CHAPITRE XVI

Stolley cria quelque chose qu’ils ne comprirent pas.

Aussitôt, le sol trembla sous leurs pieds ; le temple vacillait sur ses fondations maudites. Les fantômes qui virevoltaient autour d’eux avec des rires aigres gagnèrent rapidement les hauteurs, comme s’ils venaient de percevoir l’approche d’un danger.

Ollerjeb trouva le courage de lever les yeux. Il fut stupéfait du spectacle qui s’offrit à lui. Une grande silhouette maigre se dressait au sommet d’une colonne tronquée, parmi les ombres mouvantes. Elle avait levé ses bras nus striés d’estafilades sanglantes au-dessus de sa tête, portant par ses deux extrémités une longue épée dont les éclats aveuglants semblaient brûler les vapeurs délétères. L’arrivant lança un commandement d’une voix rauque. À ce signal, les ténèbres refluèrent. Les ectoplasmes battirent en retraite pour de bon, dans un désordre indescriptible, s’entrechoquant et piaillant tel un nuage de mouettes.

Ollerjeb et Stolley restèrent sidérés, tandis que Jadée joignait ses poings devant sa bouche.

— Ben ! s’époumona-t-elle.

— Ebenezer Graymes ! s’exclama alors le grand Masaï en souriant de toutes ses dents.

— Bon sang, mais qu’est-ce que… commença Ollerjeb.

Il n’acheva pas sa phrase.

Brusquement, le temple tout entier venait de se volatiliser. Sous lui, le dallage froid s’amollissait, se transformait en une plage de sable doré. Une lumière douce tomba du ciel. Graymes abaissa son épée, considérant avec satisfaction le résultat de son intervention. Puis, d’un bond, il sauta au bas de sa dune pour rejoindre le groupe transi.

La première, Jadée se précipita vers lui.

— Ben ! Comment es-tu arrivé jusqu’à nous ?

Le démonologue avait le visage fermé, tendu et marqué par l’effort psychique qu’il venait d’accomplir. Il toisa toutefois la jeune femme d’un regard bienveillant, et un rien malicieux.

— Voilà bien la plus aimable vision de ce rêve pourri. Es-tu bien la Jadée que j’ai connue autrefois, la jeune novice passionnée d’histoire turque ?

Elle grimaça un sourire.

— Le temps a passé, n’est-ce pas ?

— Oui. Mais pas sur toi.

— Tu ne songes toujours qu’à ton intérêt.

— Dans ce cas précis, oui.

Il la dévisagea plus attentivement, jaugeant son degré d’épuisement.

— Oh, ne t’en fais pas, fit-elle. Je tiendrai le coup.

— Je vais tâcher de nous sortir d’ici. Nous avons un bon génie, à l’extérieur. Vous ne pouvez le voir, mais il est là, près de nous. Il veille sur nos pauvres enveloppes charnelles…

Ollerjeb lui prit le bras, sous le coup de l’émotion.

— Mais ça, comment est-ce possible ? Comment avez-vous pu faire disparaître cette hallucination ?

— Une simple hallucination, Ollerjeb, vous l’avez dit. Que dites-vous de celle-ci ?

Il faisait allusion à la plage, bordée par une mer d’huile, où ils se trouvaient maintenant tous échoués. Elle semblait différente des précédents endroits qu’ils avaient traversés. Il en émanait une sorte d’aura bienfaisante, bien que le ciel fût toujours sombre et lugubre.

— Vous avez réussi à imposer votre vision contre la sienne ? Vous pouvez… modifier le jeu ?

— Mieux que ça, j’espère. Je vais en changer les règles. Par la Position de la Forteresse.

Graymes relata brièvement les événements qu’il avait vécus, car il voulait à tout prix ménager ses forces. La nouvelle de la mort d’Archibald fit planer une grande tristesse qu’il se hâta de dissiper.

— Les morts sont morts. Plutôt penser à ne pas les rejoindre.

— Aviathan nous a enfermés dans l’Œil. Il ne nous laissera jamais en échapper.

— Oui, mais en refusant de le détruire pour exercer sa vengeance, il est lui-même resté sous son emprise. J’ai déjà pu modifier son cauchemar. Je l’ai défié. Il va devoir venir prendre part au jeu. S’il ne le faisait pas, il perdrait tout pouvoir sur nous.

Il marqua une pause pour humer l’air à la façon d’un animal.

— D’ailleurs, il est déjà en route, je le sais…

La peur et le désarroi se peignirent sur tous les visages.

À cet instant précis, un nuage parut grandir à l’extrémité de la plage. Indistinct, tout d’abord, mais qui enfla rapidement jusqu’à prendre l’aspect d’un impressionnant cyclone de ténèbres. Un vent vif et coupant se leva, déchaînant des volutes de sable. Le ciel s’obscurcit davantage, cisaillé d’éclairs mauves. La colonne noire avançait dans leur direction en ondulant. Lorsqu’elle fut si près qu’ils pouvaient en respirer le parfum lourd et menaçant, elle s’immobilisa enfin. Elle prit alors la forme d’un pic qui semblait vouloir griffer les nuages houleux. Et dans la fureur des éléments, elle ancra ses gigantesques racines au sol.

Un trait de foudre perça soudain les nuées, qui vint baptiser avec fracas la Montagne Noire…