CHAPITRE XIII

Single commençait à concevoir de sérieux doutes quant à leur véritable destination. Depuis Brooklyn, l’étrange chauffeur en livrée de croque-mort avait obstinément mis le cap au nord, longeant l’East River envahie par des plages de brume laiteuses. Si bien qu’à présent, ils avaient atteint la pointe sud du Bronx et roulaient au beau milieu d’un territoire de ruines déchiquetées aussi peu engageant qu’un potage de détritus.

La limousine se faufilait tel un grand prédateur silencieux dans les ruelles sordides, barbouillées de peinture et d’autres matières à vocation moins artistique. Elle survolait gracieusement les ornières boueuses et semblait se guider sans la moindre hésitation parmi les colonnes de vapeur qui hantaient ce chaos surréaliste.

À maintes reprises, Single dut réprimer son envie de faire demi-tour. Tout cela sonnait trop étrange à son goût. Il n’était qu’un flic, après tout. Il ne se sentait pas comme Graymes une vocation de démonologue.

Il avait le détestable sentiment d’avoir entrebâillé une porte interdite, derrière laquelle se tramaient des complots incompréhensibles pour les simples mortels. Certes, la longue épée qu’il tenait serrée contre lui sous sa gabardine semblait un passeport digne de confiance pour pénétrer ces dangereuses arcanes.

Mais tout de même, cela ne suffisait pas à évacuer son malaise. La vérité, c’était qu’il avait froid. Et qu’il avait peur. Qu’il n’était pas certain d’être à la hauteur de cette mission qui lui était échue bien malgré lui. C’était une chose que de traquer les criminels assis dans un bureau, entouré du bruissement affairé des collègues en manches de chemise, du crépitement des machines à écrire et du geignement des ivrognes en garde-à-vue. C’en était une autre que de poursuivre une expédition nocturne dont les méandres étaient régis par des codes inédits et où les pièges prenaient l’apparence de sorcières sensuelles au parfum de mort.

En somme, c’était une foutue soirée d’anniversaire.

D’un autre côté, il était plus que probable que Graymes se trouvait en difficulté quelque part. Il n’imaginait pas une seconde de l’abandonner à son sort, même s’il ignorait tout de la magie et des pratiques de l’underground occulte.

À son avis, la meilleure façon de secourir le docteur était de lui rapporter l’épée. Aussi loin que remontaient ses souvenirs, il n’avait jamais vu Graymes s’en séparer. Hormis pendant ses quelques années de retraite dans les bas-fonds de la ville(1). Et même alors, il n’en avait confié la garde à quiconque. Aussi, il semblait peu probable qu’il s’en soit séparé aujourd’hui, surtout dans l’antre d’une sorcière. Single croyait de plus en plus à l’hypothèse d’un enlèvement. Et ce taxi…

Ce taxi ressemblait de plus en plus à un coup tordu maquillé en bonne fortune. Il venait de stopper dans un infâme passage, en face d’une vieille maison préservée du délabrement ambiant.

— C’est ici que vous l’avez conduit ? s’enquit le policier avec une grimace.

— Exactement ici, répondit l’autre en se retournant à peine.

Un peu plus bas, un panneau indiquait le nom de la rue.

Hell Street. Bon. On nageait en plein fantasme.

Single descendit et examina la façade. Une vaste demeure à colonnades qui disparaissait presque sous les assauts d’un jardin en friche, de grandes fenêtres aveugles… Il se pouvait que Graymes soit effectivement venu par ici. L’ambiance était de celles qu’il affectionnait par-dessus tout.

Lugubre, désolée et brumeuse.

L’arrivant dansait encore d’un pied sur l’autre, lorsqu’il eut la prescience d’un danger imminent : il eut tout juste le temps de se retourner. Le grand chauffeur blême s’était extrait de la voiture et fonçait sur lui, une courte hache à la main. Ses yeux luisaient d’un éclat rouge et sa bouche était déformée par un rictus qui ne laissait aucun doute sur ses intentions hostiles.

Single plia les genoux au dernier moment et entendit l’arme siffler juste au-dessus de sa tête. Il dut aussitôt faire un, deux, trois bonds de côté pour éviter d’autres coups tout aussi meurtriers. Le chauffeur avançait toujours vers lui. Sous l’effet de la colère et de la soif de meurtre, de grosses veines saillaient sur son visage, lui donnant l’apparence d’une gargouille.

Le policier comprit qu’il n’avait pas affaire à un humain…

Décontenancé par le tour que prenaient les événements, il mit quelques secondes à réaliser qu’il n’était pas sans arme, lui non plus, Shör-Gavan bondit dans sa main plus qu’il ne s’en saisit. Curieusement, il ne songeait plus au revolver qui lestait son holster, sous son aisselle gauche. D’instinct, il avait senti qu’en face d’adversaires aussi peu ordinaires, les armes ordinaires devaient être de peu d’utilité.

La lame brilla d’un éclat vif et décrivit une soudaine arabesque, rappelant un schéma tactique de football. Du moins c’est l’impression qu’en eut Single sur le moment. Elle coupa la parabole de la hache, en trancha net le manche et entailla sérieusement l’épaule de son agresseur.

Le tout en un souffle de temps. Complètement pantois, l’individu recula vivement, fixant avec une terreur quasi religieuse la pointe qui dansait à quelques centimètres de sa gorge. Il se retrouva acculé contre la portière de son véhicule, et partit en supplications aussi grotesques qu’inutiles.

— Ah ! Ne faites pas de mal à Esgoth ! Je vous en supplie. Esgoth n’est rien. Rien qu’un servant, aux ordres d’un terrible maître qui le battra cruellement si…

— Quel maître ?

— Lui, lui, le Maître. Esgoth n’est rien entre les mains du Maître.

— Comment s’appelle ton maître ?

— Je ne peux pas le dire. Le nommer, c’est l’invoquer. Et sa colère serait terrible s’il savait…

— Graymes est bien là-dedans ?

— Le grand homme maigre ? Oui, certainement. Esgoth le jure ! Il est dedans. Avec les autres. Les autres chiens !

Il partit d’un ricanement strident. Single frissonna. Ce… cette créature… semblait aussi sournoise et retorse qu’un serpent. Il fit gentiment cliqueter une paire de menottes autour des poignets de l’être et l’attacha au volant. Il ne tenait pas vraiment à le savoir dans son dos les mains libres.

— J’entre. Et Esgoth garde la place, vu ?

Il se sentait suffisamment d’aplomb pour affronter l’enfer tout entier, à présent. L’action l’avait galvanisé. Esgoth le regarda d’un air venimeux.

— Toi, nabot, mon maître va te croquer comme une pomme… Oui, comme une pomme…

Single haussa les épaules et abandonna l’autre à son sort.

D’un pas décidé, il franchit la grille inquiétante où s’accrochaient des spectres de brume.