Entretien avec Jean-Yves Jouannais et Christophe Duchâtelet
Cet entretien est paru dans le numéro 199 (février 1995) d'Art Press, réédité dans Interventions, Flammarion, 1998.
Qu 'est-ce qui fait que ces quelques ouvrages dont tu es l'auteur, de l'essai sur Lovecraft à ce dernier roman Extension du domaine de la lutte, en passant par Rester vivant et le recueil de poèmes La Poursuite du bonheur, constituent une œuvre ? Quelle est l'unité ou la ligne directrice, obsessionnelle, de celle-ci ?
Avant tout, je crois, l'intuition que l'univers est basé sur la séparation, la souffrance et le mal ; la décision de décrire cet état de choses, et peut-être de le dépasser. La question des moyens – littéraires ou non – est seconde. L'acte initial, c'est le refus radical du monde tel quel ; c'est aussi l'adhésion aux notions de bien et de mal, la volonté de creuser ces notions, de délimiter leur empire, y compris à l'intérieur de moi. Ensuite, la littérature doit suivre. Le style peut être varié ; c'est une question de rythme interne, d'état personnel. Je ne m'inquiète pas trop des questions de cohérence ; il me semble que cela viendra de soi-même.
Extension du domaine de la lutte est ton premier roman. Qu 'est-ce qui a motivé ce choix, après un recueil de poèmes ?
J'aimerais qu'il n'y ait aucune différence. Un recueil de poèmes devrait pouvoir être lu d'une traite, du début à la fin. De même, un roman devrait pouvoir être ouvert à n'importe quelle page, et lu indépendamment du contexte. Le contexte n'existe pas. Il est bon de se méfier du roman ; il ne faut pas se laisser piéger par l'histoire ; ni par le ton, ni par le style. De même, dans la vie quotidienne, il faut éviter de se laisser piéger par sa propre histoire — ou, plus insidieusement, par la personnalité qu'on imagine être la sienne. Il faudrait conquérir une certaine liberté lyrique : un roman idéal devrait pouvoir comporter des passages versifiés, ou chantés.
Il pourrait aussi comporter des diagrammes scientifiques.
Oui, ce serait parfait. Il faudrait pouvoir tout mettre. Novalis, les romantiques allemands en général entendaient parvenir à une connaissance totale. C'était une erreur que de renoncer à cette ambition. Nous nous agitons comme des mouches écrasées ; il n'empêche que nous avons vocation à une connaissance totale.
A l'évidence, tous tes écrits s'avèrent empreints d'un terrible pessimisme. Pourrais-tu évoquer deux ou trois raisons susceptibles, selon toi, de repousser l'échéance du suicide ?
Kant a nettement condamné le suicide en 1783 dans ses Fondements de la doctrine de la vertu. Je le cite : «Anéantir en sa propre personne le sujet de la moralité, c'est chasser du monde, autant qu'il dépend de soi, la moralité. » L'argument paraît naïf et presque pathétique dans son innocence, comme souvent chez Kant ; je crois cependant que c'est le seul. Il n'y a que le sens du devoir qui puisse réellement nous maintenir en vie. Concrètement, si l'on souhaite se doter d'un devoir pratique, on doit faire en sorte que le bonheur d'un autre être dépende de votre existence ; on peut par exemple essayer d'élever un enfant jeune, ou à défaut acheter un caniche.
Peux-tu nous parler de cette théorie sociologique selon laquelle le combat pour la réussite sociale propre au capitalisme se voit doublé d'une lutte plus perfide et brutale, sexuelle celle-ci ?
C'est très simple. Les sociétés animales et humaines mettent en place différents systèmes de différenciation hiérarchique, qui peuvent être basés sur la naissance (système aristocratique), la fortune, la beauté, la force physique, l'intelligence, le talent... Tous ces systèmes me paraissent d'ailleurs à peu près également méprisables ; je les refuse ; la seule supériorité que je reconnaisse, c'est la bonté. Actuellement, nous nous déplaçons dans un système à deux dimensions : l'attractivité érotique et l'argent. Le reste, le bonheur et le malheur des gens, en découle. Pour moi, il ne s'agit nullement d'une théorie ; nous vivons effectivement dans une société simple, dont ces quelques phrases suffisent à donner une description complète.
L'une des scènes les plus violentes du roman se situe dans une boîte de nuit de la côte vendéenne. S'y déroulent des scènes de séduction avortées, des bides causes de ressentiment et d'amertume, des rencontres purement sexuelles. Or, ce lieu apparaît dans tes textes comme l'équivalent du supermarché. Est-ce qu'on y consomme de la même manière ?
