CHAPITRE XV
La porte s’ouvrit sans un bruit sous la poussée discrète de Single. Avant d’entrer, il jeta un coup d’œil en arrière. Mais la brume s’était refermée dans son dos en lourds panaches, de sorte qu’il lui fut impossible de rien distinguer au-delà des sombres massifs de végétation qui s’agitaient dans le jardin. C’était comme s’il venait de franchir une frontière indécise entre rêve et réalité. L’appréhension fit battre son cœur un peu plus fort dans sa poitrine, tandis qu’il passait le seuil.
Même pour quelqu’un d’étranger aux choses de l’occulte, l’atmosphère oppressante de la bâtisse était parfaitement perceptible. L’air était empuanti par des relents fétides. La pénombre engluait le moindre recoin. Pour autant qu’il put en juger lorsque ses yeux se furent un peu accoutumés aux ombres, il s’agissait d’une vieille maison abandonnée, de ce type qu’on rencontre fréquemment dans les campagnes et que les paysans évitent à la nuit tombée. Sa présence en plein New York avait un petit quelque chose d’incongru, même pour une ville où n’importe quoi était censé pouvoir se produire. Un grand escalier menait aux étages.
Single retint son souffle. Il avait le sentiment de n’être pas seul. Il partit sur la droite, en faisant tous les efforts possibles pour ne pas faire craquer le plancher pourri. Il visita les pièces une à une au rez-de-chaussée. Elles étaient vides.
Au fil des minutes, sa peur de découvrir le cadavre de Graymes au détour d’un couloir augmentait. Il se demanda un instant s’il ne rêvait pas. S’il n’était pas tout simplement dans son lit, en train d’arpenter un cauchemar fertile en ignominies généré par l’abus de champagne.
Nom de Dieu, où était Graymes ?
En flic consciencieux, il était résolu à explorer cette affreuse baraque de fond en comble.
Il retrouva finalement le hall d’entrée. Il n’avait que tourné en rond. Harassé comme après un long périple, il observa l’escalier qui disparaissait dans les ténèbres.
Il y avait quelque chose là-haut.
Il inspira profondément et grimpa, poussant l’épée devant lui pour plus de sûreté. Une seconde, il s’interrompit, prêtant l’oreille. Il lui semblait percevoir une respiration sourde, quelque part dans les profondeurs de la maison. Un halètement rauque et régulier.
Il atteignit néanmoins le premier étage sans autre frayeur. À nouveau, une enfilade de pièces. Selon un schéma identique au précédant, sans doute : elles devaient former un couloir amenant devant un second escalier.
Single se prêta à ce nouveau circuit.
Ce fut dans la seconde chambre qu’il les découvrit.
Cinq hommes et une femme, assis en cercle. Immobiles telles des statues de pierre. Trois d’entre eux étaient morts. Le premier semblait avoir été recraché par un laminoir. Ses vêtements étaient en lambeaux. Ses yeux encore grands ouverts sur l’horreur d’une agonie innommable. Le second avait les traits défigurés par une souffrance abjecte. Sa poitrine avait été évidée comme par un gigantesque dénoyauteur. Des débris d’organes jonchaient le parterre tout autour. Quant au troisième, il semblait avoir été entièrement vidé de son sang et sa peau blême portait les marques de piqûres profondes.
Leurs compagnons semblaient encore intacts. Single n’aurait pas osé prononcer le mot vivants. Car ils ne semblaient plus habités par le moindre souffle. Prostrés dans une sorte de léthargie éveillée, ils fixaient quelque chose devant eux sans le voir, et ne semblaient pas s’être aperçus de sa présence. Il tendit une main pour les toucher… Mais à cet instant précis, un murmure lui parvint de la pièce voisine. Surpris, il tendit l’oreille. Il ne pouvait pas se tromper. C’était bien la voix de Graymes. Même si elle semblait sourdre d’un gouffre sans fond.
Abandonnant l’étrange réunion, il se dirigea vers elle.
Les ténèbres se firent plus denses. Et il lui sembla qu’il mettait longtemps à atteindre son but. Une silhouette était accroupie là, au milieu de la salle. Ses yeux brillaient tels deux éclairs blancs.
— Docteur Graymes ? interrogea Single, qui se mettait à douter de ses propres yeux. Graymes ? C’est vous ?
Il se passa un temps. Puis la voix du démonologue résonna à nouveau, mais elle semblait s’effilocher dans l’espace et n’atteignit que faiblement le policier.
