CHAPITRE VII
Jadée flottait sur un lit de nuages bleutés. Elle avait perdu toute notion des choses. Du temps. Du reste. Et de la mort qui s’apprêtait à la boire.
Elle voguait quelque part, saoule de parfums aphrodisiaques, loin de son corps qu’enserraient les feuilles vénéneuses. Elle éprouvait un grand bien-être, un sentiment de délivrance, de réconfort. Comme elle n’en avait pas connu depuis bien longtemps. Depuis ses rêveries tendres d’adolescente…
Brusquement, des silhouettes étrangères firent irruption dans son cocon. Qui venait ainsi troubler son merveilleux rêve ? Quels étaient ces individus vociférants et gesticulants ? Elle aurait voulu les envoyer au diable ! Rester seule. Oh oui, seule pour toujours. Elle n’avait plus besoin de personne. Besoin de rien…
Mais leurs voix criardes s’insinuaient peu à peu dans son extase, tels des parasites incongrus. Elle se sentit tirée par les bras et les jambes, en tous sens. Sacré bon sang, pourquoi ne la laissaient-ils pas tranquille ? Qu’avait-elle à voir avec…
— Bon Dieu, sortez-la !
— L’épée, vite !
— Coupez les lianes.
— Impossible, elle est complètement ligotée !
— Tirez !
— Mais cette saloperie la… Il la viole !
Une pénombre glacée tomba soudain sur le mirage bleuté qui l’enveloppait. Une douleur lancinante creusa un chemin brûlant dans son ventre… Quelque chose remuait en elle. Profond. Cela remuait et… Le voile se déchira soudain, découvrant la vérité hideuse. L’être végétal l’avait emprisonnée dans une gangue visqueuse, tissée avec une sorte de suc anesthésiant à la saveur âcre. Son visage était penché sur le sien, et elle se demanda comment elle avait pu trouver à cette chose une quelconque séduction, ou seulement un air humain. Ce n’était qu’un bulbe monstrueux, garni d’épines ruisselantes de venin, qui s’agitait au-dessus d’un tronc ligneux.
Dire que le charme venait de se rompre serait en dessous de l’horreur inexprimable qu’elle ressentit. Elle avait rouvert les yeux sur la réalité : cette plante carnivore la violait jusqu’au sang. Elle vit le bourgeon phallique, qui s’était introduit entre ses cuisses et la besognait comme agité d’une vie propre. Puis, au-delà, des ossements épars, mal enfouis sous une couche de mucus…
Elle se révulsa tout entière et, cédant à une panique animale, se débattit avec l’énergie du désespoir. Mais l’étreinte obscène ne se relâchait pas, la digérant avec lenteur.
— Ne bougez pas, Jadée, on va vous tirer de là ! haleta une voix à ses côtés.
Une voix qu’elle connaissait. L’une de celles qui l’avait tirée de sa torpeur destructrice.
Elle tordit le cou pour tenter de voir qui était près d’elle mais ne distingua que des silhouettes diffuses, qui luttaient férocement contre le prédateur végétal. Des branches sanglantes roulèrent sur l’herbe devenue mauve. Le chant s’éleva à nouveau. Le terrible chant. Différent, maintenant. Hanté par la colère et la haine.
Des racines grotesques surgirent du sol, cherchant à happer les hommes. Mais ceux-ci déployaient adresse et courage pour ne pas se laisser surprendre, si bien qu’elles fouettaient l’air en vain. L’étreinte gluante se desserra progressivement autour de Jadée. Elle en profita pour tendre un bras hors de la gangue et ramassa son poignard. Elle avait entièrement recouvré ses sens et n’était plus habitée que par la peur et le dégoût. Elle trancha les filaments baveux qui la retenaient encore et s’arracha du cocon. Puis, faisant volte-face, elle poignarda son agresseur avec un cri de revanche, avant de tomber à la renverse, vaincue par l’épuisement.
Les hommes se hâtèrent de la tirer à l’écart.
Dans son agonie, le terrible végétal brassait l’air de ses lianes empoisonnées. Ne renonçant pas à atteindre encore ses ennemis. Ses chants hideux finirent par s’éteindre dans le silence.
Les fuyards abandonnèrent la clairière maléfique. Ils se frayèrent un passage parmi les ronces, cherchant le chemin du retour. Ils ne ralentirent qu’une fois en vue du campement précaire qu’ils avaient installé dans le renfoncement d’un grand arbre.
Jadée fut étendue avec soin près du feu.
