CHAPITRE XII

Le jour avait brutalement succédé à la pénombre.

Le désert de cendres s’étendait à l’infini. Un vent torride peignait ses dunes molles. D’étranges oiseaux reptiliens flottaient dans le ciel gris. Graymes imagina qu’il n’était qu’un grain de sable plus sombre que les autres, perdu dans cette immensité terrifiante qui défiait la raison.

Il avait cessé de marcher.

Il s’était assis au sommet d’un monticule de scories, jambes croisées sous lui ; ses deux mains reposaient sur ses genoux, paumes vers le haut. Son menton touchait sa poitrine. Ses yeux mi-clos n’étaient que deux fentes incandescentes. Il était indifférent aux rafales chargées de sable qui fouettaient cruellement son visage.

Il paraissait assoupi. Paraissait.

Des signes cabalistiques qu’il avait tracés devant lui avec une infinie patience sur le sol mouvant, certains s’étaient effacés, d’autres avaient été pervertis par des forces contraires.

Mais pas tous. Pas ceux sur lesquels il avait vraiment focalisé son pouvoir et que des leurres avaient masqués jusqu’au dernier moment. Graymes était un maître dans l’art des leurres magiques. Il avait parfaitement su tromper la sagacité d’Aviathan par une multitude de combinaisons creuses.

Ainsi concentrait-il son savoir depuis des heures, immobile comme un roc, au milieu du désert imaginaire.

Il avait longuement médité, longuement hésité aussi, avant de mettre en œuvre la Position de la Forteresse. C’était un recours dangereux s’il était mal maîtrisé, que seuls pouvaient se permettre les Initiés de haut rang. Mais les circonstances l’avaient imposé comme seule échappatoire possible.

C’était Aviathan qui avait conçu ce jeu terrifiant. Lui qui l’avait semé de personnages cauchemardesques et d’épreuves mortelles. Lui qui avait emprisonné l’esprit de ses ennemis sous la Montagne Noire. Dans l’Œil. L’Œil qui l’avait si longtemps retenu prisonnier. Et maintenant, il retournait son terrible pouvoir contre eux.

Graymes avait dû remonter loin dans sa mémoire. Bien loin… En quête du savoir oublié. Jusqu’à l’époque reculée où il suivait encore l’enseignement du grand John Neery, le sorcier gris ; celle où le vieux maître lui narrait les anciennes guerres qui s’étaient faites dans l’ignorance des hommes, en des siècles immémoriaux, les luttes farouches entre magiciens blancs et magiciens noirs. Banshee Aviathan – qui portait alors un autre nom – appartenait encore au Cercle de Fer. Cet ordre de veilleurs avait pour mission de préserver les Six Fenêtres Mystiques ouvertes sur le Dehors. Car il existe dans ce monde des lucarnes béant sur l’invisible et l’innommable qu’il convient de protéger des curieux, ou des maladroits.

Chaque magicien devait être au service du Cercle de Fer pendant un temps déterminé. John Neery s’était lui-même soumis à ce rite, son tour venu. Tout comme Aviathan. Mais tandis que Neery enseignait les voies difficiles et patientes, Aviathan se complaisait dans les chemins faciles qu’ouvrent les pactes maudits, n’hésitant pas à tourner sa foi vers Ceux du Dehors.

Pour s’attirer leur bienveillance, il ne rechignait pas à transgresser tous les interdits, à se rendre coupable des pires exactions…

Ainsi, il trahit sa charge.

Loin de veiller sur la Fenêtre qui lui avait été dévolue, il créa une brèche permettant à ses idoles impies d’envahir le monde. Cet acte lui valut mieux que leur bienveillance. Il devint leur messager, leur éclaireur. Il retira bientôt une grande puissance de ce commerce, qui le grisa à un point tel qu’il osa réclamer le droit de gouverner seul les autres Fenêtres.

Devant le mal causé, il fut chassé du Cercle de Fer et radié de l’Ordre des Initiés. Dès cet instant, il se voua tout entier au Mal de l’Extérieur. Mais entre-temps, la résistance s’était organisée. Les autres Fenêtres restant intactes, il fut possible de repousser les entités dans le Vide Sans Nom. Aviathan fut traqué et finalement livré à la justice du Cercle de Fer.

Il fut décidé qu’il serait enfermé sous la Montagne Noire, dans l’Œil. Dans le contenu et dans le contenant. Lui et ceux qui avaient soutenu sa cause. John Neery le relégua dans les profondeurs du talisman et le scella lui-même sur le Trône de la Déchéance. Mais il mit en garde ses compagnons. Les oracles l’avouaient, la peine d’Aviathan n’aurait qu’un temps. L’ombre du Commandeur Noir se reformerait un jour et toucherait les Fenêtres.

Oui, c’était la prédiction des oracles.

Et elle était en train de se réaliser bel et bien. Aviathan mettait à présent toute sa force dans son accomplissement. Des siècles durant, il avait ruminé sa vengeance sous la Montagne Noire. Et ce jeu cruel et féroce était le résultat de sa méditation haineuse. Ce jeu sans fin. Sans espoir.

Graymes laissa échapper un son rauque.

L’image qu’il attendait venait de se former devant ses yeux.

La haute silhouette brumeuse et voûtée de John Neery lui-même. Et la voix, la voix qu’il connaissait si bien, forma soudain des mots dans sa propre bouche.

— Ebenezer… Ton orgueil a fait le jeu de l’Ennemi.

— Je sais, Maître. Et j’ai perdu Shör-Gavan.

— Quelle inconscience ! Pourquoi vouloir tenter l’impossible ? A-t-on jamais vu bête prise au piège devenir bourreau de son chasseur ? Aviathan est supérieur au Cercle de Fer, désormais. Et toi, tu n’en fais pas partie.

— Justement.

— Il a gagné en force et en savoir. Ses pactes sont puissants. Toi, ton pouvoir procède des vertus que je t’ai enseignées et de l’épée que je t’ai confiée. Shör-Gavan t’est indispensable. Les connaissances seules ne suffiront pas pour affronter l’Ennemi.

— Il se sert de l’Œil pour accomplir sa vengeance. Ce faisant, il renonce à sa propre liberté. Là réside sa faiblesse. L’Œil est tout à la fois contenu et contenant. Donc Aviathan est ici, lui aussi.

— Hors d’atteinte.

— Que non. Il nous tient par un fil. Je vais tirer sur ce fil et le faire descendre ici. Jusqu’à présent, il a imposé ses visions. Je vais lui imposer les miennes. La Forteresse est prête.

— Cela échouera si tu n’as pas l’Épée. Force te vient par Shör-Gavan.

Graymes renifla profondément, comme empli d’une certitude inébranlable :

— L’Épée j’appellerai à moi en temps opportun. Charme la préserve des mains ennemies.

— Ne cède pas aux voies faciles, Ebenezer !

Un sourire féroce se peignit sur les lèvres de Graymes.

— Aucun danger. Mon père en aurait trop de plaisir, là où il se trouve ! souffla-t-il dans un murmure inaudible.

Le spectre de Neery s’estompa.

Graymes sentit un vent glacé dans ses cheveux. Il rouvrit les yeux.

Le désert avait disparu.