— Siiingle… Vous avez l’épée… Par les ténèbres !… Bien joué…
— Nom de Dieu, Graymes, qu’est-ce que tout ça veut dire ? Il y a trois morts à côté !
Il fit mine de s’approcher. Graymes le stoppa net.
— Ne bougez pas !… Je suis ici… mais n’y suis pas !… Ne me touchez pas… ou vous serez prisonnier… vous aussi !
Il marqua une pause, comme pour récupérer d’une grande dépense d’énergie. Puis :
— Où suis-je ?… Me voyez-vous ?…
La question parut bizarre à Single, mais il se garda bien d’en faire la remarque. La communication s’avérait visiblement pénible pour son interlocuteur. Il se passait là un phénomène qu’à défaut de comprendre, il ne voulait pas empirer :
— Je vois les quatre murs d’une chambre. Elle est complètement vide, et vous êtes assis au milieu. Sur le plancher. Nous sommes au premier étage d’une grande maison abandonnée et… Sacré bordel, Graymes, il y a six autres personnes ici, dont trois cadavres salement amochés ! Qu’est-ce que je suis censé faire dans ce merdier ? Vous m’entendez ? Vous me voyez ?
Silence prolongé. Puis la réponse vint, comme freinée par un décalage temporel :
— Je ne vous vois pas… Je vous sens… Mais je vois l’épée… dans la nuit… Tout est nuit… autour de moi…
Single n’eut pas trop de toute sa volonté pour rester à distance de son ami. Celui-ci dut le deviner. Il reprit :
— Restez où vous êtes !… L’épée… Single… L’épée… Plantez-là devant vous !…
Le policier décida d’obéir sans chercher à comprendre.
Il ficha sèchement l’arme dans le plancher.
Alors la silhouette de Graymes parut grandir démesurément dans l’obscurité, se déplier telle une liane ombreuse. Il leva la main gauche avec peine, trahissant un effort inimaginable, comme s’il luttait contre quelque esprit invisible. Puis des mots drus, en un dialecte inconnu, tombèrent de sa bouche.
L’épée se mit à vibrer. Single s’écarta prudemment. Et il fit bien. Comme aimantée par la main de Graymes, Shör-Gavan s’arracha subitement du sol et traversa les airs pour venir s’y loger. Le démonologue poussa un cri de triomphe.
Single resta bouche bée, sans comprendre ce qui s’était passé.
— Single ? Vous êtes toujours là ?… Oui… Je vous sens, mon ami. Je savais que vous viendriez.
La voix de Graymes sonnait presque normalement, à présent. Ou tout au moins, elle n’était plus distordue par cette infernale réverbération. Il poursuivit :
— Un terrible ennemi est dans la maison, Single. Il ne peut rien contre vous aussi longtemps que vous n’entrerez pas dans son jeu, vous entendez ? Il n’a pas de prise sur vous. Vous êtes un élément impondérable. Extérieur. Mais il nous tient, moi et les autres…
— Ils sont à côté.
— Y a-t-il une femme parmi eux ?
— Oui. Et aussi un grand Africain et un Eurasien. Les autres sont morts.
Graymes laissa échapper un sifflement.
— Trois sur six. Je peux encore agir. Écoutez bien. Nos esprits ont été séparés de nos corps et enfermés dans un joyau magique appelé l’Œil. Dans l’Œil s’étend un domaine infini qui peut changer par la volonté de celui qui le détient. Je n’ai qu’une carte à jouer : attirer le maître du jeu dans son propre labyrinthe. Quoi qu’il arrive, n’intervenez pas. Le moment approche.
*
* *
— Tu as échoué… murmura Aviathan.
Et son torse enraciné au magma se pencha dangereusement en avant. Sa voix rauque ébranlait les murs.
— Tu as échoué… Et tu as menti, aussi… reprit-il.
Comme il posait son regard incandescent sur elle, Myrrha sentit une force incoercible peser sur ses épaules. Ses genoux cédèrent brutalement et elle se retrouva à plat ventre au pied du trône immonde, les bras en croix, dans l’impossibilité d’esquisser le moindre geste.
— Je n’ai pas menti, non ! couina-t-elle.
Elle tremblait de tout son corps à l’idée des supplices inimaginables auxquels il pouvait la soumettre. Elle ne savait que trop de quelles ignominies il était capable lorsque la rage le prenait.
— Tu m’avais affirmé que cette maison était protégée. Que personne ne pourrait y pénétrer hors ceux du Cercle de Fer. Et pourtant, il y a un étranger, ici. Quelqu’un d’extérieur au jeu !