Non. On pourrait tracer un parallèle entre les promotions sur les poulets et les minijupes ; mais l'analogie s'arrête là : à la mise en valeur de l'offre. Le supermarché est l'authentique paradis moderne ; la lutte s'arrête à sa porte. Les pauvres, par exemple, n'y entrent pas. On a gagné de l'argent par ailleurs ; maintenant on va le dépenser, en présence d'une offre innovante et variée, souvent fiable au plan gustatif et bien documentée du point de vue nutritionnel. Les boîtes de nuit offrent un tableau bien différent. Beaucoup de frustrés continuent – contre toute espérance – à les fréquenter. Ils ont ainsi l'occasion de vérifier, minute après minute, leur propre humiliation ; nous sommes ici beaucoup plus proches de l'enfer. Il existe ceci dit des supermarchés du sexe, qui produisent un catalogue assez complet de l'offre porno ; mais l'essentiel leur manque. En effet le but majoritaire de la quête sexuelle n'est pas le plaisir, mais la gratification narcissique, l'hommage rendu par des partenaires désirables à sa propre excellence érotique. C'est d'ailleurs pour cela que le sida n'a pas changé grand-chose ; le préservatif diminue le plaisir, mais le but recherché n'est pas, contrairement au cas des produits alimentaires, le plaisir : c'est l'ivresse narcissique de la conquête. Non seulement le consommateur porno n'éprouve pas cette ivresse, mais il éprouve souvent un sentiment opposé. Enfin on peut ajouter, pour être complet, que certains êtres porteurs de valeurs déviantes continuent d'associer la sexualité et l'amour.
Peux-tu nous parler de cet ingénieur en informatique, celui que tu nommes « l'homme réseau » ? À quoi ce type de personnage renvoie-t-il dans notre réalité contemporaine ?
Il faut bien se rendre compte que les objets manufacturés du monde - béton armé, lampes électriques, rames de métro, mouchoirs - sont actuellement conçus et fabriqués par une petite classe d'ingénieurs et de techniciens, capables d'imaginer, puis de mettre en œuvre les appareillages appropriés ; eux seuls sont réellement productifs. Ils représentent peut-être 5 % de la population active – et ce pourcentage est en constante diminution. Les autres personnels de l'entreprise — commerciaux, publicitaires, employés de bureau, cadres administratifs, stylistes – ont une utilité sociale beaucoup moins évidente ; ils pourraient disparaître sans que le processus de production en soit réellement affecté. Leur rôle apparent consiste à produire et manipuler différentes classes d'information, c'est-à-dire différents décalques d'une réalité qui leur échappe. C'est dans ce contexte qu'on peut situer l'explosion actuelle des réseaux de transmission de l'information. Une poignée de techniciens – au maximum cinq mille personnes en France – ont en charge la définition des protocoles et la réalisation des appareillages devant permettre dans les prochaines décennies le transport instantané à l'échelle mondiale de toute catégorie d'information – texte, son, image, éventuellement stimuli tactiles et électrochimiques. Parmi eux, certains développent un discours positif sur leur propre pratique, selon lequel l'humain, conçu comme centre producteur et transformateur d'information, ne trouvera sa pleine dimension qu'à travers l'interconnexion avec un maximum de centres analogues. La plupart, cependant, ne développent aucun discours ; ils se contentent de faire leur travail. Ils réalisent ainsi pleinement l'idéal technicien qui pilote le mouvement historique des sociétés occidentales depuis la fin du Moyen Âge, et qui peut se résumer en une phrase : «Si c'est techniquement réalisable, ce sera techniquement réalisé. »
Une première lecture psychologique peut être faite de ton récit, mais c'est son caractère sociologique qui marque après coup. S'agirait-il d'une œuvre à l'ambition moins littéraire que scientifique ?
Ce serait quand même beaucoup dire. Adolescent, j'étais en effet fasciné par les sciences – en particulier par les nouveaux concepts développés en mécanique quantique ; mais je n'ai pas encore vraiment abordé ces questions dans mes écrits ; les conditions réelles de survie dans le monde m'ont sans doute trop accaparé. Je suis quand même un peu surpris quand on me dit que j'effectue des portraits psychologiques réussis d'individus, de personnages : c'est peut-être vrai, mais d'un autre côté j'ai souvent l'impression que les individus sont à peu près identiques, que ce qu'ils appellent leur moi n'existe pas vraiment, et qu'il serait en un sens plus facile de définir un mouvement historique. Il y a peut-être là les prémices d'une complémentarité à la Niels Bohr : onde et particule, position et vitesse, individu et histoire. Sur un plan plus littéraire, je ressens vivement la nécessité de deux approches complémentaires : le pathétique et le clinique. D'un côté la dissection, l'analyse à froid, l'humour ; de l'autre la participation émotive et lyrique, d'un lyrisme immédiat.
