Préliminaires au positivisme
Ce texte est la préface à l'ouvrage de Michel Bourdeau, Auguste Comte aujourd'hui (Kimé, 2003).
La disparition de la métaphysique
Tout, dans la pensée politique et morale d'Auguste Comte, semble fait pour exaspérer le lecteur contemporain ; mais avant d'en venir là, qui est l'objet du volume, il convient d'écarter, ou du moins de tenir compte d'une difficulté préalable : nous ne sommes toujours pas sortis de l'état métaphysique, dont la disparition lui paraissait imminente – nous avons même, moins que jamais, l'intention d'en sortir ; au vu des magazines titrant régulièrement sur le « retour de Dieu », un satiriste pourrait même se demander si nous ne sommes pas menacés d'en sortir par le bas ; on pourrait plus sérieusement se demander si l'état métaphysique, loin d'être comme le pensait Comte une phase transitoire de dissolution des théologies antérieures, n'aurait pas pour conséquence de les maintenir en survie artificielle par le moyen de l'incertitude inhérente à toute métaphysique.
C'est avec Descartes que commence précisément la période métaphysique moderne ; les étonnants progrès scientifiques et techniques de la Renaissance s'étaient accomplis dans une sorte d'innocence philosophique, dans l'absence d'une pensée propre à les structurer ; c'est sans doute pour cette raison que l'Eglise catholique n'aperçut pas immédiatement le danger, et ne réagit que trop tard, lorsque les bases de son autorité spirituelle étaient déjà minées. S'avançant seul au milieu d'un champ de ruines, Descartes innova grandement en séparant, pour la première fois avec une telle netteté, la physique de la métaphysique. En posant face à face les catégories inutiles de la matière et de l'esprit, il créa d'un seul coup les conditions de la plupart des erreurs philosophiques ultérieures.
Conçue expressément pour renfermer les problèmes sans contenu (Dieu, l'âme humaine...), la catégorie de l'esprit devait connaître un déclin tumultueux, marqué par diverses tentatives pour lui redonner un semblant d'existence – certaines furent grandioses, comme le kantisme ; d'autres misérables, comme les psychologies.
La matière, de son côté, semblait voler de succès en succès. Démagogique et simpliste, la pensée cartésienne (d'un côté un univers-machine, composé d'engrenages matériels ; de l'autre l'esprit, placé là comme par précaution, à l'usage des âmes sensibles ou des problèmes difficiles) s'impose encore de nos jours. Elle est même parfois confondue avec la méthode scientifique, ou avec le positivisme ; cruelle méprise, dans la mesure où elle n'a fait qu'entraver ses progrès. D'emblée, elle tenta de s'opposer à la physique newtonienne, au motif qu'une action se propageant dans le vide semblait, à un matérialiste, inconcevable ; seule l'évidence expérimentale lui fît, à la fin, entendre raison. Bien des années plus tard, les débats menés tout au long du XXe siècle autour de l'interprétation de la mécanique quantique ne peuvent s'expliquer que par la tentative de sauvegarde, à tout prix, d'une ontologie matérielle et causale. D'un point de vue positiviste, en effet, ni la mécanique newtonienne ni la mécanique quantique ne posent de problème particulier. Des lois sont produites, elles permettent de modéliser les phénomènes et de prédire le résultat des expériences ; les entités ne sont pas multipliées au-delà du nécessaire : quoi d'autre ?
Pascal nous avait déjà avertis (qui avait l'usage des sciences, avant de sombrer dans sa nuit mystique) : « Il faut dire en gros : cela se fait par figure et mouvement, car cela est vrai. Mais de dire quels, et composer la machine, cela est ridicule ; car cela est inutile, et incertain, et pénible. » Avec son insolence caractéristique, cette phrase, tranchante comme le rasoir d'Occam, est déjà d'inspiration positiviste. Pas plus que Dieu, en effet, la matière ne trouve grâce aux yeux de la pensée positive. Modestie ontologique, soumission à la démarche expérimentale, volonté d'abord de prédire, d'expliquer s'il se peut: un style est donné, qui, s'il a permis l'ensemble des découvertes scientifiques au cours des cinq derniers siècles, tarde à séduire un public plus étendu.
