dutroux ?

Qu'appelle-t-on selon vous un enfant aujourd'hui? Qu 'appelle-t-on un pédophile ?

II Avez-vous eu, étant mineur, une relation amoureuse avec un adulte et quel souvenir en gardez-vous ? Avez-vous, personnellement, des souvenirs de sexualité infantile ?

III  Estimez-vous que les spécialistes et les porte-parole de l'enfance nous disent tout ? Avez-vous quelque chose à ajouter ?

 

 

À travers l'énoncé de vos questions, je ressens une subtile invite à la tenue de propos politiquement incorrects – probablement en mettant en valeur des pulsions sexuelles supposées traverser l'enfance ; c'est une voie que je n'emprunterai pas. Les pulsions sexuelles de l'enfance, en réalité, n'existent pas ; c'est une invention pure et simple. Dans toutes les affaires si complaisamment relatées par les médias, l'enfant est absolument, totalement une victime. Il n'en reste pas moins que cette insistance sur la pédophilie et l'inceste a quelque chose qui met à l'aise; le pédophile me paraît le bouc émissaire idéal d'une société qui organise l'exacerbation du désir sans apporter les moyens de le satisfaire. C'est en un sens normal (la publicité, l'économie en général reposent sur le désir, et non sur sa satisfaction) ; je crois quand même utile de rappeler cette vérité d'évidence : dans les conditions actuelles de l'économie sexuelle l'homme d'âge mûr a envie de baiser, mais il n'en a plus la possibilité ; il n'en a même plus vraiment le droit. Il ne faut donc pas trop s'étonner qu'il s'en prenne au seul être incapable de lui opposer une résistance : l'enfant.

Le pédophile idéal a cinquante-deux ans, il est chauve, il a du ventre. Ingénieur commercial dans une entreprise en difficulté, il vit souvent dans une banlieue semi-résidentielle, au milieu d'une région sinistre ; il n'a pas du tout le sens du rythme. Marié depuis vingt-sept ans à une femme de son âge, il est catholique pratiquant - et honorablement connu de ses voisins. Sa vie sexuelle est loin d'être un feu d'artifice.

Dans un premier temps le pédophile découvre la pornographie, il en devient un consommateur fervent ; par ce moyen, il aggrave considérablement ses supplices – tout en diminuant le pouvoir d'achat du ménage. La prostitution ne lui apporte qu'un soulagement limité ; insuffisantes et brèves, ses érections sont pour lui une pierre d'achoppement : il a beau payer, le mépris de la prostituée lui fait un peu peur. Plus généralement, il n'a pas tort d'avoir peur des femmes ; il sait par contre qu'il n'a rien à craindre de l'enfant. Il aimerait être lui-même un enfant.

L'enfant est innocent, il est réellement innocent, il vit dans un monde idéal, le monde d'avant la sexualité (et d'ailleurs, également, le monde d'avant l'argent). Plus pour très longtemps (juste quelques années), mais il ne le sait pas encore. Aimé par ses parents, il est effectivement aimable. Il considère les adultes comme des êtres sages et bienveillants. Il se trompe.

La rencontre entre ces deux êtres, le pédophile et l'enfant (l'un le plus heureux du monde, puisqu'il ne connaît pas encore le désir ; l'autre le plus malheureux du monde, puisqu'il connaît le désir sans connaître l'assouvissement) va enclencher les conditions d'un mélodrame parfait. À l'issue de la confrontation, l'enfant sera définitivement souillé. On lui aura volé ces quelques années d'innocence, de monde d'avant le sexe. Le pédophile se sera pour sa part enfoncé beaucoup plus bas dans la spirale du dégoût de soi-même. C'est avec joie qu'il accueillera sa capture, venant confirmer ce qu'il pressentait : il est l'être le plus monstrueux et le plus ridicule du monde. Il est vieux, il est sale, son âme est moche – et en plus il n'est même pas écrivain. Il est le premier à demander sa propre castration. Il a enfin compris ce que tout le monde, autour de lui, savait : quand on n'est plus désirable, on n'a plus le droit de désirer. Cette faute qu'il a commise, il la paiera très cher. Pendant plusieurs années il sera enculé, battu et humilié par les autres détenus. Même en prison, il sera le dernier des hommes (le tueur, fauve dangereux, est à ce titre respecté ; mais il faut être bien misérable et bien lâche, pensent avec justesse ses codétenus, pour s'en prendre à un enfant).

Ni pédophile ni victime de pédophile, je ne me sens au fond pas directement concerné par ces questions. J'ai personnellement découvert le désir sexuel à un âge normal (si ma mémoire est bonne, autour de treize ans). Je me félicite de ce que l'initiation n'ait pas eu lieu plus tôt, de ce que le phénomène me soit en quelque sorte tombé dessus comme une catastrophe biologique naturelle – sans, donc, qu'il me soit possible d'incriminer personne. J'aurais bien sûr préféré avoir quelques années de répit ; il n'empêche que je sens un certain ridicule à parler de « pédophilie» lorsqu'on a affaire à des filles de 16 ou 17 ans (j'ai observé cet abus de langage, plusieurs fois, au journal de TF1). Le questionnaire entretient d'ailleurs cette ambiguïté en utilisant alternativement les termes de mineur et d'enfant ; entre l'état d'enfance et le statut d'adulte il y a une étape capitale, qui est l'adolescence. L'adolescence n'est pas dans nos sociétés contemporaines un état secondaire et passager; c'est au contraire l'état dans lequel, vieillissant peu à peu dans notre être physique, nous sommes aujourd'hui, et pratiquement jusqu'à notre mort, condamnés à vivre.