La peau de l'ours
L'été dernier, vers la mi-juillet, au journal de 20 heures, Bruno Masure annonça qu'une sonde américaine venait de découvrir des traces de vie fossile sur Mars. Il n'y avait aucun doute : les molécules, datant de centaines de millions d'années, dont on venait de détecter la présence, étaient des molécules biologiques ; on ne les avait jamais rencontrées en dehors des organismes vivants. Ces organismes étaient en l'occurrence des bactéries, vraisemblablement des archéobactéries méthaniques. Ceci établi, il passa à autre chose ; visiblement, le sujet l'intéressait moins que la Bosnie. Cette couverture médiatique minimale semble a priori s'autoriser du caractère faiblement spectaculaire de la vie bactérienne. La bactérie, en effet, mène une existence paisible. Empruntant à l'environnement des nutriments simples et peu variés, elle croît ; puis elle se reproduit, assez platement, par divisions successives. Les tourments et les délices de la sexualité lui restent à jamais inconnus. Tant que les conditions restent favorables, elle continue à se reproduire (Yahvé la favorise devant sa face, et ses générations sont nombreuses) ; ensuite, elle meurt. Aucune ambition irréfléchie ne vient ternir son parcours limité et parfait ; la bactérie n'est pas un personnage balzacien. Il peut certes arriver qu'elle mène cette tranquille existence dans un organisme hôte (celui par exemple d'un teckel), et que l'organisme en question en souffre, voire en soit radicalement détruit ; mais la bactérie n'en a nullement conscience, et la maladie dont elle est l'agent actif se développe sans entamer sa sérénité. En elle-même, la bactérie est irréprochable ; elle est également parfaitement inintéressante.
L'événement, en lui-même, demeurait. Ainsi, sur une planète proche de la Terre, des macromolécules biologiques avaient pu s'organiser, élaborer de vagues structures autoreproductibles composées d'un noyau primitif et d'une membrane mal connue ; puis tout s'était arrêté, probablement sous l'effet de variations climatiques ; la reproduction était devenue de plus en plus difficile, avant de s'interrompre tout à fait. L'histoire de la vie sur Mars se manifestait comme une histoire modeste. Cependant (et Bruno Masure ne semblait pas en avoir pleinement conscience), ce mini-récit d'un ratage un peu flasque contredisait avec violence toutes les constructions mythiques ou religieuses dont l'humanité fait classiquement ses délices. Il n'y avait pas d'acte unique, grandiose et créateur ; il n'y avait pas de peuple élu, ni même d'espèce ou de planète élue. Il n'y avait, un peu partout dans l'univers, que des tentatives incertaines et en général peu convaincantes. Tout cela, en outre, d'une éprouvante monotonie. L'ADN des bactéries retrouvées sur Mars était exactement identique à l'ADN des bactéries terrestres ; cette constatation surtout me plongea dans une tristesse diffuse, tant cette identité génétique radicale semblait la promesse d'épuisantes convergences historiques. Sous la bactérie, en somme, on sentait déjà le tutsi ou le serbe ; enfin, tous ces gens qui se dispersent en conflits aussi fastidieux qu'interminables.
La vie sur Mars, ceci dit, avait eu l'extrêmement bonne idée de s'arrêter avant d'avoir causé trop de dégâts. Encouragé par l'exemple martien, j'entamai la rédaction d'un rapide plaidoyer pour l'extermination des ours. On venait à l'époque d'introduire un nouveau couple d'ours dans les Pyrénées, ce qui provoquait le mécontentement des producteurs de brebis. Une telle obstination à tirer ces plantigrades du néant avait en effet quelque chose de malsain, de pervers ; naturellement, la mesure était soutenue par les écologistes. On avait relâché la femelle, puis le mâle, à quelques kilomètres de distance. Ces gens étaient vraiment ridicules. Aucune dignité.
Comme je m'ouvrais de mon projet exterminateur à la directrice adjointe d'une galerie d'art, elle m'opposa un argument original, d'essence plutôt culturaliste. L'ours selon elle devait être préservé, car il appartenait à la mémoire culturelle très ancienne de l'humanité. En fait, les deux plus anciennes représentations artistiques connues figuraient un ours et un sexe féminin. D'après les datations les plus récentes, il semblait même y avoir un léger avantage à l'ours. Le mammouth, le phallus ? Beaucoup plus récents, beaucoup plus ; il ne pouvait même pas en être question. Devant cet argument d'autorité, je m'inclinai. Eh bien soit, allons pour les ours. Pour les vacances d'été je recommande Lanzarote, qui ressemble beaucoup à la planète Mars.