la Fête

 

 

Ce texte est paru dans le magazine 20 Ans en 1996, puis dans le recueil Rester vivant et autres textes (Librio, 1999).

 

 

Le but de la fête est de nous faire oublier que nous sommes solitaires, misérables et promis à la mort ; autrement dit, de nous transformer en animaux. C'est pourquoi le primitif a un sens de la fête très développé. Une bonne flambée de plantes hallucinogènes, trois tambourins et le tour est joué : un rien l'amuse. A l' opposé, l'Occidental moyen n'aboutit à une extase insuffisante qu'à l'issue de raves interminables dont il ressort sourd et drogué : Il n'a pas du tout le sens de la fête. Profondément conscient de lui-même, radicalement étranger aux autres, terrorisé par l'idée de la mort, il est bien incapable d'accéder à une quelconque exaltation. Cependant, il s'obstine. La perte de sa condition animale l'attriste, il en conçoit honte et dépit ; il aimerait être un fêtard, ou du moins passer pour tel. Il est dans une sale situation.

 

Qu'est-ce que je fous avec ces cons ?

 

« Lorsque deux d'entre vous seront réunis en mon nom, je serai au milieu d'eux.» (Matthieu, 17, 13). C'est bien là tout le problème : réunis au nom de quoi? Qu'est-ce qui pourrait bien, au fond, justifier d'être réunis ?

 

Réunis pour s'amuser

 

C'est la pire des hypothèses. Dans ce genre de circonstances (boîtes de nuit, bals populaires, boums) qui n'ont visiblement rien d'amusant, une seule solution : draguer. On sort alors du registre de la fête pour rentrer dans celui d'une féroce compétition narcissique, avec ou sans option pénétration (on considère classiquement que l'homme a besoin de la pénétration pour obtenir la gratification narcissique souhaitée ; il ressent alors quelque chose d'analogue au claquement de la partie gratuite sur les anciens flippers. La femme, le plus souvent, se contente de la certitude qu'on désire la pénétrer). Si ce genre de jeux vous dégoûte, ou que vous ne vous sentez pas en mesure d'y faire bonne figure, une seule solution : partir au plus vite.

 

Réunis pour lutter (manifestations étudiantes, rassemblements écologistes, talk-shows sur la banlieue).

 

L'idée, a priori, est ingénieuse : en effet, le joyeux ciment d'une cause commune peut provoquer un effet de groupe, un sentiment d'appartenance, voire une authentique ivresse collective. Malheureusement, la psychologie des foules suit des lois invariables : on aboutit toujours à une domination des éléments les plus stupides et les plus agressifs. On se retrouve donc au milieu d'une bande de braillards bruyants, voire dangereux. Le choix est donc le même que dans la boîte de nuit : partir avant que ça cogne, ou draguer (dans un contexte ici plus favorable : la présence de convictions communes, les sentiments provoqués par le déroulement de la protestation ont pu légèrement ébranler la carapace narcissique).

 

Réunis pour baiser (boîtes à partouzes, orgies privées, certains groupes New Age)

 

Une des formules les plus simples et les plus anciennes : réunir l'humanité sur ce qu'elle a, en effet, de plus commun. Des actes sexuels ont lieu, même si le plaisir n'est pas toujours au rendez-vous. C'est déjà ça ; mais c'est à peu près tout.

 

 

Réunis pour célébrer (messes, pèlerinages).

 

La religion propose une formule tout à fait originale : nier audacieusement la séparation et la mort en affirmant que, contrairement aux apparences, nous baignons dans l'amour divin tout en nous dirigeant vers une éternité bienheureuse. Une cérémonie religieuse dont les participants auraient la foi donnerait donc l'exemple unique d'une fête réussie. Certains participants agnostiques peuvent même, durant le temps de la célébration, se sentir gagnés par un sentiment de croyance ; mais ils risquent ensuite une descente terrible (un peu comme pour le sexe, mais pire). Une solution : être touché par la grâce.

Le pèlerinage, combinant les avantages de la manifestation étudiante et ceux du voyage Nouvelles Frontières, le tout dans une ambiance de spiritualité aggravée par la fatigue, offre en outre des conditions idéales pour la drague, qui en devient presque involontaire, voire sincère. Hypothèse haute en sortie de pèlerinage : mariage plus conversion. À l'opposé, la descente peut être terrible. Prévoir d'enchaîner sur un séjour UCPA «sports de glisse», qu'il sera toujours temps d'annuler (renseignez-vous au préalable sur les conditions d'annulation).

 

La fÊte sans larmes

 

En résumé, il suffit d'avoir prévu de s'amuser pour être certain de s'emmerder. L'idéal serait donc de renoncer totalement aux fêtes. Malheureusement, le fêtard est un personnage si respecté que cette renonciation entraîne une dégradation forte de l'image sociale. Les quelques conseils suivants devraient permettre d'éviter le pire (rester seul jusqu'au bout, dans un état d'ennui évoluant vers le désespoir, avec l'impression erronée que les autres s'amusent).

– Bien prendre conscience au préalable que la fête sera forcément ratée. Visualiser des exemples d'échecs antérieurs. Il ne s'agit pas tant d'adopter une attitude cynique et blasée. Au contraire, l'acceptation humble et souriante du désastre commun permet d'aboutir à ce succès : transformer une fête ratée en un moment d'agréable banalité.

– Toujours prévoir qu'on rentrera seul, et en taxi.

– Avant la fête : boire. L'alcool à doses modérées produit un effet sociabilisant et euphorisant qui reste sans réelle concurrence.

–  Pendant la fête : boire, mais diminuer les doses (le cocktail alcool plus érotisme ambiant conduit rapidement à la violence, au suicide et au meurtre). Il est plus ingénieux de prendre un demi-Lexomil au moment opportun. L'alcool multipliant l'effet des tranquillisants, on observera un assoupissement rapide : c'est le moment d'appeler un taxi. Une bonne fête est une fête brève.

– Après la fête : téléphoner pour remercier. Attendre paisiblement la fête suivante (respecter un intervalle d'un mois, qui pourra descendre à une semaine en période de vacances).

 

Enfin, une perspective consolante : l'âge aidant, l'obligation de la fête diminue, le penchant à la solitude augmente ; la vie réelle reprend le dessus.