CHAPITRE V
Graymes était étendu au fond d’un cercueil capitonné, à six pieds sous terre. Il avait les mains jointes sur la poitrine, dans la posture séculaire du gisant… Ses vêtements étaient recouverts d’une pellicule de poussière, et ses cheveux, et sa peau. Il cligna des yeux tel un myope cherchant à décrypter son environnement. Lorsque le flou se fût un peu dissipé, il observa avec un étonnement grandissant le carré de ciel nuageux posé comme une dalle au-dessus de lui.
Il avait froid, et sa première pensée fut qu’il était mort. Puis, progressivement, la chaleur revint dans ses membres. Sa circulation s’activa, estompant la désagréable rigidité qui l’avait cueilli au réveil. Il remua la tête, étira ses membres. L’odeur insinuante de terre fraîche emplissait ses narines. Il était vivant. Vivant, certes, mais au fond d’une tombe récemment creusée…
Il rassembla ses esprits. Les premières questions envahirent son cerveau encore embrumé. Où était-il et depuis combien de temps ? Qui l’avait conduit ici et pourquoi ? Il aurait été plus simple de lui trancher la tête. Plus rapide. Trop rapide, peut-être ? Oui, probablement trop rapide, et il eut la certitude qu’il était loin d’être sauf. On lui avait juste offert un sursis. Sans doute par pure cruauté.
Il se mit debout dans le cercueil et s’épousseta.
Puis il porta machinalement une main à l’emplacement habituel de son épée… Et, le trouvant vide, il dut s’adosser à la paroi tourbeuse pour supporter le choc. Ses souvenirs lui revinrent. Et d’abord son rendez-vous avec Snike, l’un de ses informateurs du Bronx. Cela s’était passé au fond d’une impasse humide. Snike grelottait, seul devant un de ces braseros de fortune qui clignotent dans les bas-fonds comme des phares pour damnés.
Il avait tressailli en entendant marcher derrière lui. Et à vrai dire, il tremblait d’autre chose que des premières rigueurs hivernales.
— Oh, c’est vous, docteur ! Vous m’avez foutu les jetons.
Snike sautait sur place. Comme tous les Noirs, il avait le rythme dans la peau, même dans les moments les plus incongrus. Graymes l’avait dévisagé avec sévérité, s’approchant à son tour de la flamme nauséabonde qui s’élevait de la poubelle percée.
— C’est toi qui m’as fait venir, Snike. Si ton tuyau est bon, tu auras de quoi dormir au chaud cette nuit. Sinon, tu ne pourras pas t’asseoir de si tôt…
— D’abord le fric…
— D’abord ce que tu sais.
— Vous n’êtes pas chic, docteur. Si vous étiez à ma place…
— J’ai été à ta place. Voilà pourquoi tu parles d’abord et je paie ensuite.
— Il est revenu, docteur.
— Qui ?
Déjà, à cet instant précis, Graymes avait pressenti qu’un désagrément d’envergure était sur le point de lui tomber dessus. La façon dont Snike avait roulé des yeux pour s’assurer qu’ils étaient bien seuls n’avait pas été pour le rassurer.
— Nommer un démon, c’est le faire venir à soi, docteur, vous le savez bien… Mais il est ici, dans New York. Celui qui était enchaîné sous la Montagne Noire…
Graymes avait accusé le coup par une sorte de sifflement bizarre. Il en fallait beaucoup pour altérer son sang-froid. Pourtant, la nouvelle de Snike avait réussi à le rendre blême comme un cadavre.
— Ce n’est pas possible. L’Œil veillait sur le flanc de la prison… Il n’aurait pas pu se libérer sans… sans briser l’Œil. Et naturellement, je l’aurais appris.
— Quelqu’un l’a peut-être aidé ?
— Quand bien même, il n’aurait pu se déplacer jusqu’ici… À moins… À moins qu’il n’ait gardé l’Œil pour son usage… Pour quoi faire ?
— Moi, docteur, je vous répète juste ce que je sais. Et ça fera cent dollars…
— Si tu m’as joué un tour, Snike, tu peux être sûr que je reviendrai te les visser dans le cul, avait craché Graymes en donnant ses coupures à son informateur.
Mais il savait qu’il n’aurait pas à mettre cette menace à exécution. Snike se trompait rarement sur les mouvements de ses ennemis. Il avait donc abandonné le Noir au fond de l’impasse et s’était mis en chasse. Quelques déductions simples lui avaient permis d’aboutir dans le repaire de la sorcière Myrrha, dont il connaissait le commerce passé avec Banshee Aviathan. Le Commandeur Noir. L’Ennemi.