Malgré le choix du genre romanesque, tu sembles te référer naturellement à la poésie.
La poésie est le moyen le plus naturel de traduire l'intuition pure d'un instant. Il y a vraiment un noyau d'intuition pure, qui peut être directement traduit en images, ou en mots. Tant qu'on demeure dans la poésie, on demeure également dans la vérité. C'est ensuite que les problèmes commencent : quand il s'agit d'organiser ces fragments, d'établir une continuité à la fois sensée et musicale. Là, l'expérience du montage m'a probablement beaucoup aidé.
Avant d'écrire, tu as en effet réalisé quelques courts-métrages. Quelles étaient tes influences ? Et quel lien ces images entretiennent-elles avec ta littérature ?
J'aimais beaucoup Murnau et Dreyer; j'aimais aussi tout ce qu'on a appelé l'expressionnisme allemand – encore que la référence picturale majeure de ces films soit sans doute le romantisme, plus que l'expressionnisme. Il y a une étude de l'immobilité fascinée, que j'ai tenté de transcrire en images, puis en mots. Il y a aussi autre chose, profond chez moi, une sorte de sentiment océanique. Je n'ai pas réussi à le transcrire en films ; je n'ai même pas eu vraiment l'occasion d'essayer. En mots j'ai peut-être parfois réussi, dans certains poèmes. Mais il faudra sûrement, un jour ou l'autre, que je revienne aux images.
Serait-il par exemple envisageable d'adapter ton roman au cinéma ?
Oui, tout à fait. C'est au fond un scénario assez proche de Taxi Driver ; mais il faudrait changer tout le visuel. Rien à voir avec New York : le décor du film serait surtout composé de verre, d'acier, de surfaces réfléchissantes. Des bureaux paysagers, des écrans ; un univers de ville nouvelle, traversé par une circulation efficace et réussie. En même temps, la sexualité dans ce livre est une succession de ratages. Il faudrait surtout éviter toute magnification érotique ; filmer l'épuisement, la masturbation, le vomissement. Mais tout cela dans un monde transparent, bariolé et gai. On pourrait aussi pour le coup introduire des diagrammes et des représentations graphiques : taux d'hormones sexuelles dans le sang, salaire en kilofrancs... Il ne faut pas hésiter à être théorique ; il faut attaquer sur tous les fronts. La surinjection de théorie produit un dynamisme étrange.
Tu décris souvent ton pessimisme comme devant n'être qu'une étape. Qu'est-ce qui peut venir après ?
J'aimerais bien échapper à la présence obsessionnelle du monde moderne ; rejoindre un univers à la Mary Poppins, où tout serait bien. Je ne sais pas si j'y parviendrai. Sur l'évolution générale des choses, il est également difficile de se prononcer. Compte tenu du système socio-économique mis en place, compte tenu surtout de nos présupposés philosophiques, il est visible que l'humain se précipite vers une catastrophe à brève échéance, et dans des conditions atroces ; nous y sommes déjà. La conséquence logique de l'individualisme c'est le meurtre, et le malheur. L'enthousiasme qui nous anime dans cette perte est remarquable ; vraiment très curieux. Il est par exemple étonnant de voir avec quelle insouciance joyeuse on vient d'évacuer la psychanalyse – qui c'est vrai le méritait bien – pour la remplacer par une lecture réductionniste de l'humain, à base d'hormones et de neuromédiateurs. La dissolution progressive au fil des siècles des structures sociales et familiales, la tendance croissante des individus à se percevoir comme des particules isolées, soumises à la loi des chocs, agrégats provisoires de particules plus petites... tout cela rend bien sûr inapplicable la moindre solution politique. Il est donc légitime de commencer par déblayer les sources d'optimisme creux. En revenant à une analyse plus philosophique des choses, on se rend compte que la situation est encore plus étrange qu'on le croyait. Nous avançons vers le désastre, guidés par une image fausse du monde ; et personne ne le sait. Les neurochimistes eux-mêmes ne semblent pas se rendre compte que leur discipline avance sur un terrain miné. Tôt ou tard, ils aborderont les bases moléculaires de la conscience ; ils se heurteront alors de plein fouet aux modes de pensée issus de la physique quantique. Nous n'échapperons pas à une redéfinition des conditions de la connaissance, de la notion même de réalité ; il faudrait dès maintenant en prendre conscience sur un plan affectif. En tout cas, tant que nous resterons dans une vision mécaniste et individualiste du monde, nous mourrons. Il ne me paraît pas judicieux de demeurer plus longtemps dans la souffrance et dans le mal. Cela fait cinq siècles que l'idée du moi occupe le terrain ; il est temps de bifurquer.