— C’est Esgoth qui l’a conduit ici en espérant l’abattre, protesta la sorcière en se tordant de douleur. C’est cet imbécile d’Esgoth, ton servant ! Pas moi !
— Mais tu devais attirer un ami de Graymes dans ton repaire et lui arracher Shör-Gavan sitôt qu’il l’aurait retirée du sol ! Qu’en est-il ?
— L’épée a obéi à cet homme, ce Single ! Un non-Initié. Personne ne pouvait le prévoir !
— Si. Toi. Tu pouvais le prévoir. Prévoir que Graymes savait parfaitement ce qu’il faisait en venant à toi et en t’offrant son gage… N’as-tu pas compris qu’il s’est volontairement livré à toi ? Il espérait ainsi pénétrer dans l’Œil. Et il a réussi, sachant que ce Single viendrait à son aide, d’une façon ou d’une autre.
— Maître, je…
— Il nous a bernés. Il a échappé à tous les pièges. Et à présent, le comble ! Il a osé adopter la Position de la Forteresse. Contre moi ! Et par là-même, il peut communiquer avec l’extérieur ! Être le contenu et le contenant, à son tour. À l’heure qu’il est, il détient l’épée !
— Ce n’est pas…
— Tu vas payer !
Elle sentit l’haleine brûlante d’Aviathan courir sur son corps comme s’il s’apprêtait à la dévorer. Elle avait à présent l’impression qu’une montagne tenait en équilibre sur ses reins, et elle se dit qu’il allait la broyer comme une brindille. Déjà ses os craquaient dangereusement. Du sang coulait de ses narines. La pression devenait réellement atroce…
Puis, progressivement, elle se relâcha. Comme si, au dernier moment, Aviathan avait renoncé à lui infliger un châtiment aussi banal et rapide. Elle put à nouveau remuer bras et jambes. Son visage était couleur de cendre, strié d’estafilades. Elle toussa de longues minutes, au bord de la syncope.
Le Commandeur Noir ne faisait plus attention à elle. Il contemplait la pierre ovale accrochée à son cou. Elle s’était assombrie.
— Ceci ne serait rien, reprit-il sur un ton plus calme, non, rien du tout, si à présent Graymes ne parvenait en plus à modifier mes propres visions…
Myrrha frémit de la tête aux pieds. Elle pria aussi fort qu’elle put pour qu’Aviathan ne se souvînt pas que l’idée d’user de l’Œil pour accomplir cette vengeance raffinée venait d’elle. Elle se souvenait encore de ses propres paroles : « Cette pierre par laquelle ils t’ont scellé au Trône de Déchéance, prends-la avec toi et fais-les souffrir par elle. Dicte-lui tes rêves et emprisonne leurs esprits à l’intérieur. Éternel tourment. Éternelle mort… »
Elle bredouilla piteusement :
— Ce n’est pas possible. Tu contrôles l’Œil, personne ne…
— Il a modifié mon rêve, comprends-tu ? Mon rêve. Dans quelle mesure peut-il interférer avec mes propres pensées et imposer les siennes, maintenant ?
— Je n’en sais rien, mais l’Œil est une prison sûre dont il ne pourra pas s’échapper.
— Tu ne sais rien. Tu n’es qu’une sorcière. Bien des révélations apparaissent à celui qui adopte la Position de la Forteresse. Il desserre mon emprise. Lentement. Je le sens. Je sais ce qu’il veut. Il cherche à m’attirer dans le jeu. Pour me combattre à l’intérieur de l’Œil. Rusé est-il, le digne élève de John Neery.
Le terrible regard d’Aviathan glissa du joyau à la silhouette de Myrrha prostrée à ses pieds.
— J’aurais pu briser cette pierre lorsque tu me l’as apportée et me libérer à jamais. Je serais totalement libre d’aller et venir, à l’heure qu’il est, au lieu de rester enraciné ici, au fond d’une vieille maison perdue. C’est sur ton avis que je n’en ai rien fait. Tu m’as assuré que l’Œil sert celui qui le tient et recèle nombre de pouvoirs ignorés, même de moi…
Myrrha porta une main devant sa bouche.
Elle venait de capter les intentions du sorcier.
— Non ! hurla-t-elle, tout son corps tremblant.
— Tu vas conduire Ebenezer Graymes jusqu’à moi, dit-il.
Et il effleura le front de la jeune femme avec la pierre en marmonnant une imprécation…
Myrrha eut un mouvement de recul horrifié. Mais son corps ne lui répondait déjà plus. Elle eut le sentiment d’être aspirée au fond d’un gouffre empli d’images démentielles…