CHAPITRE III

Jadée Olsen ne connaissait pas New York. Elle n’y avait même jamais mis les pieds. Ses voyages la conduisaient plus volontiers en Europe. À Londres, Paris, Milan ou Leningrad. Il arrive que le hasard vienne combler ce genre de lacunes au moment le plus inattendu, et dans ce cas précis, il avait revêtu la forme d’une étrange invitation, glissée la veille sous sa porte, à Amsterdam. Le temps de décacheter l’enveloppe, de déchiffrer les symboles ésotériques tracés sur le parchemin, et le message avait flambé entre ses doigts. Elle n’avait eu que le temps de griffonner une adresse sur un morceau de papier, suivie de symboles obscurs seulement compréhensibles de quelques rares Initiés de par le monde.

Sans perdre un instant, elle avait annulé tous ses rendez-vous et réservé une place dans le premier avion disponible. Durant tout le voyage – et maintenant encore, tandis qu’elle arpentait les coursives de J-F. Kennedy – elle avait cherché des visages connus dans la foule. Disons-le, des visages presque estompés de sa mémoire et qui fuyaient les noms qu’elle cherchait à leur accoler. Mais il y avait longtemps. Si longtemps, vraiment, qu’ils semblaient appartenir aux souvenirs d’une étrangère.

Qu’étaient-ils devenus, ces visages ? Avaient-ils encore une épaisseur ? Une existence quelque part ? Derrière quels masques se dissimulaient-ils à présent ?

Elle-même n’était-elle pas retranchée derrière ce déguisement d’experte en œuvres d’art, appointée par les plus grands musées ? Le déguisement d’une jeune femme très mode en tailleur Chanel, aux cheveux décolorés coupés courts, dont le visage à l’ovale parfait aussi lisse qu’un galet amoureusement poli par le ressac, le nez retroussé et la bouche charnue en forme de cœur suscitaient tant de convoitises masculines… Seul le regard gris nuage démentait cette apparence stéréotypée, et aussi quelque chose d’un peu sombre dans l’expression, d’un peu figé dans le maintien. Le regard trahit toujours l’être masqué, c’est bien connu.

Jusqu’ici, elle n’avait rencontré que des faciès anonymes, indifférents à autrui, masques ordinaires, sans intérêt, qui n’avaient évoqué aucun souvenir. Mais ça ne signifiait pas qu’elle était la seule à avoir répondu au code secret de ralliement. D’ailleurs, cette pensée ne l’avait pas effleurée. Elle était convaincue que les autres aussi avaient été contactés. Où qu’ils se soient trouvés dans le monde, ils avaient dû agir comme elle. Ils avaient laissé tomber leurs affaires et étaient accourus le plus vite possible.

Car rien n’était plus important qu’un tel message pour ceux qui appartenaient au Cercle de Fer. Réunion d’urgence première. Tout abandonner et se rendre sur-le-champ à l’endroit indiqué.

Ils devaient certainement tous se trouver déjà en ville. Il se pouvait même que l’on n’attende plus qu’elle pour commencer… Cette éventualité la rendit nerveuse.

Elle se résigna à prendre un taxi, lasse de faire le pied de grue dans les courants d’air de l’aéroport. Personne n’était venu la chercher. Du moins, pas celui qu’elle attendait. Le seul qui avait encore un visage dans sa mémoire. Il se pouvait que le message l’ait également atteint, et dans ce cas…

Non, il n’y avait aucune raison. Il n’appartenait pas au Cercle de Fer. Devait-elle l’avertir de sa présence ici ? À quoi bon ? Pourquoi remuer ainsi de douloureux souvenirs ? C’était inutile. Trop d’années avaient passé, des années qui pour elle comptaient double.

Son voyage l’avait harassée. Elle ne se sentait pas le courage d’aller au rendez-vous sur-le-champ. Ses vêtements moites lui collaient désagréablement sous les aisselles. Ils empestaient l’avion, ce qui constituait pour elle le summum du nauséabond. Elle avait grand besoin d’une douche et de quelques heures de sommeil. Et aussi de se repoudrer. Elle se sentait vulnérable quand son maquillage laissait à désirer. Son vernis de femme du monde. Son masque.

Elle donna l’adresse du St Regis Sheraton.

Elle n’avait qu’une petite valise, ce qui fit sourciller les porteurs. Mais son élégance ainsi que son aplomb d’habituée des palaces du monde entier firent qu’elle obtint une chambre sans réservation.

Elle s’éplucha de son tailleur sitôt la porte refermée et se jeta sous la douche. Elle attendit que le parfum du savon l’ait emporté par K.O. debout sur l’insinuant relent de la 1e Classe Panam, puis elle s’épongea en s’espionnant du coin de l’œil dans le miroir. Elle aimait son corps. Souple et nervuré de muscles, avec une poitrine haute et menue, un ventre plat et des fesses étroites de sportive.

Elle se fit monter un souper léger. Elle était en peignoir lorsque le garçon d’étage frappa à la porte, poussant un chariot en argent. Elle remercia d’un pourboire et d’un vague sourire, puis mangea de bon appétit. Après s’être essuyé les lèvres avec le coin de la serviette brodée, elle sentit que ses forces lui revenaient.

Elle se leva et ouvrit son mince bagage. À l’intérieur se trouvaient des vêtements de rechange légers. Et un étui de cuir long comme son avant-bras. Elle déposa le tout religieusement au pied du lit. De l’étui, elle dégagea un long poignard dont la lame étrangement ondulée brilla à la clarté de la lampe de chevet. Elle la contempla un instant comme pour y puiser un regain de courage. Puis la remisa avec lenteur.

Elle s’étendit sur le lit et éteignit la lumière.

Elle resta ainsi près d’une heure dans le noir. Sans dormir.

