Neil Young
Ce texte est paru dans le Dictionnaire du rock, sous la direction de Michka Assayas (Robert Laffont, 2000).
En trente ans à ce jour d'une carrière à peu près parfaitement erratique, Neil Young a pu, accidentellement, coïncider avec certaines modes. Dans le milieu des années 1970 on trouvait « Harvest » chez tous les babas, et pendant les années 1980 il a payé ce succès très cher, jusqu'à ce que la génération grunge s'aperçoive qu'il produisait aussi des disques torturés, violents, traversés d'étranges plaintes de guitare électrique ; pendant quelques années, une nouvelle fois, Neil Young a été à la mode, salué comme un précurseur. Il est étrange que rien de tout cela n'aie réussi à le faire dévier ; mais, à vrai dire, pour dévier, il faut avoir une direction initiale. «Le but de tout style» écrit Nietzsche à la fin d'Ecce homo, « est de communiquer par des signes, y compris par le rythme de ces signes, un état psychologique, une tension des sentiments ; la multiplicité des états psychologiques étant chez moi très grande, je dispose d'un très grand nombre de styles possibles. » On pourrait comparer le parcours musical de Neil Young (incohérent, incontrôlable, mais toujours d'une foudroyante sincérité) à la biographie d'un maniaco-dépressif ; ou au parcours d'une perturbation atmosphérique traversant une zone de vallées et de montagnes. On a vraiment l'impression qu'il saisit l'instrument de musique le plus proche, et qu'il exprime simplement, directement les émotions qui traversent son âme. Le plus souvent, l'instrument est une guitare ; mais de grands guitaristes, il y en a d'autres. Alors que très peu d'artistes sont aussi immédiatement présents, vivants dans chacune de leurs notes, dans chaque tremblement de leur voix. Soldier, maladroitement composé au piano sur quelques doigts, est une de ses chansons les plus mystérieuses et les plus belles ; l'harmonica acquiert dans Little wing une violence triste, un souffle désespéré qui traversent les âges ; et c'est dans un contexte jazz parfaitement incongru qu'apparaît Twilight, une de ses dérives les plus poignantes. La perfection chez Neil Young est fragile, elle naît au milieu du chaos. Aucun de ses albums n'est parfaitement réussi ; mais je n'en connais pas qui ne comporte au moins une chanson magnifique.
Ses plus beaux disques sont sans doute ceux qui oscillent entre tristesse, solitude, rêve éveillé et bonheur paisible. On peut y imaginer son auditeur idéal, son double invisible. Les chansons de Neil Young sont faites pour ceux qui sont souvent malheureux, solitaires, qui frôlent les portes du désespoir ; mais qui continuent, cependant, de croire que le bonheur est possible. Pour ceux qui ne sont pas toujours heureux en amour, mais qui sont toujours amoureux de nouveau. Qui connaissent la tentation du cynisme, sans être capables d'y céder très longtemps. Qui peuvent pleurer de rage à la mort d'un ami (Tonight's the night) ; qui se demandent réellement si Jésus-Christ peut venir les sauver. Qui continuent, en toute bonne foi, à penser qu'on peut vivre heureux sur la Terre. Il faut être un très grand artiste pour voir le courage d'être sentimental, pour aller jusqu'au risque de la mièvrerie. Mais cela fait tellement de bien, parfois, d'entendre un homme se plaindre humblement, d'une petite voix triste, d'avoir été abandonné par une femme : A man needs a maid, What did you do to my life, pour cette raison, ne peuvent passer. Cela fait tellement de bien, aussi, de se plonger dans ces véritables hymnes à l'amour, scintillants et magiques, que Neil Young a produits au cours des années en collaboration avec Jack Nitzsche : Such a woman, et surtout l'extraordinaire We never danced. Mais, comme Schubert, Neil Young est peut-être encore plus bouleversant lorsqu'il tente de décrire le bonheur. Sugar mountain, I am a child sont si pures, si naïves qu'on en a le cœur serré. Un tel bonheur n'est pas possible, pas ici, pas chez nous. Il aurait fallu pouvoir conserver son enfance. Je ne connais non seulement aucune autre chanson, mais aucune autre création artistique qui tente comme My boy d'exprimer ce sentiment obscur et poignant de l'homme mûr qui s'attriste de voir son fils quitter déjà les abords de l'enfance. Tu auras eu si peu de temps, mon fils ; nous aurons eu si peu de temps ensemble. «.Are you better take your time I My boy I I thought we had just begun. » Certains textes de Neil Young évoquent l'adolescence par la violence du sentiment amoureux ; mais cela est commun dans le rock, et je crois que ses chansons les plus originales et les plus belles sont celles où il a pu redevenir un enfant. Parfois, cet homme a pu voir d'étranges choses dans le ciel, dans les ondulations de l'eau à la surface d'un étang. After the gold rush nous transporte directement dans un rêve ; Here we are in the years, si familière et si troublante, évoque ces après-midi scintillantes des romans de Clifford Simak.
Comment devient-on Neil Young ? Il nous le raconte dans le très autobiographique Don 't be denied : l'enfance désunie, les coups à l'école, la rencontre avec Stephen Stills, le désir d'être une star. Et, à travers tout, la volonté de tenir. Ne te laisse pas démolir par le monde. « Oh, friend of mine I Don 't be denied. » Pour qui chante-t-il ? Pour lui, pour le monde entier ? Je l'avoue, j'ai souvent eu la sensation qu'il chantait pour moi. Quand j'écoute ces immenses dérives déstructurées, improbables qui jalonnent son œuvre (Last trip to Tulsa, Twilight, Inca queen, Cortez the killer...), c'est toujours la même image qui me vient à l'esprit : un homme avance, sur un chemin difficile et rocailleux. Souvent il tombe, il a les genoux en sang ; il se relève et continue à avancer. (C'est presque la même image que dans Winterreise ; sauf que chez Schubert il fait froid, le chemin est couvert de neige, et l'homme ressent la tentation terrible de se lover dans la douceur de la mort, et de la neige.) La guitare électrique traverse des paysages étranges, effrayants ou sublimes ; parfois tout se calme, et le monde bat au rythme d'un balancement chaud ; parfois, la violence et la terreur envahissent le monde. La voix continue, obstinée et fragile. La voix nous guide. Elle vient de loin, de très loin dans l'âme ; elle ne renoncera pas. Ce n'est pas une voix très virile ; elle tient un peu de la femme, du vieillard ou de l'enfant. C'est la voix d'un être humain, qui a en outre une chose naïve et importante à nous dire : le monde peut être comme il est, c'est son affaire ; ce n'est aucunement pour nous une raison de renoncer à le rendre meilleur. Tel est le simple message de Lotta love : « It's gonna take a lotta love I To change the way things are. » Tel est celui de Heart of gold, sa chanson la plus immédiatement immortelle : «I'm still searching for a heart of gold I And I'm getting old. » Cela fait presque vingt ans, aujourd'hui, que j'écoute Neil Young ; il m'a souvent accompagné, dans les souffrances et dans les doutes. Je sais maintenant que le temps ne prévaudra pas contre nous.