CHAPITRE XVIII
Jadée et ses compagnons éprouvèrent la déplaisante sensation d’avoir rapetissé, face à l’effrayante muraille noyée de brumes qui déroulait jusqu’à eux ses contreforts charbonneux.
Seul Graymes osa un ricanement.
— Bienvenue dans le jeu, Aviathan ! murmura-t-il.
Il se tourna vers les autres.
— Éloignez-vous. Ceci ne concerne plus le Cercle de Fer.
Ollerjeb réagit vivement.
— Mais enfin, vous ne pensez pas attaquer seul le siège de son pouvoir ! La Montagne Noire ! Rendez-vous compte. Il l’habite depuis des siècles. On ne peut rien faire contre ça…
— La Montagne Noire est dans l’Œil. Et l’Œil sous la Montagne Noire. Contenu et contenant tout à la fois. Il faut reprendre l’Œil. D’une façon ou d’une autre.
— Croyez-vous que nous ne soyons pas de taille à vous aider ?
Graymes le toisa sévèrement.
— L’endroit est mal choisi pour en débattre. Une chose est sûre. Je n’ai que faire de magiciens embourgeoisés, trop occupés à mener leur existence humaine pour se soucier d’autre chose. Tantris aurait été sénateur, Wellerba l’anthropologue numéro un et Wayne aurait continué de vendre des immeubles. Quant à vous… À quand remonte votre dernière invocation ? Depuis quand n’êtes-vous pas descendu dans les abîmes du Non-Être ? Bien sûr, c’est répugnant et dangereux. Il se peut qu’une larve plus maligne vous enchaîne au fond ! Le Cercle de Fer n’est pas habitué à ces tâches et préfère s’en remettre à des fossoyeurs de mon espèce. Je n’ai pas besoin de votre aide. C’est vous qui avez besoin de la mienne !
Les trois survivants échangèrent des regards embarrassés.
— Qu’est-ce que tu comptes faire, dans ce cas ? demanda Jadée.
— Oh, très simple. Entrer, trouver son trône et détruire l’Œil. Si j’échoue, au moins la mort sera plus rapide…
— Je vous accompagne ! décida Lima Stolley.
Graymes se tourna vers le Masaï. D’eux tous, c’était lui qui avait su le mieux remplir sa charge, à coup sûr. Mais il décida de se passer de son aide.
— Non. Je veux que vous restiez tous sur le seuil. J’ai utilisé la Position de la Forteresse. Je suis seul contre lui, à présent.
Sachant ce que cela signifiait, les autres n’insistèrent pas davantage et se replièrent à l’écart.
— Il attend, grinça Graymes en toisant le terrible pic qui murait à présent l’extrémité de la plage. Je ne voudrais pas le décevoir.
Il affermit Shör-Gavan dans sa main et avança d’un pas mesuré à travers les nuées de sable. Il buta bientôt contre les premières racines de la montagne. À son approche, elles s’étaient mises à onduler dangereusement, aussi se glissa-t-il promptement sous leurs anneaux, évitant de se laisser prendre dans leur nasse mortelle. Certaines s’arrachèrent à l’étreinte du sol meuble, cherchèrent à s’enrouler autour de lui. Des griffes épaisses sifflèrent au-dessus de sa tête. Mais il fit promptement chanter sa lame, et il dut bientôt nettoyer le passage des moignons sanglants qui s’entassaient autour de lui.
Il se fraya donc un passage sous cette haie vivante. L’armée de racines, estropiée et vaincue, dut céder et replonger dans les profondeurs avec des crissements rageurs.
Graymes arriva au pied de la muraille noire à peine essoufflé. Les épines avaient déchiqueté ses vêtements. Alors il arracha les lambeaux qui tenaient encore sur ses épaules, exposant son torse maigre et nerveux au vent malsain qui s’échappait de la citadelle. Il considéra le sommet de la montagne d’un air de défi. La vision était trop puissante pour qu’il puisse la modifier en quoi que ce soit. Mais il l’avait prévu. Affronter Aviathan dans sa prison ne l’effrayait pas.
Il escalada la paroi calcinée. Jouant de son adresse elfique, il survola les saillies crochues, grimpant toujours plus haut le long de la muraille, à la façon d’une araignée. L’épée entre les dents. Il rampait presque à la verticale, comme si les lois de la pesanteur n’avaient aucune prise sur lui. Et de pitons en failles, de creux en rochers, il se hissa jusqu’au surplomb triangulaire qui marquait l’entrée de la Montagne, entre ciel et terre.
Une imposante porte ogivale se dressa devant lui, sculptée de bas-reliefs hideux et de symboles ésotériques. Une niche avait été creusée juste au-dessus. Elle avait contenu autrefois un précieux joyau, dont les contours modelaient encore la pierre. C’était là en effet que les Anciens avaient scellé l’Œil, en des temps immémoriaux. Mais à présent, l’écrin était vide.
