L'absurdité créatrice

 

 

Théoricien de la poésie, Jean Cohen est l'auteur de deux ouvrages : Structure du langage poétique (Flammarion/Champs, 1966) et Le Haut Langage (Flammarion, 1979). Le second a été réédité chez José Corti en 1995, peu après la mort de l'auteur. Cet article est paru dans Les Inrockuptibles (numéro 13) à l'occasion de la réédition, et dans Interventions, 1998.

 

 

Structure du langage poétique satisfait aux critères de sérieux de l'Université ; ce n'est pas forcément une critique. Jean Cohen y observe que par rapport au langage prosaïque, ordinaire, celui qui sert à transmettre des informations, la poésie se permet des écarts considérables. Elle utilise constamment des épithètes non pertinentes («crépuscules blancs», Mallarmé ; «noirs parfums», Rimbaud). Elle ne résiste pas au plaisir de l'évidence («Ne le déchirez pas avec vos deux mains blanches », Verlaine ; l'esprit prosaïque ricane : en aurait-elle trois ?) Elle ne recule pas devant une certaine inconséquence («Ruth songeait et Booz rêvait ; l'herbe était noire », Hugo ; deux notations juxtaposées, souligne Cohen, dont on aperçoit mal l'unité logique). Elle se complaît avec délices dans la redondance, proscrite en prose sous le nom de répétition ; un cas limite en serait le poème de Garcia Lorca, Llanto por Ignacio Sanchez Mejias, où les mots cinco de la tarde reviennent trente fois dans les cinquante-deux premiers vers.

Pour établir sa thèse, l'auteur se livre à une analyse statistique comparative de textes poétiques et de textes en prose (le summum du prosaïque étant pour lui – et c'est très significatif – les écrits des grands scientifiques de la fin du XIXe siècle : Pasteur, Claude Bernard, Marcelin Berthelot). La même méthode lui permet de constater que l'ampleur de l'écart poétique est beaucoup plus forte chez les romantiques que chez les classiques, et augmente encore chez les symbolistes. Intuitivement, on s'en doutait un peu ; il est quand même agréable de le voir établi avec une telle clarté. Le livre achevé, on est certain d'une chose : l'auteur a en effet repéré certaines déviances caractéristiques de la poésie ; mais à quoi tendent toutes ces déviances ? Quel est leur but, si elles en ont un ?

 

Après quelques semaines de traversée, on avisa Christophe Colomb que la moitié des vivres étaient épuisées ; aucun signe n'indiquait l'approche d'une terre. C'est à ce moment précis que son aventure bascule dans l'héroïque : au moment où il décide de continuer vers l'Ouest en sachant qu'il n'a plus, humainement, aucune possibilité de retour. Dès l'introduction du Haut Langage, Jean Cohen abat son jeu : sur la question de la nature de la poésie, il va s'écarter de l'ensemble des théories existantes. Ce qui fait la poésie, nous dit-il, ce n'est pas l'adjonction à la prose d'une certaine musique (comme on l'a longtemps cru du temps que tout poème se devait d'être en vers) ; ce n'est pas davantage l'adjonction à la signification explicite d'une signification sous-jacente (interprétations marxiste, freudienne, etc.) Ce n'est même pas la multiplication des significations secrètes cachées sous la signification première (théorie polysémique). En résumé, la poésie n'est pas la prose plus autre chose : elle n'est pas plus que la prose, elle est autre. Structure du langage poétique s'achevait sur un constat : la poésie s'écarte du langage usuel, et elle s'en écarte de plus en plus. Une théorie vient alors naturellement à l'esprit : le but de la poésie est d'établir une déviation maximale, de briser, de déconstruire tous les codes de communication existants. Cette théorie, Jean Cohen la rejette également ; tout langage, assure-t-il, assume une fonction d'intersubjectivité, et le langage poétique n'échappe pas à cette règle : la poésie parle autrement du monde, mais elle parle bel et bien du monde, tel que les hommes le perçoivent. C'est exactement à ce point qu'il prend un risque considérable : car si les stratégies déviantes de la poésie ne sont pas à elles-mêmes leur propre but, si la poésie est vraiment plus qu'une recherche ou qu'un jeu sur le langage, si elle vise vraiment à établir une parole différente sur la même réalité, alors on a affaire à deux visions du monde, irréductibles.