Quand elle sut que le moment était proche, elle s’habilla et passa l’étui à sa ceinture, dans son dos. Elle boutonna sa gabardine jusqu’au col et quitta sa chambre.

— Taxi, madame ?

Le chauffeur avait passé sa figure blette par la vitre de sa limousine sans attendre l’appel du portier. Il portait un costume gris sombre et une casquette noire qui lui donnaient des airs de croque-mort. Il la couvait d’un regard de furet, un sourire malicieux aux lèvres. Elle se pencha vers lui. Il fronça les sourcils en déchiffrant la feuille de carnet griffonnée à la hâte qu’elle lui tendait.

— Vous connaissez ? demanda-t-elle avec un soupçon d’appréhension dans la voix. Tout à l’heure, votre collègue prétendait n’en avoir jamais entendu parler. Il m’a dit qu’un nom pareil, c’était une blague.

Il la dévisagea attentivement puis haussa les épaules, avant de répondre avec une mimique ambiguë :

— C’est dans le Bronx. Là-bas, les rues changent de nom tous les mois. Un sale quartier. Les taxis n’y vont pas volontiers. C’est pour ça. Mais moi, je peux vous emmener…

Elle monta, soulagée.

— Vous n’êtes pas d’ici, j’ai l’impression…

Elle secoua la tête, regardant ostensiblement par la vitre. Elle n’avait pas envie d’entamer la conversation.

— Vous aimez le base-ball ? demanda soudain le type en la lorgnant dans le rétroviseur.

— Non, murmura-t-elle.

— Non, vous n’êtes pas d’ici. Sinon, vous aimeriez ça, croyez-moi…

Jadée ne répondit pas. Elle voulait éviter de prêter le flanc au verbiage du bonhomme. La nuit tombait. Une nuit humide, glacée comme un suaire, où les écharpes de brume bileuse s’enroulaient autour des réverbères tels les anneaux blafards d’un interminable python.

Bientôt, les boulevards enrubannés de lumière de Manhattan s’effacèrent. La limousine remonta vers le nord, écartant de son étrave lustrée l’écume ordurière de passages plus étroits, noircis de suie et de vomissures urbaines. Elle s’enfonçait dans la partie gangrenée de la mégapole. Le faisceau de ses phares fouillait la chair putride des rues-moignons, ou arrachait à l’obscurité des tumeurs-immeubles déchiquetées par l’infection.

De loin en loin vacillait le rougeoiement de braseros de fortune autour desquels sautillaient des larves bipèdes. Uniques parasites de ce squelette blême qu’écrasait un silence funèbre.

Jadée frissonna sous son imper.

— Est-ce que nous arrivons ? interrogea-t-elle.

Le chauffeur ne lui répondit pas, absorbé par la conduite ou feignant de l’être.

Il vira dans un passage escarpé qui grimpait entre deux théories de ruines post-apocalyptiques. Au passage, elle eut le temps de lire un panneau mangé par la rouille. Hell Street. C’était bien le nom de la rue qu’elle cherchait. Elle touchait au but. Mais elle n’en conçut aucune sorte de soulagement. Avait-elle fait tout ce chemin pour être abandonnée ici, en pleine nuit, au milieu de cet effrayant désert infesté de débris humains ? Elle était à la fois déçue et désemparée. Peut-être avait-elle imaginé en son for intérieur une réunion mondaine dans un salon particulier ? Si c’était le cas, il lui fallait déchanter. Elle mesura à cette occasion combien elle s’était embourgeoisée, amollie. Et ça ne lui fit pas plaisir.

La limousine stoppa devant une grande demeure à colonnes un peu déplacée dans cet environnement délabré. Du moins semblait-elle en meilleur état que le reste, et cela rasséréna quelque peu la visiteuse. Mécaniquement, elle tendit cinquante dollars par-dessus l’épaule du chauffeur. Il s’empara du billet lentement, sans se retourner. Elle sentit encore son regard chafouin peser sur elle, par l’intermédiaire du rétroviseur. Décidant de n’en tenir aucun compte, elle descendit. Elle fut sur le point de lui demander d’attendre un instant, le temps de vérifier que…

Mais c’était ridicule. N’appartenait-elle pas au Cercle de Fer ? Oui… Seulement c’était il y avait longtemps. Dans une autre vie. Ailleurs.

La voiture exécuta un demi-tour et repartit sans qu’elle cherche à la retenir. Elle caressa l’étui en cuir passé dans son dos, et ce geste affermit sa résolution. Elle était Jadée Olsen, gardienne de la Fenêtre d’Hypérion. Initiée de troisième rang.

Elle resta un instant à danser d’un pied sur l’autre, observant la façade étrangement lisse de la maison. La disposition des ouvertures évoquait un masque funéraire posant sur elle son regard inexpressif et dur.

Elle prit une brusque inspiration et traversa la rue.

Puis elle poussa la grille du devant et s’enfonça dans l’allée bordée de plantes exubérantes. Elle passa entre les colonnes, consciente d’être observée. À son approche, la lourde porte s’effaça sans un grincement. Elle franchit le seuil de la bâtisse, avançant avec précaution sur le dallage poussiéreux. Un couloir s’évada devant elle, faiblement éclairé par des chandeliers scellés au mur.

Elle le suivit sans hésiter.

Au bout de quelques pas, elle fut avalée par une salle de proportions gigantesques, une salle de bal ajourée d’immenses fenêtres ouvertes sur la nuit. Les voilages gris soulevés par le vent glacé flottaient à l’horizontale avec des claquements d’oriflammes endeuillés.

Jadée fut parcourue d’un tremblement. Il n’y avait personne.

Elle sentit un mouvement dans son dos. Autre chose qu’un simple courant d’air. Elle pivota. Le couloir avait disparu.