Temps morts

 

Ces chroniques sont parues dans les numéros 90 à 97 des Inrockuptibles (février-mars 1997), rééditées dans Interventions et dans Rester vivant et autres textes (Librio, 1999). Les titres sont de Sylvain Bourmeau.

 

Que viens-tu chercher ici ?

 

«Après le succès phénoménal de la première édition », le deuxième salon de la vidéo hot se tient au parc des expositions de la porte Champerret. J'ai à peine le temps de déboucher sur l'esplanade qu'une jeune femme dont j'ai tout oublié me remet un tract. J'essaie de lui parler, mais elle a déjà rejoint un petit groupe de militants qui battent la semelle pour se réchauffer, chacun un paquet de tracts à la main. Une question barre la feuille qu'elle m'a remise : « Que viens-tu chercher ici ?». Je m'approche de l'entrée ; le parc des expositions est en sous-sol. Deux escalators ronronnent faiblement au milieu d'un espace immense. Des hommes entrent, seuls ou par petits groupes. Plutôt qu'à un temple souterrain de la luxure, l'endroit fait vaguement penser à un Darty. Je descends quelques marches, puis je ramasse un catalogue abandonné. Il émane de Cargo VPC, société de vente par correspondance spécialisée dans la vidéo X. Oui, qu'est-ce que je fais ici ?

De retour dans le métro, j'entame la lecture du tract.

Sous le titre : « La pornographie, ça te pourrit la tête », il développe l'argumentation suivante. Chez tous les délinquants sexuels, violeurs, pédophiles, etc., on a retrouvé de nombreuses cassettes pornographiques. La vision répétée de cassettes pornographiques provoquerait «selon tous les travaux» un brouillage des frontières entre le fantasme et la réalité, facilitant le passage à l'acte, en même temps qu'elle ôterait tout agrément aux « pratiques sexuelles conventionnelles ».

« Qu'est-ce que vous en pensez ? », j'entends la question avant de voir mon interlocuteur. Jeune, cheveux courts, l'air intelligent et un peu anxieux, il se tient devant moi. Le métro arrive, ce qui me laisse le temps de me remettre de ma surprise. Pendant des années, j'ai marché dans les rues en me demandant si le jour viendrait où quelqu'un m'adresserait la parole – pour autre chose que pour me demander de l'argent. Eh bien voilà, ce jour est venu. Il a fallu pour cela le deuxième salon de la vidéo hot.

Contrairement à ce que je pensais, ce n'est pas un militant anti-pornographie. En fait, il revient du salon. Il est entré. Et ce qu'il a vu l'a mis plutôt mal à l'aise. « Que des hommes... il y avait quelque chose de violent dans leurs regards. » J'objecte que le désir donne souvent aux traits un masque tendu, violent, oui. Mais non, il sait cela, il ne veut pas parler de la violence du désir, mais d'une violence réellement violente. «Je me suis trouvé au milieu de groupes d'hommes... (le souvenir semble l'oppresser légèrement), beaucoup de cassettes de viols, de séances de torture... ils étaient excités, leur regard, l'atmosphère... C'était... » J'écoute, j'attends.

«J'ai l'impression que ça va tourner mal» conclut-il brutalement avant de descendre à la station Opéra.

Nettement plus tard, chez moi, je retrouve le catalogue de Cargo VPC. Le scénario de Sodos d'ados nous promet «des saucisses de Francfort dans le petit trou, des raviolis plein le sexe, de la baise dans la sauce tomate ». Celui de Frères Éjac n° 6 met en scène «Rocco le laboureur de culs : blondes rasées, brunes humides, Rocco transforme les rectums en volcans pour y cracher sa lave bouillante ». Enfin, le résumé de Salopes violées n° 2 mérite d'être cité intégralement : « Cinq superbes salopes se font agresser, sodomiser, violenter par des sadiques. Elles auront beau se débattre et sortir leurs griffes, elles finiront rouées de coups, transformées en vide-couilles humains. » Il y en a soixante pages dans ce style. J'avoue que je ne m'attendais pas à cela. Pour la première fois de ma vie, je commence à éprouver une vague sympathie pour les féministes américaines. Depuis quelques années j'avais bien entendu parler de l'apparition d'une mode trash, que je mettais bêtement sur le compte de l'exploitation d'un nouveau segment de marché. Niaiserie économiste, m'expose dès le lendemain mon amie Angèle, auteur d'une thèse de doctorat sur le comportement mimétique chez les reptiles. Le phénomène est beaucoup plus profond. « Pour se réaffirmer dans sa puissance virile, attaque-t-elle d'un ton enjoué, l'homme ne se satisfait plus de la simple pénétration. Il se sent en effet constamment évalué, jugé, comparé aux autres mâles. Pour chasser ce malaise, pour parvenir à éprouver du plaisir, il a maintenant besoin de frapper, d'humilier, d'avilir sa partenaire ; de la sentir complètement à sa merci. Ce phénomène, conclut-elle avec le sourire, commence d'ailleurs à s'observer également chez les femmes. »

« Donc, nous sommes foutus » dis-je après un temps. Eh bien, selon elle, oui. Vraisemblablement, oui.