Il se repassa sans plaisir le film de son accouplement avec l’ensorceleuse. Elle l’avait habilement fait tomber dans ses filets. Sans pour autant refuser de remplir sa part du marché. N’avait-elle pas promis de le conduire auprès d’Aviathan ? Eh bien, voilà qui était fait, semblait-il ! Myrrha savait jouer sur les mots, comme toutes celles de sa race. Du moins le dernier doute avait-il été levé. Par un moyen ou un autre, Aviathan s’était libéré. Il avait échappé à l’Œil. Mieux. De contenu, il était passé contenant.
Sa menace pesait à nouveau sur le monde.
Et lui avait abandonné Shör-Gavan dans l’antre de son ennemie ! Cette pensée le rendit malade de rage. Il eut beau se répéter que le charme dont il l’avait protégée la rendait inutilisable pour quiconque, hormis un ami, la consolation était maigre. Aviathan avait la science de tourner tous les charmes. Sa présence dans la ville en était une preuve par trop évidente.
Mais comme il n’était pas dans sa nature de s’apitoyer sur son sort, Graymes retrouva vite son acuité d’esprit. Il s’ébroua, jugeant inutile de rester plus longtemps dans cette fosse de sinistre présage. D’une extension, il s’accrocha au rebord et se hissa à la surface.
Il resta un instant étendu à plat ventre, immobile comme un tronc d’arbre, attentif au plus petit déplacement d’air. Puis il examina avec circonspection l’étendue sinistre de pierres tombales qui l’environnait. Sur la plus proche, juste dans son dos, était gravé son propre nom. Cette macabre attention fut loin de le faire sourire. Il jura entre ses dents. Il se trouvait quelque part au cœur d’un cimetière démesuré que seul bornait la ligne nuageuse de l’horizon.
Ni fleurs, ni couronnes.
Il se redressa vivement et se porta dans l’ombre d’un gigantesque monument sculpté de fresques obscènes. Tous ses sens en alerte… Par-delà le vent glacé qui sifflait dans les allées torses, il avait décelé des murmures… Il écouta, pétrifié. Quelque chose venait vers lui… Tournant les talons, il se fondit en silence dans le dédale des tombes. Au bout d’un moment, les murmures se précisèrent. Dans son dos, cette fois. Les habitants de cet étrange dédale funèbre l’avaient repéré. Ils étaient sur ses traces.
Il jura tout bas une nouvelle fois, pressant l’allure. Il ne se fiait qu’à son instinct pour se guider. Au détour d’un caveau gravé de frises érotiques, il fut assailli par une curieuse impression de déjà vu. Il buta presque sur sa propre pierre tombale. Il était tout bonnement revenu à son point de départ.
Un long hululement s’éleva soudain, quelque part dans la cité des morts, comme un cri de ralliement sanguinaire…
*
* *
Jadée s’était élancée contre le mur avec un cri, pensant qu’il s’agissait peut-être d’une hallucination. Elle se heurta à une surface dure qui n’avait rien de chimérique. Aussi partit-elle en quête d’un interstice ou d’un ressort quelconque. Bref, d’un espoir d’inverser le phénomène qui l’avait prise au piège.
Mais bien vite, elle comprit qu’il ne s’agissait pas là du jeu d’un mécanisme matériel. Le couloir s’était effacé d’un coup de gomme. Il n’en restait aucune trace. Rien. Bien sûr, elle se dit d’abord qu’il s’agissait d’une mesure de prudence de la part des autres. Afin de protéger la réunion. Mais elle sentait bien que l’explication ne tenait pas. Le danger rôdait partout autour d’elle.
Et la mort.
La mort viciait l’air, imperceptible effluve amer qui glissait le long des murs, au ras du sol…
Elle pensa :
« Il n’y a jamais eu de réunion. Cette saloperie de rendez-vous n’est qu’un piège ! »
Avoir fait tout ce chemin pour foncer tête baissée dans un traquenard ! Elle en était tout abasourdie et resta un long moment figée, l’esprit brouillé par l’angoisse naissante. Puis elle reprit le dessus et décida de faire face à la situation, pour insensée qu’elle fût.
Elle resta immobile, les bras ballants, sur le seuil de la grande salle. C’était sans doute étrange, mais le décor avait quelque chose de familier. Comme une vision paramnésique qui soudain prend forme. Elle chercha à se rappeler… Puis… L’école de danse où sa mère l’envoyait petite. Cette horrible école de danse, si grande et si silencieuse, où le tintamarre du piano lui-même semblait se perdre. Et ces six grandes fenêtres ouvertes sur la nuit…
Jadée frissonna en baissant les yeux.
Dalles noires. Dalles blanches. Dalles noires. Dalles…
Elle se mit à chantonner presque malgré elle, comme lorsqu’elle était enfant. Elle n’avait jamais été très douée pour la danse. Et le professeur était une épouvantable vieille femme sèche et aigrie.
Mais nom d’un chien, elle aurait juré pour un peu être en tutu et… La rue. L’une de ces fenêtres devait forcément s’ouvrir sur la rue. Sur l’extérieur. Les ruines mal famées, les braseros, les clochards ; la ville, quoi….