Elle était en piteux état et fortement commotionnée. C’était bien normal, après les épreuves qu’elle venait d’endurer. Ses vêtements étaient en pièces. Elle-même était couverte de coupures et enduite des pieds à la tête du suc nauséabond de la plante. Et entre ses cuisses dégoulinait un liquide jaune plus répugnant que tout le reste…
Ses quatre compagnons échangèrent des regards sombres tout en prenant place autour d’elle. Trois étaient armés d’épées de facture ancienne bien que de styles différents ; le quatrième s’appuyait sur un long bâton noueux, noir comme du charbon.
Leurs costumes de ville, quoique déchirés et fripés, collaient mal avec le décor ambiant. Ils avaient l’air de naufragés que la tempête a surpris à l’heure de l’apéritif ou entre deux rendez-vous d’affaires. Leurs traits étaient tirés, amaigris, leur regard brûlant était celui des hommes qui ont dû faire face à la mort et savent qu’elle peut à tout moment resurgir devant eux. Jadée n’eut guère besoin de les presser de questions. Elle put lire dans leurs yeux le cauchemar qu’ils vivaient. Un cauchemar identique au sien.
Ses compagnons. Ses compagnons du Cercle de Fer étaient eux aussi tombés dans le piège. D’un coup, leurs noms et leurs visages reprirent place dans sa mémoire.
Celui qui se tenait le plus près d’elle était Affen Ollerjeb de la Fenêtre d’Orient, un grand gaillard robuste au profil de baroudeur tanné par le soleil des Indes et du Tibet, qu’il ne quittait pour ainsi dire jamais. Toujours en quête d’expéditions et de reportages. Sous couvert de journalisme, il était surtout friand d’enseignement lamaïque et n’hésitait pas à partager l’existence ascétique des moines, ses modèles.
Juste derrière dansait d’un pied sur l’autre le gros Nath Wellerba, de la Fenêtre du Horn. La transpiration vérolait son crâne presque chauve et il n’avait plus cette expression joviale que Jadée lui avait connue bien des années auparavant, quand il était encore un jeune et bouillant Initié. Ses petits yeux noirs clignaient de peur, et ses joues flasques pendaient autour de sa bouche ronde et charnue, accentuant son côté bouledogue. Il vivait d’ordinaire en Amérique du Sud sous l’identité d’un chercheur en anthropologie.
Lima Stolley quant à lui n’avait pas lâché son bâton et continuait d’observer les environs avec méfiance. Il parcourait le cœur de l’Afrique en qualité de médecin. Mais il était avant tout gardien de la Fenêtre N’Kaoua. On le disait originaire d’une des plus anciennes tribus Masaï du Kenya, et rien n’était moins improbable, à en juger par son long corps d’ébène souple et infatigable, ses colliers anciens qui dansaient sur son torse et ses manières mystérieuses.
Et pour finir, il y avait Mercutio Tantris, de la Fenêtre du Méridion, un bel homme de type latin aux tempes argentées, au charme viril indéniable, auquel la presse à sensation prédisait un grand avenir politique. Il était celui qui des quatre avait le mieux conservé son vernis d’homme civilisé à travers les dangers que leur groupe avait dû affronter. Le seul qui n’avait pas oublié l’usage du sourire et de la galanterie mondaine. Il retira sa veste et en recouvrit la quasi-nudité de Jadée.
Elle le remercia d’un regard.
Il manquait Archibald Wayne.
Elle était la sixième. Le Cercle du Fer était presque réuni au complet. Elle contempla les autres Initiés avec gratitude, aussi surprise de leur présence que d’avoir su les identifier du premier coup, eux dont elle se remémorait à peine les visages à sa descente d’avion. Peut-être un signe que son ancien savoir lui revenait au feu des dangers. Elle fit à leur intention le signe de reconnaissance traditionnel, en apposant deux doigts de sa main droite sur son front, et murmura la phrase rituelle. Ils répondirent chacun à leur tour, avec gravité.
— Évitez de parler, Jadée, dit Ollerjeb, le lama. Il faut vous reposer. Nous allons tâcher de rester ici un moment.
Sous-entendu, si aucun changement ne venait subitement les déloger. Il paraissait avoir pris l’ascendant sur ses pairs, sans doute parce qu’il était des quatre le mieux entraîné et le plus apte à faire face à ce type de situation – hormis Lima Stolley, l’Africain. Mais ce dernier paraissait se complaire dans un rôle de sentinelle en éveil. Il regardait toujours dans la direction opposée à celle de ses compagnons, surveillant leurs arrières. C’était leur ange gardien, en quelque sorte. À peine avait-il adressé un sourire à la jeune femme qu’aussitôt il repartit à l’écart, sur le qui-vive.
