CHAPITRE XIV

— Je connais bien ce temple, soupira Ollerjeb en levant les yeux vers la voûte sombre. C’est celui de la Demoiselle Noire, au Tibet. Il n’y a pas de pire endroit dans cette région du monde. Même les lamas l’évitent. J’ai beau savoir que nous ne pouvons nous y trouver… Pourtant… Aucun doute…

— Il a découvert votre cauchemar, avança Stolley, appuyé sur son grand bâton.

— Ouais, il n’a qu’à puiser en nous comme dans un coffre d’images, grogna Wellerba. Il nous a à sa main. Comme j’aimerais découvrir son cauchemar à lui…

— C’était il y a longtemps, se souvint Ollerjeb. J’étais un jeune novice. Mes maîtres m’avaient prévenu du danger qu’il y avait à approcher la Demoiselle Noire. Plus encore à y pénétrer. Mais bien sûr, je n’ai pas voulu les écouter. J’ai désobéi, pour prouver que je n’étais pas de ceux qui se laissent intimider par des racontars. On m’a retrouvé trois jours plus tard, errant dans les collines. J’étais devenu fou. J’ai mis des mois à me remettre de cette expérience. Et je n’ai conservé aucun souvenir de ce que j’avais vécu. C’est comme si mon cerveau avait enterré ces visions sous une chape de plomb. Je ne veux pas revivre ça. Allons-nous-en. Les goules sont encore préférables.

À cet instant, Jadée s’affaissa avec un gémissement. Ses jambes ne la portaient plus. Elle était épuisée. Sa peau lui brûlait, souvenir de l’étreinte du végétal carnivore. Les épreuves qu’elle avait endurées étaient venues à bout de sa résistance. Aussitôt, Ollerjeb et Stolley s’agenouillèrent auprès d’elle. Quant à Wellerba, il haussa les épaules.

— Je n’ai pas l’impression qu’elle suivra. Il faut aller de l’avant. Si c’est votre cauchemar à vous, peut-être nous épargnera-t-il…

Il eut un rire gras et jeta un coup d’œil au-delà des colonnades qui jusqu’alors les avait dissimulés à la vue d’éventuels ennemis.

— Je vais reconnaître le terrain. (Il tendit l’oreille.) On n’entend plus rien.

Dès l’instant où ils avaient franchi le seuil du temple, les aboiements des goules s’étaient tus. Il se glissa dans la pénombre huileuse. Jadée revint à elle et fit signe qu’elle voulait continuer.

— Il a raison. Je crois que nous devons y aller. Ne vous occupez pas de moi.

Ils se lancèrent sur les pas de Wellerba. Celui-ci avait pris une certaine avance. Ils pouvaient distinguer sa silhouette trapue entre les murs déchiquetés, sous le regard vide des effigies de pierre qui balisaient le passage. Où donc cela conduisait-il ? Jadée frissonna. Elle ne croyait pas que ce cauchemar aurait une fin. Après tant d’horreurs, ils devraient en affronter d’autres, jusqu’au moment où ils sombreraient dans la folie, ou pire encore. Ici, hors du temps, hors du monde, personne ne pouvait leur venir en aide. Depuis un moment, elle n’était plus obsédée que par une pensée. Ne pas être la dernière à mourir.

Des murmures s’élevèrent soudain dans le silence. Elle dressa l’oreille.

— Vous entendez ?

Ollerjeb s’arrêta soudain. Son visage prit une teinte cireuse. Son cri fusa :

— À terre !

Des formes spectrales, plus noires que la nuit, passèrent comme des flèches au-dessus de leurs têtes. Jadée poussa un hurlement.

— Ne les regardez pas ! intima Ollerjeb. Jamais, Wellerba ! Wellerba ! À terre !

Mais sa voix fut comme étouffée par les ténèbres.

Wellerba n’avait pas pris conscience du danger. Il continuait de fouiner le long d’une anfractuosité, en quête d’une issue. Au dernier moment, il dut sentir un déplacement d’air suspect et se retourna. Il n’eut que le loisir de croiser les bras devant son visage. Un ectoplasme arrivait en plein sur lui, lancé comme un missile. Il y eut un choc sourd. L’anthropologue fut projeté à plusieurs mètres de là dans un geyser de sang noir. Transpercé de part en part.

Jadée retint un hurlement.

Sans la poigne vigoureuse d’Ollerjeb, elle n’aurait pu s’empêcher de courir droit devant elle, dévorée qu’elle était par la panique. Les terribles spectres bruissaient autour d’eux tel un vol de mouettes folles, les effleurant de leurs ailes glacées. Le temple tout entier était empli de grouillements. Les pierres remuaient, les statues anciennes souriaient en dansant de façon obscène.

Acculés contre une paroi, Ollerjeb, Stolley et Jadée se tenaient recroquevillés, tremblant de terreur. Des langues de ténèbres caressaient insidieusement leurs corps, frôlant leurs cuisses et leurs gorges. Jadée sanglotait, terrassée par une crise de nerfs silencieuse.

— Fermez les yeux, marmonnait Ollerjeb de temps à autre. Ne les regardez pas ou c’est fini…

Il semblait vivre le summum de l’horreur. Tous ses souvenirs enfouis étaient remontés d’un coup à la surface de sa conscience. Il devait déployer une volonté surhumaine pour dominer la folie qui menaçait de s’emparer de lui.

Ne pas voir. Ne pas entendre. Rester hermétique à toutes les provocations. Voir, c’était mourir. Lui, il le savait. Ces choses n’appartenaient à aucun monde connu, à aucune époque recensée. Elles étaient aussi anciennes que le monde et sans doute bien davantage.

Rassemblant son courage, Ollerjeb prit soudain une décision.

— Il faut sortir, on ne peut pas rester ici… gronda-t-il.

D’ignobles rires accueillirent le son maigre de sa voix. Les attouchements se firent plus précis, plus pervers… Des mottes de matière fécale se mirent à pleuvoir sur leurs têtes. Les êtres n’étaient pas pressés de les achever. Comme tous les démons, ils allaient d’abord s’ingénier à les humilier, à les plonger dans la démence…

Ollerjeb prit la jeune femme par la main. Il mit un bras en avant pour se protéger la figure et courut droit devant lui, talonné par Stolley. Ils enjambèrent le cadavre sanglant de Wellerba. L’Ennemi avançait en besogne. Sûr de lui. Sûr de sa victoire prochaine. Bientôt, sa vengeance totale s’accomplirait et la charge des Fenêtres lui échoirait.

Leur fuite fut de courte durée. Ils se heurtèrent à une haute muraille dont la crête disparaissait dans un lointain enfumée. Ollerjeb frémit de rage. Il ne voulait pas mourir ici, dans le pire de ses cauchemars. Ailleurs. N’importe où. Mais pas ici. Il s’y refusait de tout son être ! À ses côtés, Jadée tituba et s’affaissa à nouveau. Un gémissement s’échappa de derrière le rempart de ses lèvres crispées par la douleur.

— Je n’en peux plus, continuez seuls…

Elle était à bout. Physiquement. Nerveusement. Elle avait franchi toutes les limites auxquelles elle se savait capable de résister. Les deux hommes échangèrent un regard indécis. Le grand Masaï se dévoua. Soulevant la jeune femme, il la jeta en travers de ses épaules. Puis ils se remirent à courir.

Le long du mur qui semblait ne jamais devoir s’interrompre.