La marquise sortit à cinq heures dix-sept ; elle aurait pu sortir à six heures trente-deux ; elle aurait pu être duchesse et sortir à la même heure. La molécule d'eau se compose de deux atomes d'hydrogène et d'un atome d'oxygène. Le volume des transactions financières a considérablement augmenté en 1995. Pour se libérer de l'attraction terrestre, une fusée doit développer une poussée au décollage directement proportionnelle à sa masse. Le langage prosaïque organise des réflexions, des arguments, des faits; au fond, il organise surtout des faits. Des événements arbitraires, mais décrits avec une grande précision, s'entrecroisent dans un espace et un temps neutres. Tout aspect qualitatif ou émotif disparaît de notre vision du monde. C'est la réalisation parfaite de la sentence de Démocrite : « Le doux et l'amer, le chaud et le froid, la couleur ne sont que des opinions ; il n'y a de vrai que les atomes et le vide. » Texte d'une beauté réelle mais restreinte, qui évoque irrésistiblement la fameuse écriture Minuit, dont l'influence se poursuit depuis une quarantaine d'années, justement parce qu'elle correspond à une métaphysique démocritéenne restée largement majoritaire ; tellement majoritaire qu'elle est parfois confondue avec le programme scientifique dans son ensemble, alors que celui-ci n'a conclu avec elle qu'une alliance de circonstance – même si cette alliance a duré plusieurs siècles destinée à lutter contre la pensée religieuse.

« Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle...» Ce vers terriblement chargé, comme tant de vers de Baudelaire, vise à tout autre chose que transmettre une information. Ce n'est pas seulement le ciel, c'est le monde entier, l'être de celui qui parle, l'âme de celui qui écoute qui sont investis par une tonalité d'angoisse et d'oppression. La poésie se produit ; la signification pathétique envahit le monde.

La poésie selon Jean Cohen vise à produire un discours foncièrement alogique, où toute possibilité de négation est suspendue. Pour le langage qui informe, ce qui est pourrait ne pas être, ou bien être autrement, ailleurs, ou dans un autre temps. Les déviances poétiques visent au contraire à créer un « effet d'illimitation » où le champ de l'affirmation envahit l'ensemble

du monde, sans laisser subsister l'en-dehors de la contradiction. Ceci rapproche le poème de manifestations plus primitives, telles que la lamentation ou le hurlement. Le registre est il est vrai considérablement étendu ; mais les mots sont au fond de même nature que le cri. Dans la poésie ils se mettent à vibrer, ils retrouvent leur vibration originelle ; mais cette vibration n'est pas seulement musicale. À travers les mots, c'est la réalité qu'ils désignent qui retrouve son pouvoir d'horreur ou d'enchantement, son pathos premier. L'azur est une expérience immédiate. De même, quand la clarté du jour décline, que les objets perdent leurs couleurs et leurs contours, se fondent lentement dans un gris qui s'assombrit, l'homme se sent seul au monde. Ceci était vrai dès ses premiers jours sur terre, ceci était vrai avant même qu'il ne soit homme ; ceci est beaucoup plus ancien que le langage. Ces perceptions bouleversantes, la poésie cherche à les retrouver ; elle utilise bien sûr le langage, le « signifiant » ; mais le langage n'est pour elle qu'un moyen. Théorie que Jean Cohen résume par cette formule : «La poésie est le chant du signifié ».

On comprend alors qu'il en vienne à développer une autre thèse : certains modes de perception du monde sont en eux-mêmes poétiques. Tout ce qui contribue à dissoudre les limites, à faire du monde un tout homogène et mal différencié sera empreint de puissance poétique (il en est ainsi de la brume, ou du crépuscule). Certains objets ont un impact poétique, non en tant qu'objets, mais parce qu'en fissurant par leur seule présence la délimitation de l'espace et du temps, ils induisent un état psychologique particulier (et il faut reconnaître que ses analyses sur l'océan, la ruine, le navire sont troublantes). La poésie n'est pas seulement un autre langage ; c'est un autre regard. Une manière de voir le monde, tous les objets du monde (les autoroutes comme les serpents, les parkings comme les fleurs). À ce stade du livre, la poétique de Jean Cohen n'appartient plus du tout à la linguistique ; elle se rattache directement à la philosophie.

Toute perception s'organise sur une double différence : entre l'objet et le sujet, entre l'objet et le monde. La netteté avec laquelle ces distinctions sont envisagées a des implications philosophiques profondes, et c'est sans arbitraire qu'on peut distribuer les métaphysiques existantes le long de ces deux axes. La poésie selon Jean Cohen opère une dissolution générale des repères : objet, sujet, monde se fondent dans une même ambiance pathétique et lyrique. La métaphysique de Démocrite, à l'opposé, porte ces deux distinctions à leur maximum de clarté (une clarté aveuglante, celle du soleil sur des pierres blanches, un après-midi d'août : «Il n'est rien d'autre que les atomes et le vide »).