Son attitude lui valut un haussement d’épaules du gros Wellerba, qui essuyait son glaive massif sur l’herbe.
— Encore une chance qu’on ait entendu le chant de cette pourriture, grogna-t-il. Elle n’était pas là quand nous sommes passés, ça j’en suis sûr. Je me demande par quel miracle elle a pu se matérialiser…
Il jeta un regard furtif à la jeune femme, comme s’il la soupçonnait de quelque responsabilité. Le pire, c’est que Jadée eut le sentiment qu’il n’avait pas tort.
— Inutile d’en parler, intervint Ollerjeb. Elle était là. Voilà tout. Ici, les choses ne sont pas ce que nous croyons qu’elles sont. Nous en avons tous fait l’expérience, n’est-ce pas ?
Ce fut à lui de fixer Wellerba d’un air entendu.
— Nous appartenons au Cercle de Fer. Nous devons agir ensemble, et non nous suspecter. L’ennemi n’est pas parmi nous. Il est ailleurs. Quelque part.
— Pourquoi Archibald n’est-il pas ici ? grommela Wellerba.
Vu la mimique des autres, ce n’était pas la première fois qu’il devait poser la question.
— Je parie qu’il est mort. Et son épée perdue.
— Ce n’est peut-être pas le cas.
— Qu’en sais-tu ?
— Rien ne le prouve.
— Rien ne prouve que nous sommes dans la merde, et pourtant, nous y sommes, c’est l’évidence…
Ollerjeb préféra ignorer le coup de sang de son interlocuteur.
— Archibald est peut-être resté dehors, supputa-t-il. Il vaudrait mieux pour nous. Seule une aide extérieure pourrait nous être utile.
— Il n’est pas dehors, s’entêta Wellerba. Il est ici, comme nous. Mort. Je le sens. Je le sais. Quant au salopard qui nous a attirés dans cette maison folle, il cherche à nous avoir l’un après l’autre. Et il réussira.
— Qui est-ce ? fit Tantris.
— Oh, pour ça…
— Mais savez-vous où nous sommes ? interrogea Jadée.
Chacun chercha le regard des autres, hésitant à prendre la responsabilité d’une réponse claire. Ollerjeb finit par lâcher :
— Je crois… Je crois que nos esprits ont été séparés de nos corps. Ce que nous voyons autour de nous n’est qu’une aberration. Mais nous en sommes prisonniers. Aussi sûrement que si nous étions enfermés à double tour au fond d’un cachot.
— Suis-je mon corps ou mon esprit ? railla Wellerba.
— Nous sommes rêve, répondit sentencieusement le lama. Quelque part.
— Comment une telle chose est-elle possible ?
— Notre ennemi est un puissant Initié. Quelqu’un très au fait de notre existence et de nos codes, reprit Tantris, qui semblait le plus détendu, voire le plus insouciant du groupe. Et donc… forcément l’un des nôtres. Le code de ralliement d’urgence que nous avons tous reçu, la façon dont nous avons été conduits ici un à un, et enfin tout ça…
Il fit un geste évasif en direction du jardin menaçant et silencieux qui les cernait de toute part.
— Je suis de cet avis, appuya Wellerba en s’épongeant le front. (Il avait peine à récupérer du combat contre le monstre végétal.) C’est de la magie noire, ou je ne m’y connais pas. L’œuvre d’un démon. Le choix est facile. De ce niveau, ils ne sont guère nombreux à New York. Et le premier nom qui me vient à l’esprit est celui d’Ebenezer Graymes.
Jadée réagit vivement.
— C’est grotesque !
— Ma chère, rétorqua Wellerba avec componction, j’ai bien peur que des motifs personnels n’entachent votre jugement…
— J’ai œuvré à ses côtés, autrefois, c’est vrai. Suffisamment pour savoir qu’il ne se livrerait pas à une mascarade aussi sinistre.
— Qui peut connaître les pensées du Commandeur ? Nous savons tous qu’il n’a que mépris pour le Cercle de Fer. Il a toujours refusé d’en faire partie. Il se croit sans doute trop supérieur.
— Non. Son but est seulement différent du nôtre.
— Vraiment ?