Graymes grommela une incantation en langage ancien. Puis, d’un violent coup de pied, il fit se disjoindre les battants avec fracas, s’ouvrant le chemin vers l’intérieur…
Il s’avança sur une esplanade inégale que trouaient ici et là des puits de magma bouillonnant. Des galeries ombreuses s’échappaient dans une multitude de directions, sans que rien n’indique celle qui menait au trône de l’Ennemi. Graymes avait entendu parler des redoutables entrailles de la Montagne Noire, qu’on disait peuplées de créatures perverties, aujourd’hui courbées sous le pouvoir obscur d’Aviathan. Il ne lui disait rien de se perdre dans un cloaque quelconque.
Il s’interrogeait sur la route à suivre lorsqu’il discerna soudain une forme humaine étendue sous un rocher. Elle gémissait tout en roulant sur elle-même, incarnation d’un désespoir sans fond. Il s’en approcha prudemment. Consciente d’une présence, Myrrha se redressa d’un bond, tel un cobra belliqueux.
— Te voilà enfin ! siffla-t-elle. Tu as donc atteint ton but, hein ? Tu peux être satisfait, violeur de pactes !
Graymes ricana.
— Tu étais plus accueillante, la dernière fois. Ton bon maître aurait-il commis le sacrilège de se débarrasser de toi ?
La sorcière passa subitement de la colère la plus farouche à la séduction la plus tendre.
— Je suis de nouveau libre. Je pourrais te servir, devenir ton esclave… Ton esclave très dévouée…
— Comme l’araignée l’est à son maître au fond de sa botte. Tu as été très naïve de croire qu’Aviathan te donnerait une part de son pouvoir. Il t’a roulée. Trop petite pour lui, ma fille.
Myrrha grogna. Des mèches égarées, humides de larmes, balafraient sa figure blême. Elle roula des yeux déments.
— Je dois fuir. Lui échapper. Aide-moi.
— Je n’ai pas souvenir que tu respectes vraiment les pactes, chère putain de l’enfer.
La jeune femme se mordit les lèvres. La pointe de Shör-Gavan vint la piquer entre ses seins. Elle se composa un visage enjôleur, tout en reculant.
— Non… Je t’en supplie, ne me fais pas de mal… Je t’aiderai…
— Tu m’as vendu à l’Ennemi, reprit Graymes doucement. Bien sûr, je savais que tu le ferais. Forcément. C’était le seul moyen pour moi de retrouver Aviathan. Tout de même. Tu dois me rendre le gage… Le gage, tu te rappelles ?
— Oh non, non… gémit-elle en cherchant à échapper au contact glacial de l’acier. Pas le gage. Enfant je veux garder de toi. Enfant de Commandeur utile pour la vengeance et les pouvoirs. Enfant j’élèverai moi-même…
— Oui, dans la haine de son père et de quelques autres… Et nous aurons sur les bras un nouvel ennemi…
— N’essaie pas de revenir là-dessus, piailla Myrrha en protégeant instinctivement son ventre. Le pacte était bon. Il était bon, et j’ai ton gage !
Graymes parut réfléchir.
— Je t’offre une dernière chance. Dis-moi où trouver Aviathan. Et rappelle-toi que le témoin du pacte est sur ta gorge, ma belle…
Myrrha feula et cracha comme un chat sauvage.
— Il a osé me jeter dans l’Œil ! Moi ! Moi qui l’ai délivré de sous la Montagne. Cette charogne puante ! Cette merde de basse-fosse. Ah ça, il me le paiera. Je le hais ! Oui, je le hais…
— De quel côté ? La route vers lui ? Parle.
— Et je garde le gage ? Le gage, dis ?
Une grimace haineuse tordait sa bouche.
— Tu gardes le gage, répondit Graymes avec lenteur.
Elle désigna du menton un grand escalier de pierre qui fuyait vers les hauteurs entre deux précipices d’aspect peu avenant.
— Va jusqu’au trône. Coupe-lui les couilles et rapporte-les-moi. J’en ferai une mixture d’amour !
Elle partit d’un rire d’hyène, un rire fou qui résonna sinistrement sous la voûte. Graymes lui passa sèchement l’épée au travers du corps. Elle sursauta, comme sous l’effet d’une décharge électrique, contempla avec stupeur la tache de sang qui grandissait sur son corsage. Sans comprendre que c’était le sien.
— Tu peux garder mon gage, sorcière. Il est à toi.
Elle s’effondra avec un couinement.
Elle n’était pas une gorgone.
Graymes retira sa lame maculée avec une moue méprisante. Il n’avait jamais eu l’intention de lui abandonner le gage. Ni de lui laisser le loisir d’ourdir d’autres complots dans les bas-fonds. Le chemin de Myrrha, l’ensorceleuse, s’arrêtait ici. À jamais.
Il leva la tête.
— Single ? murmura-t-il, Single ? Où êtes-vous ?
Mais cette fois, il n’obtint aucune réponse.