Car si la communauté des physiciens a échoué à chasser totalement les fantômes de la métaphysique, que dire du reste ? Rappelons que Comte n'avait même pas jugé utile d'isoler une science du nom de « psychologie » (on avait pour lui affaire à une branche de la physiologie animale), et que depuis sa mort on a vu se développer des théories tenant tout bonnement pour acquise l'existence du « sujet », irrepérable noumène dont le phénomène serait sans doute quelque chose comme le « moi ». Sur le plan politique, il suffit de se reporter à un trait que Comte considère comme un des vices fondamentaux de l'état métaphysique : la tendance à argumenter au lieu d'observer ; et de voir, là aussi, où nous en sommes. Il suffit également de rappeler la popularité persistante des théories du « contrat social », basées sur la fiction d'individus libres préexistants à la collectivité, et sur la notion de « droits de l'homme», indépendants de tout devoir, qui en découle.
Considérant comme acquis le passage à l'état positif des sciences de la matière et de la vie, Comte se proposait de l'étendre aux sciences sociales ; toute sa philosophie n'est en somme rendue possible que par une gigantesque erreur d'appréciation historique. Ses prémisses n'étant pas réalisées, et n'étant pas en voie de l'être, son action éventuelle ne peut se situer que dans un futur indéfini.
Son curieux optimisme historique est caractéristique de l'époque ; on a peine aujourd'hui à se représenter l'élan inouï, à peine freiné par l'épisode napoléonien, qui envahit l'Europe à la suite de la Révolution française. C'est vrai dans le domaine littéraire: si l'on considère qu'en 1830, pour se limiter à la France et même à Paris, des auteurs comme Balzac, Chateaubriand, Hugo étaient au sommet de leur production (et qu'il ne s'agit là que d'exemples parmi les plus considérables), on doit se représenter un bouillonnement créateur puissant, informe, dans toutes les directions. Une telle activité avait son équivalent dans le domaine philosophique ; on le sait pour l'Allemagne, beaucoup moins pour la France. Il peut paraître surprenant de rapprocher Comte et Fourier, tant leurs systèmes s'opposent. Ils ont pourtant en commun, outre une ampleur de vues confinant à la mégalomanie, voire à la folie (plutôt de type délirant chez Fourier, maniaque chez Comte), la certitude que la société peut être réorganisée sur des bases entièrement nouvelles en l'espace de quelques générations – voire de quelques années, suivant la formation sociale concernée.
Le grand sujet de Fourier, là où il excelle, où il promet des améliorations fulgurantes à l'échelle d'une vie humaine, c'est ce qu'on pourrait appeler la motivation des producteurs. Là-dessus, Comte n'a pas grand-chose à dire (mais il en est de même de Proudhon, de Marx, et à vrai dire de l'ensemble des réformateurs sociaux, Fourier excepté). Sa seconde innovation, qu'il envisageait à plus long terme, tourne autour de la famille, de la conjugalité, des mœurs sexuelles en général ; là aussi, Comte (si l'on excepte l'étrange anticipation finale de la Vierge mère) se contente de reproduire les schémas existants.
Les omissions de Charles Fourier, cela dit, sont autrement considérables. Il ne traite ni de la propriété, ni de l'héritage, ni vraiment du système politique ; il ne traite, surtout, presque pas de la religion – à l'époque où le fondement religieux de la société est en train de s'effondrer en France, il se contente de vagues proclamations contre l'athéisme. Les deux auteurs ont aussi en commun d'écrire beaucoup, trop vite, dans le même temps qu'ils ont à assurer une survie matérielle difficile ; et de traiter par le mépris les conventions stylistiques les plus répandues. Tous deux sont de fait aujourd'hui tenus comme illisibles, hormis par certains pervers qui en viennent à adorer leurs bizarreries, à y voir le signe du génie – la déviation burlesque chez Fourier, la répétition obsessionnelle chez Comte.