— Assez, signifia Ollerjeb. Si Graymes est le responsable, nous le saurons bien assez vite. Jusqu’à maintenant, il n’a jamais agi contre nous. Et nous ne devrions pas nous en plaindre.
— Si ce n’est pas lui, qui d’autre ? La liste des possibilités n’est pas longue.
Ollerjeb avait manifestement son idée là-dessus, mais il répugnait à en parler.
— Ce n’est pas l’essentiel pour l’instant, trancha-t-il en éprouvant la barbe naissante qui bleuissait son menton. Cherchons plutôt de quelle façon nous pourrions échapper à cette sorcellerie. À ce rêve de mort. Wellerba a raison. Quel que soit cet ennemi, il veut notre destruction. Et par là même prendre le contrôle des Fenêtres. S’il y parvient, nous savons ce qu’il adviendra…
— Oui, il s’alliera à Ceux du Dehors.
— Il observe chacun de nos mouvements, surveille chacune de nos paroles, reprit Tantris – et une ombre passa sur son visage, écorchant un bref instant le vernis de stoïcisme qu’il affichait jusqu’alors. Il est partout. Et il aura notre peau, un par un. Ce fumier…
Un coup de vent glacé passa entre les haies en sifflant méchamment. Les cinq Initiés frissonnèrent.
— On ne devrait pas rester ici, lança de loin Lima Stolley, appuyé sur son bâton.
— Et où voulez-vous aller, cher président ? lança Wellerba, acerbe. Vers quel nouveau traquenard ? Il faut nous faire à l’idée qu’il n’y a pas d’issue. Nous devrions au contraire rester ici et attendre. L’immobilité est notre meilleure arme. Pourquoi faire son jeu ? Pourquoi lui donner la satisfaction de nous voir courir la queue entre les jambes et…
— Ça suffit, Wellerba, intima Ollerjeb.
Le susnommé s’interrompit et haussa les épaules, changeant de registre :
— J’ai faim. Je n’ai pas mangé depuis l’avion. New York est une ville merdique, je le savais depuis longtemps. Rien ne s’y passe comme ailleurs…
— Nous ne sommes plus à New York, décréta Ollerjeb. Plus vraiment.
— Vous pensez que nous avons une chance de ressortir vivants d’ici ? s’inquiéta Jadée.
— Allez savoir, intervint Tantris. Le décor ne reste jamais en place assez longtemps pour que nous puissions trouver la faille…
Il raconta de quelle façon il s’était pour sa part retrouvé enfermé dans une cave foisonnant d’araignées, avant que d’errer dans un couloir sans fin qui n’avait pas de plafond…
— Ce qui est bizarre, conclut-il, c’est qu’il m’est déjà arrivé toutes ces choses terrifiantes en rêve. J’ai la phobie des araignées et des couloirs. J’ai l’impression que nous créons nous-mêmes nos propres pièges. Notre ennemi joue sur nos points faibles, nos terreurs d’enfant, nos fantasmes… (Il se tourna vers Jadée.) Cette plante humaine en est un exemple.
La jeune femme se sentit mal à l’aise. Se demanda s’il n’avait pas raison. Elle avait fait naître son vieux rêve par ce désir soudain et irraisonné de protection. Et aussi par une quelconque frustration sexuelle qu’elle n’avait jamais dû assouvir…
À cet instant, Lima Stolley revint précipitamment.
— Attention, des choses viennent vers nous…
— Quoi ?
— Je ne sais pas, mais…
— Nombreuses ? s’enquit Ollerjeb, anxieux.
— Je crois. L’odeur me rappelle… C’est curieux… Les basses-fosses sous la Montagne Noire…
Les Initiés se relevèrent vivement et regardèrent dans la direction qu’il indiquait avec la pointe de son bâton. L’évocation de la Montagne Noire avait fait mouche. Révélant une obsession qui avait commencé à hanter secrètement chacun d’eux.
La Montagne Noire est dans l’Œil. Et l’Œil sous la Montagne Noire. Se pouvait-il alors que…
Ollerjeb scruta à son tour le fouillis de la végétation environnante. Il crut déceler de longues silhouettes diaphanes qui se coulaient sans bruit dans les buissons environnants.
— Ce sont les goules de Banshee Aviathan, s’écria-t-il. Il faut foutre le camp d’ici !
Il n’avait pas plus tôt lancé cet avertissement qu’une longue aiguille siffla dans l’air et vint se ficher dans un tronc, à quelques centimètres de sa figure… Presque aussitôt, des hululements terrifiants s’élevèrent de toute part…