Consolation technique
Ce texte a été publié dans le recueil Lanzarote et autres textes (Librio, 2002).
Je ne m'aime pas. Je n'éprouve que peu de sympathie, encore moins d'estime pour moi-même ; de plus, je ne m'intéresse pas beaucoup. Je connais mes caractéristiques principales depuis longtemps, et j'ai fini par m'en dégoûter. Adolescent, encore jeune homme je parlais de moi, je pensais à moi, j'étais comme empli de ma propre personne ; ce n'est plus le cas. Je me suis absenté de mes pensées, et la seule perspective d'avoir à raconter une anecdote personnelle me plonge dans un ennui voisin de la catalepsie. Lorsque j'y suis absolument obligé, je mens.
Paradoxalement, pourtant, je n'ai jamais regretté de m'être reproduit. On peut même dire que j'aime mon fils, et que je l'aime davantage à chaque fois que je reconnais en lui la trace de mes propres défauts. Je les vois se manifester dans le temps, avec un déterminisme implacable, et je m'en réjouis. Je me réjouis sans pudeur de voir se répéter, et par là même s'éterniser, des caractéristiques personnelles qui n'ont rien de spécialement estimable ; qui sont même, assez souvent, méprisables ; qui n'ont, en réalité, d'autre mérite que d'être les miennes. D'ailleurs, ce ne sont même pas exactement les miennes ; je me rends bien compte que certaines sont recopiées telles quelles sur la personnalité de mon père, ce con abouti ; mais, chose étrange, cela n'enlève rien à ma joie. Cette joie est plus que de l'égoïsme; elle est plus profonde, plus indiscutable. De la même manière, un volume est plus que sa projection sur une surface plane ; un corps vivant est plus que son ombre.
Ce qui m'attriste à l'opposé chez mon fils, c'est de le voir manifester (influence de sa mère ? différence des temps ? individualité pure ?) les traits d'une personnalité autonome, en laquelle je ne me reconnais nullement, qui me reste étrangère. Loin de m'en émerveiller, je me rends compte que je n'aurai laissé qu'une image incomplète et affaiblie de moi-même ; l'espace de quelques secondes, je sens plus nettement l'odeur de la mort. Et, je peux le confirmer : la mort pue.
La philosophie occidentale ne favorise guère l'expression de tels sentiments ; ces sentiments ne laissent aucune place au progrès, à la liberté, à l'individuation, au devenir ; ils ne visent à rien d'autre qu'à l'éternelle, à l'imbécile répétition du même. Qui plus est, ils n'ont rien d'original; ils sont partagés par la quasi-totalité de l'humanité, et même par la majeure partie du règne animal ; ils ne sont rien d'autre que la mémoire toujours active d'un instinct biologique écrasant. La philosophie occidentale est un long, patient et cruel dispositif de dressage qui a pour objectif de nous persuader de quelques idées fausses. La première, que nous devons respecter autrui parce qu'il est différent de nous; la seconde, que nous avons quelque chose à gagner à la mort.
Aujourd'hui, par l'effet de la technologie occidentale, ce vernis de convenances est en train de craquer avec rapidité. Bien entendu, je me ferai cloner dès que possible ; bien entendu, tout le monde se fera cloner dès que possible. J'irai aux Bahamas, en Nouvelle-Zélande ou aux îles Caïmans ; je paierai le prix qu'il faudra (ni les impératifs de la morale, ni les impératifs financiers n'ont jamais pesé bien lourd par rapport à ceux de la reproduction). J'aurai probablement deux ou trois clones, comme on a deux ou trois enfants ; entre leurs naissances, je respecterai un intervalle adéquat (ni trop rapprochées, ni trop espacées) ; homme déjà mûr, je me comporterai en père responsable. J'assurerai à mes clones une bonne éducation ; par la suite, je mourrai. Je mourrai sans plaisir, car je ne souhaite pas mourir. J'y suis cependant, jusqu'à preuve du contraire, obligé. À travers mes clones, j'aurai atteint une certaine forme de survie – pas tout à fait suffisante, mais supérieure à celle que m'auraient apportée des enfants. C'est le maximum, jusqu'à présent, que puisse m'offrir la technologie occidentale.
