Juste un coup à prendre
Dans l'après-midi de samedi, à l'occasion du Salon du livre, le Festival du premier roman de Chambéry organisait un débat autour du thème : « Le premier roman est-il devenu un produit commercial ? ». L'affaire était prévue pour durer une heure et demie, malheureusement Bernard Simeone a tout de suite donné la bonne réponse, qui est OUI. Il en a même clairement expliqué les raisons : en littérature comme partout, le public a besoin de nouvelles têtes (je crois d'ailleurs qu'il a employé l'expression plus brutale de «chair fraîche»). Il n'avait pas de mérite à voir les choses clairement, s'excusa-t-il ; il passait la moitié de sa vie en Italie, pays qui lui paraissait dans beaucoup de domaines être à l'avant-garde du pire. Le débat a ensuite dérivé sur le rôle de la critique littéraire, sujet plus confus.
Concrètement la chose démarre fin août, avec des accroches du style « Le romancier nouveau est arrivé » (photo de groupe sur le pont des Arts, ou dans un garage de Maisons-Alfort) et s'achève en novembre au moment de la remise des prix. Ensuite il y a le beaujolais nouveau, la bière de Noël, tout ça permet de tenir tranquillement jusqu'aux fêtes. La vie ce n'est pas si compliqué, c'est juste un coup à prendre. Soulignons au passage l'hommage rendu à la littérature par l'industrie, puisqu'elle associe les joies littéraires à la période la plus sombre, au lundi de l'année, à l'entrée dans le tunnel. Roland-Garros, à l'inverse, serait plutôt organisé en juin. Je serais en tout cas le dernier à critiquer mes confrères qui font n'importe quoi sans jamais comprendre exactement ce qu'on leur demande. Personnellement j'ai eu beaucoup de chance, il y a juste eu un petit dérapage avec Capital, le magazine du groupe Ganz (que d'ailleurs je confondais avec l'émission du même nom sur M6). La fille n'avait pas de caméra, ce qui aurait dû m'alerter; j'ai quand même été surpris lorsqu'elle m'a avoué qu'elle n'avait pas lu une ligne. Je n'ai saisi que plus tard, en lisant le dossier « CADRE LE JOUR, ÉCRIVAIN LA NUIT : PAS FACILE D'ÉGALER PROUST OU SULITZER» (dans lequel, par parenthèse, mes propos ne figuraient pas). En fait, elle aurait aimé que je lui raconte ma merveilleuse histoire. Il aurait fallu me prévenir, j'aurais pu faire quelque chose, avec Maurice Nadeau en vieux mage bourru et Valérie Taillefer dans le rôle de la petite fée Clochette. « Va voir Nadd-hô, fils. Il est le talisman, la mémoire, le gardien de nos traditions les plus sacrées. » Ou peut-être plus Rocky, version cérébrale : « armé de son tableur, le jour, il se bat avec les flux tendus ; mais c'est avec son traitement de texte, la nuit, qu'il percute les périphrases. Sa seule force : croire en lui-même. » Au lieu de ça j'ai été bêtement franc, voire agressif; il ne faut pas s'attendre à des miracles, si on ne nous explique pas le concept. C'est vrai que j'aurais dû me procurer le magazine, mais je n'ai pas eu le temps (on notera que Capital est surtout lu par des chômeurs, ce qui n'arrive pas tout à fait à me faire rire).
Autre malentendu troublant, plus tard, dans une des bibliothèques municipales de Grenoble. Contre toute attente, la politique de promotion de la lecture chez les jeunes s'avère un succès local. Beaucoup d'interventions dans le registre : «Hé, m'sieu l'écrivain, tu me donnes un message, tu me donnes de l'espoir ! ». Stupéfaction des écrivains attablés. Pas de refus de principe, d'ailleurs ; ils se souviennent peu à peu qu'en effet, une des missions possibles de l'écrivain, en des temps très anciens... mais comme ça, oralement, en deux minutes ? « Y’a pas marqué Bruel» grommelle quelqu'un dont j'ai oublié le nom. Enfin, eux au moins semblent avoir lu.
Heureusement, sur la fin, intervention précise, lumineuse, honnête de Jacques Charmetz, créateur du festival de Chambéry (au temps pas si lointain où le premier roman était plus qu'un concept) : «Ils ne sont pas là pour ça. Demandez-leur si vous voulez une certaine forme de vérité, qu'elle soit allégorique ou réelle. Demandez-leur si vous voulez de mettre à vif les plaies, et si possible d'y rajouter du sel. » Je cite de mémoire, mais, quand même : merci.