CHAPITRE I

Archibald Wayne cessa soudain de s’agiter dans ses chaînes.

Par-delà le grincement du métal rouillé qu’il maltraitait, il venait de distinguer un bruit inédit jusqu’alors. Un grattement derrière le mur. Il tendit l’oreille avec plus d’attention. Oui, il n’y avait aucun doute. Des ongles crissaient de l’autre côté, derrière la paroi purulente de lichens. Des myriades d’ongles. Ou de griffes… Une bouffée de terreur l’envahit, aspirant l’oxygène de ses poumons.

— Holà ! appela Archibald – et il eut conscience que sa voix blanche et tremblante ne lui faisait pas honneur – Je vous en prie, montrez-vous ! Aidez-moi ! Délivrez-moi !

Il fixa l’entrée du cachot avec des yeux agrandis par un espoir irraisonné. Par pitié, que quelqu’un vienne ! Que quelqu’un entre. N’importe qui. N’importe qui d’humain. Il n’y avait donc personne dans cette demeure infernale ? Pourtant, depuis le début de cette sinistre farce, il se sentait observé. À chaque seconde, il pouvait sentir peser sur lui un regard cynique et haineux qui brûlait quelque part dans ces ténèbres. La panique qui obscurcissait son cerveau n’avait pas altéré ses pouvoirs en totalité. Il était encore capable de déceler ces choses.

Mais la porte resta close.

Les grattements s’amplifièrent.

— Que voulez-vous de moi ? Répondez, nom de Dieu ! Que veut dire tout ça ? Je sais que vous êtes là, que vous me voyez… Qu’est-ce que je dois faire pour… ?

Le silence caverneux lui répondit, seul.

Et les grattements.

Cette sensation étouffante d’être épié comme un insecte sous une lame de verre épuisait lentement mais sûrement sa résistance nerveuse. Il comprit qu’il n’avait d’aide à attendre que de lui-même. Une bouffée de rage tordit ses entrailles. Ses mâchoires se mirent à trembler, comme celles d’un être prématurément sénile. Une sueur malsaine roulait le long de ses tempes et glaçait sa nuque. Il passa sa langue sur ses lèvres craquelées. Il n’avait plus de salive. La peur l’avait bue. Comme elle le buvait tout entier. Sans hâte. À petites lampées gourmandes.

Il s’acharna encore sur les chaînes qui mordaient cruellement dans la chair de ses poignets, de ses chevilles en sang. Un temps, il avait cru pouvoir venir à bout de l’anneau rivé dans la pierraille. Comme tant d’autres, cet espoir s’était effrité au fil de ses efforts infructueux, épuisants. Même la magie n’avait pu lui être d’aucun secours. Elle s’était heurtée à une force contraire beaucoup trop redoutable. Ses facultés brouillées, exsangues, le rendaient maintenant incapable d’y recourir à nouveau.

Il lorgna en direction de son épée plantée dans la boue, hors de la porte… Elle lui avait échappé des mains lorsqu’il avait été avalé par le sol. Il s’arc-bouta à nouveau, étirant sans ménagement son corps douloureux, tendant une main vilainement entaillée. Il ne lui manquait qu’une poignée de centimètres pour toucher le pommeau. Une cruelle poignée de centimètres…

Il tomba à genoux sur les dalles maculées d’excréments desséchés, encombrées d’infâmes ossements. Ossements qu’il n’osait croire humains…

C’est alors que les rats firent leur apparition. D’énormes rats immondes, noirs et velus, avec de petits yeux noirs sans vie.

Des rats, mon Dieu !

Ils avaient fini par creuser un passage à la base du mur et glissaient maintenant furtivement dans sa direction, en feignant de musarder. Archibald se tétanisa. Il avait la phobie des rats. Et ceux-là étaient les plus monstrueux qu’il lui ait jamais été donné de voir. L’un d’eux profita de son immobilité pour venir planter ses crocs venimeux dans son mollet. Il emporta un morceau de chair que lui disputèrent aussitôt ses congénères, avec des cris suraigus.

