CHAPITRE IX
Graymes se souleva lentement. La tête lui tourna. Une affreuse nausée lui tordit les entrailles. Tel un dormeur qui vient de s’arracher au pire des cauchemars, il regarda avidement autour de lui, cherchant un détail familier auquel se raccrocher. Il ne trouva rien. Rien que les ténèbres qui l’environnaient de toute part. Au moins, il était indemne, et ne percevait plus aucun signe de présence des goules. Il se dressa de toute sa hauteur, scrutant le lointain.
Une flamme bleutée venait droit sur lui.
Il plissa les paupières, sur le qui-vive.
Cette nouvelle sorcellerie ne lui inspirait que méfiance. Derrière la torche, il décela les contours d’une silhouette humaine.
— Eh, toi ! De quel bord du gouffre es-tu ?
Graymes tressaillit. Cette formule n’était employée que par les Initiés de l’Art. Après tout, il se pouvait qu’il ne soit pas le seul à être tombé dans le piège d’Aviathan.
— Je suis Ebenezer Graymes, répondit-il. Mais j’ai porté d’autres noms. Ailleurs.
— Graymes ? fit la voix, semblant rappeler d’anciens souvenirs.
La flamme bleue s’immobilisa à quelques mètres de lui.
Graymes vit mieux la silhouette enroulée dans un pardessus déchiré.
— Le Dr Graymes est un haut dignitaire de l’Art, récita l’inconnu. Il a suivi l’enseignement du grand John Neery, dans le passé. Il détient Shör-Gavan, la lame elfique. Et lui-même n’est qu’à demi humain.
— Le Cercle de Fer est-il prisonnier ici ?
— Ils ont été attirés dans le piège d’Aviathan par le code de ralliement secret. Et moi aussi.
La lumière bleue grandit, dévoilant le visage blême d’Archibald Wayne.
— Pourquoi erres-tu séparé d’eux ?
Archibald partit d’un rire grinçant.
— L’Ennemi a fui la Montagne Noire, aidé par la Sorcière Myrrha qui a volé l’Œil pour lui. Il a séparé nos corps de nos esprits et a enfermé ceux-ci dans le joyau. Il veut gouverner les Fenêtres. À sa manière. En les ouvrant. Les êtres d’Outre-Monde se tiennent près, sur le seuil. Il nous tient. Il est le maître du jeu. Il faut nous soumettre à lui. Sinon, de grandes douleurs nous attendent…
— Se soumettre ? Je suis chasseur, pas gibier.
— Tu n’appartiens pas au Cercle de Fer. Que fais-tu ici ?
— Je te l’ai dit. Je chasse. Les autres, qu’en a-t-il fait ?
— Je n’en sais rien. Nous n’avons qu’une issue, Graymes. Viens avec moi…
Graymes fronça les sourcils. Il n’aimait pas ça.
Archibald fit un pas vers lui en maintenant son feu magique dans le creux de sa main. Sa démarche était raide, son regard éteint. Un léger sourire flottait sur ses lèvres. Le démonologue recula, saisi par une crainte aussi soudaine qu’instinctive. Ce n’était pas là l’Archibald Wayne qu’il avait connu autrefois.
— Va dire à ton maître qu’il ne me soumettra pas, cracha-t-il.
Comprenant qu’il avait été percé à jour, le non-mort rejeta son manteau et exposa les affreuses lacérations qui couvraient son torse. Puis, partant d’un rire fou, il se précipita sur Graymes. Mais ce dernier était déjà revenu de sa stupeur. Il s’arc-bouta de toutes ses forces pour contrer l’assaut. Pendant quelques terribles secondes, les deux adversaires tanguèrent sur place, leurs forces s’annihilant l’une l’autre. Puis Graymes parvint à défaire l’étau d’une rotation de tout son corps. Il repoussa sèchement Archibald. Mais son répit fut de courte durée. Déjà, la créature se relevait, sûre de son invulnérabilité. De fait, Graymes ne se faisait guère d’illusion sur l’issue du combat. Il n’était pas en état de donner la réplique, déjà éprouvé par l’assaut des goules.
Il esquiva une nouvelle charge, avec cette agilité surnaturelle qu’il tenait de ses origines obscures, déséquilibrant l’ennemi au passage. La flamme bleue tomba à ses pieds. Il la ramassa promptement. Archibald ricana.
— Tu appartiens au Maître, Graymes…
L’interpellé prononça une ancienne formule, utilisée dans les temps anciens par les alchimistes. Dans sa main, le feu grandit et vira au rouge. Il le lança avec une adresse diabolique au visage du non-mort. Celui-ci poussa un hurlement. Ses guenilles s’enflammèrent. Une épaisse fumée s’éleva, nauséabonde à vomir. Un instant plus tard, l’être n’était plus qu’une torche humaine courant en tout sens, folle de douleur. À la fin, il s’abattit en avant avec un affreux couinement. Du corps carbonisé s’éleva une étrange vapeur grise, qui prit un bref instant l’aspect d’un affreux ectoplasme, avant d’être aspirée vers les hauteurs.
Quelque part résonna un ricanement moqueur.
Graymes frissonna. Il s’en était fallu d’un cheveu qu’il se laisse prendre à ce nouveau stratagème d’Aviathan. Mais du moins cette expérience lui avait-elle permis d’y voir plus clair dans le jeu de ce dernier. Il commençait à comprendre les mécanismes qui régissaient cet univers onirique.
— Bientôt… murmura-t-il. Bientôt, Aviathan, mon tour de jouer viendra.