Fourier, jusqu'à présent, a eu plus de commentateurs, sans doute parce que l'obsession sexuelle, tout au long du XXe siècle, n'a cessé de croître. Le grand public, dit-on, manifeste à nouveau une soif spirituelle. La proclamation me paraît un peu anticipée ; les besoins sexuels me paraissent aujourd'hui largement plus urgents que les besoins spirituels ; mais à supposer qu'ils soient satisfaits, et que des besoins spirituels, conséquemment, se manifestent, on aura intérêt, le moment venu, à se replonger dans Comte. Car son vrai sujet, son sujet majeur, c'est la religion ; et, là, le moins qu'on puisse dire est qu'il innove.
L'établissement de la religion
L'homme appartient à une espèce sociale ; ce fait est à la base de la pensée comtienne, et il ne faut jamais le perdre de vue si on veut avoir une chance d'entrer dans ses développements. Examinant les formations sociales de l'espèce humaine, leurs organisations diverses, leur devenir, Comte est presque exhaustif : la propriété, la famille, le système de production, l'enseignement, la science, l'art... rien n'échappe à son beau systématisme. Mais de toutes les structures produites par une société, qui en retour la fondent, la religion lui paraît à la fois la plus importante, la plus caractéristique et la plus menacée. L'homme selon Comte peut à peu près se définir comme un animal social de type religieux.
Avant lui, on voyait surtout la religion comme un système d'explication du monde ; le reste, plus ou moins, en découlait. L'un des premiers à avoir senti que ce système était irrémédiablement usé, Comte fut aussi l'un des premiers à comprendre que les fondements du monde social, privés de leur base, allaient s'effondrer à leur tour. L'un des premiers à comprendre que l'explication rationnelle de l'univers allait devoir se cantonner à un discours plus modeste, il fut le premier, absolument, à tenter de donner au monde social une nouvelle base religieuse.
Le moins qu'on puisse dire est qu'il a échoué ; la religion positive a connu quelques adeptes, très peu, puis s'est éteinte. Un tel échec, chez un philosophe qui n'entendait pas uniquement se situer dans le domaine de la spéculation, mais aussi dans celui de l'efficacité pratique à court terme, doit nous interroger.
Comte avait bien compris que la religion, sans cesser de s'intégrer à un système du monde acceptable par la raison, avait pour mission de relier les hommes et de régler leurs actes (rien de mieux à ce stade que de se reporter à son texte, et à ses termes) ; il avait prévu les sacrements, et le calendrier. Il n'avait peut-être pas saisi la profondeur du désir d'immortalité inscrit en l'homme – les passages où, ayant abordé de lui-même cette question, il détourne la conversation sur la prière, sont captivants ; n'ayant probablement pas eu le temps de se relire, il a laissé subsister dans sa philosophie comme un doute à l'état natif. L'immortalité abstraite inscrite dans la mémoire humaine a quoi qu'il en soit échoué à convaincre les individus de son temps – sans parler du nôtre –, affamés d'une promesse de survie plus matérielle. Supposons en effet réalisés les prérequis du système de Comte – ce qui demandera, peut-être, quelques siècles. Supposons les théismes éteints, le matérialisme dévalué, le positivisme établi comme seule pensée opérante de l'âge scientifique.
Supposons en outre le caractère « irremplaçable et unique» de l'individu humain reconnu comme une fiction pompière ; son caractère social pleinement évalué, pris en compte. Supposons que tout cela ne soit plus l'objet de polémiques ni d'affrontements, mais d'une évaluation objective, aussi consensuelle que le sont actuellement les résultats de la science du gène. En quoi aurons-nous avancé, si peu que ce soit, dans l'établissement d'une religion commune ? En quoi la pensée de l'humanité, ou du Grand-Être, sera-t-elle plus désirable aux individus ? Et qu'est-ce qui pourra les amener, conscients de leur disparition individuelle, à se satisfaire de leur participation à ce théorique fétiche ? Qui peut, enfin, s'intéresser à une religion qui ne garantit pas de la mort ? À ces questions, Comte ne répond pas ; et il est probable qu'il n'existe pas de réponse. L'établissement de l'immortalité physique, par des moyens qui appartiennent à la technologie, est sans doute le passage obligé qui rendra, à nouveau, une religion possible ; mais ce que Comte nous fait ressentir, c'est que cette religion, religion pour les immortels, restera presque autant nécessaire.
Almeria, octobre 2002.