La douleur, ajoutée à son aversion, agit sur Archibald comme un coup de fouet. Il se redressa avec un grognement de rage, chassant à coups de pied les répugnants rongeurs qui recommençaient à l’assaillir, à tour de rôle, selon un plan d’attaque qui paraissait soigneusement mis au point. Échappant à ses gestes désordonnés, ils se replièrent un peu plus loin et l’observèrent. Froids. Indifférents. Patients…

Ils n’étaient pas pressés. Ils attendaient leur heure en batifolant dans les flaques d’eau croupie, jaugeant sa résistance par des harcèlements ponctuels. Quand les crampes, le froid et l’épuisement viendraient mettre leur victime à portée de mâchoires…

Hors d’haleine, Archibald s’adossa au mur pour s’accorder un répit. Il n’avait pas la moindre idée des mobiles de son tortionnaire. Moins encore de son identité. Cette situation était absurde, grotesque. Il avait peine à croire qu’elle soit vraiment réelle. Qui pouvait le haïr au point de lui infliger un pareil supplice ?

Il avait perdu toute notion du temps.

Comme dans un rêve, il revit ses derniers instants d’homme libre. Ses gestes anodins tandis qu’il quittait son bureau, salué par le petit personnel. La conversation banale du chauffeur de taxi – un fanatique de base-ball, intarissable sur les exploits de tel ou tel joueur et au fait de tous les derniers ragots – à laquelle il s’était borné à répondre par de vagues onomatopées ennuyées. Archibald n’aimait pas le sport en général et le base-ball en particulier. Il était plutôt du genre collectionneur, maniaque de l’ordre et des étiquettes. Il se souvenait du paysage morose qui avait défilé derrière la vitre. Il n’allait jamais dans le Bronx. Réflexe d’autodéfense. Tous ces détails dérisoires et futiles qui se perdent d’ordinaire dans le tourbillon du quotidien prenaient subitement une importance insoupçonnée, ici. Dans le noir. Dans le froid.

Et puis il revoyait ce couloir sordide, la trappe qui s’ouvrit sous ses pieds. La chute… Il n’avait pas perdu connaissance très longtemps. Mais assez en tout cas pour permettre à quelqu’un de l’enchaîner à ce mur poisseux.

Il songea à Ann pour la première fois. Elle allait l’attendre en vain au bar du Waldorf. Il doutait qu’elle prévienne la police ou qui que ce soit. Non, elle se contenterait de consulter sa montre Cartier avec un petit pincement de lèvres affecté. Une fois. Puis deux. Enfin, elle décroiserait ses superbes jambes gainées d’un filet noir et, ramassant son sac avec une moue, s’éloignerait vers la sortie avec cette démarche de mannequin qui faisait frémir toutes les libidos masculines sur son passage.

Cette pensée ne fut pas pour l’apaiser.

— Vous aurez de l’argent, tout ce que vous voudrez, murmura-t-il. Mais bordel, délivrez-moi !

À cet instant précis, un parchemin brun atterrit à ses pieds en décrivant une gracieuse arabesque. Il était en tout point identique à celui qu’il avait reçu le matin même, celui qui l’avait convié à ce sinistre rendez-vous. Ce traquenard. Il s’abaissa pour tenter de déchiffrer les caractères gothiques soigneusement tracés… C’était bien la même écriture. La même provenance…

Il n’y avait qu’une seule ligne : VOUS AVEZ PERDU, ARCHIBALD. VOUS DEVEZ QUITTER LE JEU.

Il n’avait pas plus tôt fini de lire que la page s’enflamma avec un grésillement sulfureux. D’un mouvement instinctif, il se rejeta en arrière. Que signifiait…

Au même instant, ses chaînes se détachèrent de ses poignets comme par enchantement et tombèrent sur le sol avec un bruit sourd. Il fut si surpris qu’il manqua en perdre l’équilibre et trébucha dans la boue.

Il cligna des yeux, s’apprêtant à faire face aux rats.

Mais les rats avaient disparu.

Il n’osait croire qu’il était à nouveau libre, que ce jeu atroce avait pris fin. Son premier geste fut de se précipiter vers son épée… Elle aussi avait disparu. Il en conçut certes un grand désarroi, car elle représentait beaucoup. Et même au-delà. Mais dans l’état de délabrement psychologique où il se trouvait, il se résigna à abandonner cette rançon, pourvu qu’elle lui permette de revoir le jour.

Haletant, il se tourna vers la porte. Elle s’entrebâilla avec un grincement rauque. Était-ce possible ? Était-ce possible ? On le rendait à la vie. Au monde extérieur. Il n’était plus fait pour de telles épreuves, non, il l’admettait volontiers. Autrefois, peut-être, quand le monde était différent. Mais aujourd’hui, il menait une vie rangée, loin de tous ces affrontements sanglants pour le pouvoir occulte. Il avait une société commerciale bien à lui, deux lofts en plein Manhattan et une villa en Floride en bord de mer. Un compte en banque copieusement garni et des maîtresses à la pelle.