Au moment où j'écris ces lignes, il m'est impossible de prévoir si mes clones naîtront en dehors du ventre de la femme. Ce qui paraissait au profane techniquement simple (les échanges nutritifs par l'intermédiaire du placenta recèlent a priori un moins grand mystère que l'acte de la fécondation) s'avère le plus difficile à reproduire. Dans le cas où la technique aurait suffisamment progressé, mes futurs enfants, mes clones vivront le début de leur existence dans un bocal ; cela m'attriste un peu. J'aime la chatte des femmes, je suis heureux d'être dans leur ventre, dans la souplesse élastique de leur vagin. Je comprends les raisons de sécurité, les impératifs techniques ; je comprends les raisons qui conduiront progressivement à une gestation in vitro ; je me permets juste, à ce sujet, une légère manifestation de nostalgie. Auront-ils, mes petits chéris nés si loin d'elle, auront-ils encore le goût de la chatte ? Je l'espère pour eux, je l'espère de tout mon cœur. Il y a beaucoup de joies dans ce monde, mais il y a peu de plaisirs – et si peu qui ne fassent aucun mal. Fin de la parenthèse humaniste.
S'ils doivent se développer dans un bocal, mes clones naîtront, c'est une évidence, sans nombril. Je ne sais pas qui a utilisé pour la première fois dans un sens dépréciatif ce terme de « littérature nombriliste » ; mais je sais que ce cliché facile m'a toujours déplu. Quel serait l'intérêt d'une littérature qui prétendrait parler de l'humanité en excluant toute considération personnelle ? Hein ? Les êtres humains sont bien plus identiques qu'ils ne l'imaginent dans leur prétention comique ; il est bien plus facile qu'on ne l'imagine d'atteindre l'universel en parlant de soi. C'est là un second paradoxe : parler de soi est une activité fastidieuse, et même répugnante ; écrire sur soi est, en littérature, la seule chose qui vaille, à tel point qu'on mesure – classiquement et avec justesse – la valeur des livres à la capacité d'implication personnelle de leur auteur. C'est grotesque si l'on veut, c'est même d'une impudeur démente, mais c'est ainsi. Écrivant ces lignes, j'observe effectivement, et en pratique, mon nombril. J'y pense rarement, d'habitude, et c'est tant mieux. Ce repli de chair porte à l'évidence en lui le signe d'une coupure, d'un nœud hâtif ; il est le souvenir du coup de ciseaux par lequel j'ai été, sans autre forme de procès, projeté dans le monde ; et sommé de m'y débrouiller par moi-même. Pas plus que moi, vous n'échapperez à ce souvenir ; vieillard, même grand vieillard, vous conserverez intacte au milieu de votre ventre la trace de cette coupure. Par ce trou mal refermé, vos organes les plus intimes pourront à tout instant s'échapper et pourrir dans l'atmosphère. Vous pourrez à tout instant vous vider de vos tripes, sous le soleil ; et crever comme un poisson qu'on achève d'un coup de botte en pleine épine dorsale. Vous ne serez ni le premier, ni le plus illustre. Souvenez-vous des paroles du poète :
Le cadavre de Dieu
Se tortille sous nos yeux
Comme un poisson crevé
Qu'on achève à coups de pied.
Vous en serez bientôt là, enfants sans conséquence. Vous serez comme des dieux - et ce ne sera pas tout à fait suffisant. Vos clones n'auront pas de nombril, mais ils auront une littérature nombriliste. Vous serez, vous aussi, nombrilistes ; vous serez mortels. Votre nombril se couvrira de crasse, et tout sera dit. On jettera de la terre sur votre face.