Le mirage, de Jean-Claude Guiguet

 

Cet article est paru dans le numéro 27 (décembre 1992) des Lettres françaises, réédité dans Interventions, Flammarion, 1998.

 

 

Une famille de la bourgeoisie cultivée au bord du lac Léman. Musique classique, séquences brèves intensément dialoguées, plans de coupe sur le lac; tout cela peut donner une impression de déjà vu. Le fait que la fille fasse de la peinture accentue notre inquiétude. Mais non, il ne s'agit pas du vingt-cinquième clone d'Eric Rohmer. Il s'agit, bizarrement, de bien plus.

Quand un film juxtapose constamment l'exaspérant et le magique, il est rare que le magique finisse par l'emporter; c'est pourtant ce qui se produit ici. Les acteurs, assez approximatifs, ont bien du mal à interpréter un texte trop visiblement écrit, qui frôle parfois le ridicule. On dira qu'ils ne trouvent pas le ton juste ; ce n'est peut-être pas entièrement de leur faute. Quel est le ton juste pour une phrase telle que : «Le beau temps est de la partie»? Seule la mère, Louise Marleau, est parfaite de bout en bout, et c'est sans doute son magnifique monologue amoureux (une chose étonnante, au cinéma, le monologue amoureux) qui nous fait basculer dans une adhésion sans réserves. On peut bien pardonner certains dialogues douteux, certaines ponctuations musicales un peu lourdes ; tout cela passerait d'ailleurs inaperçu dans un film ordinaire.

A partir d'un thème d'une tragique simplicité (c'est le printemps et il fait beau; une femme d'une cinquantaine d'années aspire à vivre une dernière passion charnelle ; mais si la nature est belle, elle est également cruelle), Jean-Claude Guiguet a pris le risque maximal : celui de la perfection formelle. Aussi loin de l'effet clip-pub que du réalisme crachotant, très loin également de l'expérimental arbitraire ; il n'y a dans ce film d'autre recherche que celle de la beauté pure. Le découpage en séquences, classique, épuré, d'une tendre audace, trouve son exacte correspondance dans l'impeccable géométrie des cadrages. Tout cela précis, sobre, architecture comme les facettes d'un diamant: une œuvre rare. Il est rare aussi de voir un film où la lumière s'accorde à la tonalité émotionnelle des scènes avec tant d'intelligence. L'éclairage et la décoration des scènes d'intérieur sont d'une justesse profonde, d'un tact infini ; ils restent à l'arrière-plan, comme un accompagnement orchestral discret et dense. Ce n'est que dans les scènes d'extérieur, dans ces prairies ensoleillées qui bordent le lac, que la lumière fait irruption, vient jouer un rôle central ; et cela aussi est parfaitement conforme au propos du film. Luminosité charnelle et terrible des visages. Masque chatoyant de la nature, qui dissimule on le sait bien un grouillement sordide, masque impossible à arracher cependant : jamais, soit dit en passant, l'esprit de Thomas Mann n'a été saisi avec une telle profondeur. Nous n'avons rien de bon à attendre du soleil ; mais les êtres humains peuvent peut-être, dans une certaine mesure, arriver à s'aimer. Je ne me souviens pas d'avoir entendu une mère dire : «Je t'aime» à sa fille de manière aussi convaincante ; dans aucun film, jamais.

Avec violence, avec nostalgie, presque avec douleur, Le Mirage se veut un film cultivé, un film européen ; et bizarrement il y parvient, joignant une profondeur, un sens de la fissure authentiquement germaniques à une luminosité, une clarté classique de l'exposition profondément françaises. Un film rare, vraiment.