Non, il laissait volontiers sa place.

Et son épée.

Il aurait abandonné tous ses biens pour le seul privilège de n’avoir jamais vécu ces heures d’angoisse. Forfait, le vieil Archibald ! Fini. Il n’avait jamais songé à former un successeur. Quelqu’un qui puisse reprendre sa charge d’Initié au sein du Cercle de Fer. Mais le Cercle de Fer existait-il seulement encore ?

Il tituba dans le couloir qu’éclairaient de loin en loin les torches bleutées. De quel côté était la sortie ?

Il prit à gauche. Au hasard. Il pressentait que la direction n’avait pas d’importance. L’issue se trouvait là où le Maître du Labyrinthe souhaitait qu’elle se trouve. Pas vrai ?

Longeant le mur fissuré, il atteignit l’extrémité du passage.

Il se heurta à une grille noire où s’infiltraient des écharpes de brume. Il craignit le pire, s’accrocha aux barreaux, s’attendant à ce qu’ils lui résistent. Mais il n’en fut rien. Sous la première poussée, ils s’effacèrent docilement.

De l’autre côté courait un nouveau chemin pavé. Il s’avança à pas feutrés dans la clarté funèbre. Les pierres filaient sous ses pieds en pente douce. Un claquement sec dans son dos lui apprit que la grille s’était refermée sur lui…

Il préféra ne pas se retourner. Autour de lui, les ténèbres s’épaissirent, si cela était encore possible. Un courant d’air fétide lui fouetta le visage. Il devait y avoir une faille, par là. Une ouverture sur l’extérieur, peut-être bien… Mais il avait beau scruter les environs, il ne distinguait pas grand-chose. Hormis ce chemin squameux qui s’entortillait à l’infini devant lui.

Quelque part se mit à sourdre un grincement métallique.

Affreux. Semblable à celui que peut provoquer une enseigne rouillée ballottée par le vent marin.

Il poursuivit son avance. Il cherchait à se convaincre qu’il ne s’agissait là que d’une ultime épreuve avant le monde civilisé. Une moquerie. Il avait perdu. Certes. Mais quelles étaient les règles ? Quel était l’enjeu ?

Trouver l’issue. Et vite. Il y avait urgence, maintenant. Le vent s’était levé. Un vent d’outre-tombe, chargé d’effluves méphitiques qui évoquaient la profondeur des tombes et l’honneur des corps en décomposition.

Il pressa l’allure. Instinctivement.

Le grincement se précisa. Il leva la tête.

Une vieille enseigne rouillée dansait dans la nuit, portant une inscription : BIENVENUE EN ENFER.

Il frissonna. Le chemin s’était élargi et remontait légèrement. À la faveur d’un éclair, il crut distinguer au-dessus de lui une silhouette inimaginable, effrayante au-delà de toute expression. Un tronc d’homme enchâssé dans un trône mouvant et répugnant. Il éprouva une terreur plus mordante, plus odieuse que toutes celles qui avaient planté leur griffe dans son cœur jusqu’ici. Il ne voulait pas marcher vers cette chose, non… Mais le brouillard bouillonnait autour de lui et l’obligeait à aller de l’avant, toujours de l’avant.

Il était comme un enfant qui freine des quatre fers pour éviter la punition du placard. Mais le placard l’aspirait avec une force contre laquelle il était impuissant à lutter. Les volutes graisseuses, immondes, ruisselaient autour de lui, qui protégeaient l’approche de la Mort. Il pouvait la sentir ramper vers lui en déroulant ses anneaux. Il étouffa un sanglot. On l’avait trompé…

Mon Dieu !

Deux énormes mains griffues émergèrent soudain devant son visage et plongèrent en direction de sa gorge. Avant qu’il ait pu esquisser le moindre geste, les ongles recourbés déchiquetèrent sa carotide, transformant son hurlement en un écœurant gargouillis. Il fit un geste pour retenir les geysers de son sang qui inondaient les pavés avec violence. Mais le chaud liquide filait entre ses doigts comme le temps qui passe, formant d’ignobles rigoles où vinrent s’ébattre des chauves-souris.

Sa vue se brouilla. Son cri s’éteignit. Il s’effondra sur les pierres. Le diabolique gémissement de l’enseigne cessa. Et les rats se faufilèrent dans les vapeurs miasmatiques pour vaquer à leur macabre besogne…