Elle choisit la première sur sa gauche. Hésitante, elle glissa pas après pas sur le carrelage, sans se soucier du vent hargneux qui fouettait son visage et hurlait à ses oreilles.
Le piano se mit à jouer. Un affreux piano détimbré.
Au loin.
Ponctué par le claquement furieux des grands rideaux. Ce n’était pas possible. Jadée lança un coup d’œil effrayé aux alentours. Comme si elle s’attendait à voir surgir la vieille Mrs Wittgerstein, sanglée dans son ensemble gris poussière. Oh non…
— Jadée… mon enfant ! lança une voix sèche. Jadée ! ! ! Un, deux, trois, un… un, deux, trois, un… Petite garce, la mesure !
Jadée cria. Elle se mit à courir.
Elle sentit tout à coup que le sol cédait sous son pied. Et elle n’eut que le temps de se rejeter en arrière. Une trappe venait de s’ouvrir sans bruit sur un abîme d’obscurité d’où montaient des murmures impatients. Avides. Elle frissonna, comprenant soudain. Le carrelage était truffé de pièges qui aboutissaient Dieu savait où, Et à qui.
— Un, deux, trois, quatre, Jadée, en cadence ! Pleurer ne te servira à rien ! À rien du tout !
Jadée réprima un sanglot.
Désormais, elle pouvait mourir à chaque pas. Mon Dieu, et ce piano qui martelait des grands accords dissonants…
Elle se tourna vers la seconde fenêtre, espérant prendre de vitesse l’odieux cauchemar. Il lui semblait que ses jambes s’atrophiaient sous l’effet de la terreur.
— Non, Jadée, non, ce n’est pas ça ! hurla Mrs Wittgerstein.
Elle n’osa pas regarder dans son dos. Elle savait que cette sorcière était là, avec son regard sévère, terrible… Non, madame, je vous en prie…
Elle se fit violence pour continuer d’avancer. Elle n’avait pas fait trois pas qu’elle dut bondir de côté afin d’éviter d’être avalée par un nouveau puits. Elle poussa un cri.
Dalles noires. Dalles blanches. Dalles noires. Dalles…
Elle pivota, haletante, les yeux rivés au sol…
La troisième fenêtre semblait l’appeler. Cette fois, elle décida que rien ne la ferait changer de direction. Il lui fallait atteindre cette issue, coûte que coûte…
Ding, clang, cling, dong, faisait le piano…
Jadée choisit un nouveau chemin parmi les dalles ; ses nerfs commençaient à être mis à rude épreuve. Elle avançait sur la pointe des pieds, en glissant à la façon d’une ballerine. Elle frôlait en tremblant les précipices d’où montaient des grouillements écœurants. Il valait mieux ne pas imaginer les choses qui suivaient sa progression, là-dessous, avec un intérêt si vorace. Elle retint son souffle et franchit un autre puits.
— Six, sept, huit, Jadée ! tonnait Mrs Wittgerstein.
— Va te faire foutre, sale lesbienne, ragea Jadée.
Elle avait presque atteint son but. Encore trois foulées, et… Elle n’eut que le temps de se jeter de côté pour éviter une suite de trappes qui creusaient une faille sous ses pieds…
Elle roula lourdement au sol. Elle n’avait plus ses réflexes d’antan. Ni son habileté. La fatigue alourdissait ses membres. Elle avait accordé trop de temps à son travail, à ses voyages, à ses rendez-vous… À ses aventures, aussi. À son maquillage… Bref, au quotidien d’une femme ordinaire qui n’a ni souci d’argent, ni contraintes familiales…
Oubliant l’essentiel.
Elle était maintenant comme un fumeur maudissant la nicotine qui l’alourdit au moment de prendre le départ d’une course à pied. Elle avait perdu de vue ses attributions et ses devoirs au sein de l’Ordre. Et voilà qu’elle était brutalement replongée dans ce monde dont elle avait cru pouvoir oublier l’existence, qu’elle se retrouvait entre les mains d’un ennemi féroce qui jouait avec elle d’une griffe négligente. Un ennemi sûr de sa force, sûr de la victoire… qui la fouillait en quête de ses faiblesses, de ses terreurs intimes… Et elle ne pouvait rien faire pour l’en empêcher.
Son sentiment de vulnérabilité l’écorchait vive.
Elle voulut recourir à un enchantement mineur. Mais à peine conçue dans son esprit, la formule lui échappa. La serrure de son arsenal magique était si rouillée qu’elle n’arrivait plus à y enfoncer la moindre clé.
Elle cracha un juron. Ses poumons la brûlaient. Sa poitrine se soulevait à un rythme saccadé. Elle se mit à ramper vers la fenêtre, à bout de force…
— Un, deux, trois, quatre ! brailla la vieille bique en harcelant son piano.
Un ultime effort…
L’air vif du dehors lui fouetta le visage et elle perdit connaissance.