Le regard perdu : éloge du cinéma muet

 

Cet article est paru dans le numéro 32 (mai 1993) des Lettres françaises, réédité dans Interventions, 1998.

 

 

L'être humain parle ; parfois, il ne parle pas. Menacé il se contracte, ses regards fouillent rapidement l'espace ; désespéré il se replie, s'enroule sur un centre d'angoisse. Heureux, sa respiration se ralentit ; il existe sur un rythme plus ample. Il a existé dans l'histoire du monde deux arts (la peinture, la sculpture) qui ont tenté de synthétiser l'expérience humaine au moyen de représentations figées; de mouvements arrêtés. Ils ont parfois choisi d'arrêter le mouvement à son point d'équilibre, de plus grande douceur (à son point d'éternité) : toutes les Vierges à l'Enfant. Ils ont parfois choisi de figer l'action à son point de plus grande tension, d'expressivité la plus intense – le baroque, bien sûr ; mais, aussi, tant de tableaux de Friedrich évoquent une explosion gelée. Ils se sont développés pendant plusieurs millénaires ; ils ont eu la possibilité de produire des œuvres achevées dans le sens de leur ambition la plus secrète : arrêter le temps.

Il a existé dans l'histoire du monde un art dont l'objet était l'étude du mouvement.  Cet art a pu se développer pendant une trentaine d'années. Entre 1925 et 1930 il a produit quelques plans, dans quelques films (je pense surtout à Murnau, Eisenstein, Dreyer) qui justifiaient son existence en tant qu'art ; puis il a disparu, apparemment à tout jamais.

Les choucas émettent des signes d'alerte et de reconnaissance mutuelle ; on a pu dénombrer jusqu'à soixante signes. Les choucas restent une exception : pris dans son ensemble, le monde fonctionne dans un silence terrible ; il exprime son essence par la forme et le mouvement. Le vent court dans les herbes (Eisenstein) ; une larme coule le long d'un visage (Dreyer). Le cinéma muet voyait s'ouvrir devant lui un espace immense : il n'était pas seulement une enquête sur les sentiments humains ; pas seulement une enquête sur les mouvements du monde ; son ambition la plus profonde était de constituer une enquête sur les conditions de la perception. La distinction entre fond et figure constitue la base de nos représentations ; mais aussi, plus mystérieusement, entre la figure et le mouvement, entre la forme et son processus d'engendrement, notre esprit cherche sa voie dans le monde – d'où cette sensation quasi hypnotique qui nous envahit devant une forme fixe engendrée par un mouvement perpétuel, telles les ondulations stationnaires à la surface d'une mare.

Qu'en est-il resté après 1930 ? Quelques traces, surtout dans les œuvres des cinéastes qui ont commencé à travailler au temps du muet (la mort de Kurosawa sera plus que la mort d'un homme) ; quelques instants dans des films expérimentaux, des documentaires scientifiques, voire des productions de série (Australia, sorti voici quelques années, en est un exemple). Ces instants sont faciles à reconnaître : toute parole y est impossible ; la musique elle-même y acquiert quelque chose d'un peu kitsch, un peu lourd, un peu vulgaire. Nous devenons pure perception ; le monde apparaît, dans son immanence. Nous sommes très heureux, d'un bonheur bizarre. Tomber amoureux peut également produire ce genre d'effets.