En principe la cause semble entendue, et la poésie condamnée – sympathique résidu d'une mentalité prélogique, celle du primitif ou de l'enfant. Le problème est que la métaphysique de Démocrite est fausse. Précisons : elle n'est plus compatible avec les avancées de la physique du XXe siècle. En effet, la mécanique quantique invalide toute possibilité d'une métaphysique  matérialiste,   et conduit  à revoir de fond en comble les distinctions entre l'objet, le sujet et le monde.

Dès 1927, Niels Bohr fut conduit à proposer ce qu'on a appelé «l'interprétation de Copenhague». Produit d'un compromis laborieux et parfois tragique, l'interprétation de Copenhague insiste sur les instruments, les protocoles de mesure. Donnant son plein sens au principe d'incertitude de Heisenberg, elle établit l'acte de connaissance sur de nouvelles bases : s'il est impossible de mesurer simultanément tous les paramètres d'un système physique avec précision, ce n'est pas simplement qu'ils sont «perturbés par la mesure» ; c'est, plus profondément, qu'ils n'existent pas en dehors d'elle. Parler de leur état antécédent n'a donc aucun sens. L'interprétation de Copenhague libère l'acte scientifique en posant le couple observateur-observé en lieu et place d'un hypothétique monde réel ; elle permet de refonder la science dans toute sa généralité en tant que moyen de communication entre les hommes sur « ce que nous avons observé, ce que nous avons appris » – pour reprendre les termes de Bohr.

Dans l'ensemble, les physiciens de ce siècle sont restés fidèles à l'interprétation de Copenhague ; ce qui n'est pas une position très confortable. Bien sûr, dans la pratique quotidienne de la recherche, le meilleur moyen de progresser est de s'en tenir à une approche positiviste dure, qui peut se résumer ainsi : «Nous nous contentons de réunir des observations, observations humaines, et de les corréler par des lois. L'idée de réalité n'est pas scientifique, elle ne nous intéresse pas. » Mais il doit quand même être désagréable, parfois, de se rendre compte que la théorie qu'on est en train de produire est absolument informulable en langage clair.

C'est à ce point qu'on voit s'esquisser d'étranges rapprochements. Depuis longtemps j'ai été frappé de constater que les théoriciens de la physique, une fois sortis des décompositions spectrales, espaces de Hilbert, opérateurs de Hermite etc. qui constituent l'ordinaire de leurs publications, rendent chaque fois qu'on les interroge un hommage appuyé au langage poétique. Pas au roman policier, ni à la musique sérielle : non, ce qui les intéresse et les trouble, c'est spécifiquement la poésie. Avant d'avoir lu Jean Cohen, je ne comprenais absolument pas pourquoi ; en découvrant sa poétique, j'ai pris conscience que, décidément, quelque chose était en train de se passer ; et que ce quelque chose n'était pas sans rapport avec les propositions de Niels Bohr.

Dans l'ambiance de catastrophe conceptuelle produite par les premières découvertes quantiques, on a parfois suggéré qu'il serait opportun de créer un nouveau langage, une nouvelle logique, ou les deux. Clairement, le langage et la logique ancienne se prêtaient mal à la représentation de l'univers quantique. Pourtant, Bohr était réticent. La poésie, soulignait-il, prouve que l'utilisation fine et partiellement contradictoire du langage usuel permet de dépasser ses limitations. Le principe de complémentarité introduit par Bohr est une sorte de gestion fine de la contradiction : des points de vue complémentaires sont simultanément introduits sur le monde ; chacun d'entre eux, pris isolément, peut être exprimé sans ambiguïté en langage clair ; chacun d'entre eux, pris isolément, est faux. Leur présence conjointe crée une situation nouvelle, inconfortable pour la raison ; mais c'est uniquement à travers ce malaise conceptuel que nous pouvons accéder à une représentation correcte du monde. Parallèlement, Jean Cohen affirme que l'utilisation absurde que la poésie fait du langage n'est pas à elle-même son propre but. La poésie brise la chaîne causale et joue constamment avec la puissance explosive de l'absurde ; mais elle n'est pas l'absurdité. Elle est l'absurdité rendue créatrice ; créatrice d'un sens autre, étrange mais immédiat, illimité, émotionnel.