CHAPITRE II

Ils étaient trois. Trois Noirs dépenaillés qui avaient envahi bruyamment le wagon en forçant les portières sur le point de se refermer. Ils avaient l’allure de grands loups maigres. Démarche élastique, rythmée par le cliquetis des babioles métalliques qu’ils avaient épinglées çà et là. Ils fleuraient bon le joint frais et la crasse raclée au fond des ruelles pouilleuses de Harlem.

Les rares passagers leur jetèrent de vagues coups d’œil où se mêlaient agacement et appréhension. Ceux qui somnolaient à demi se redressèrent en clignant des paupières. On serra davantage sacs et cabas contre soi. On ramena sur ses genoux le revers de jupe égaré avec trop de négligence. Ici comme ailleurs dans la mégapole, le nombre ne protégeait pas. Alors, la stratégie consistait à se rendre transparent. Inexistant.

Scène ordinaire de la vie dans une rame de métro new-yorkais un peu tardive.

Les trois Noirs remontèrent nonchalamment l’allée en s’accrochant aux poignées, dévisageant les bourgeois qui faisaient mine d’être absorbés par tout autre chose. Les arrivants échangeaient des blagues. Mais leur hilarité sonnait faux. Surtout, elle sonnait dangereux. En fait, ils étaient en chasse de quelques dollars facilement extorqués. Ils s’arrêtèrent un instant aux côtés d’une femme de quarante-cinq ans encore belle qui s’était rencognée contre la vitre constellée de postillons. Elle paraissait sanglée dans son imperméable gris muraille que striait la courroie de son sac. Un vrai bunker. Ils tinrent un conciliabule muet aussi bref qu’informel, hésitant sur l’intérêt à lui accorder. Clin d’œil. Ricanements.

Ils décidèrent de passer, non sans avoir gloussé quelques obscénités. C’était son jour de chance.

Rangée suivante. Une vieille dame dormait, allongée de tout son long dans un grand pardessus ajouré par les mites et les cafards. Le prochain contrôle la déchargerait sur le quai avec ses poux et son sac à provisions encombré d’immondices.

Ils ne lui prêtèrent pas une bribe d’attention.

Ils avaient déjà repéré leur proie.

L’homme installé au fond du wagon dut sentir leurs regards peser sur lui. Mais il resta d’une impassibilité de marbre, le nez plongé dans un magazine qu’il parcourait avec un intérêt visible derrière ses lorgnons en demi-lunes. C’était un grand gaillard maigre aux cheveux gris, emmitouflé dans un manteau sombre à collerette totalement démodé. Difficile d’évaluer son âge. Sa figure évidée sous les pommettes faisait songer au tranchant d’une hache effilée. Sa bouche ne formait qu’un trait dénué de sensualité. À peine leva-t-il ses grands yeux délavés lorsque les Blacks l’encerclèrent.

— Eh, toi, qui tu es ? demanda le chef de la bande en pointant vers lui un index agressif.

Le voyageur fit comme s’il n’avait pas entendu. Il examina tour à tour les faciès ingrats qui soufflaient sur lui une haleine ayant dépassé la date de fraîcheur limite. Puis se replongea sans mot dire entre les pages de sa revue. On ne pouvait lire ni crainte, ni agacement sur ses traits. Juste de l’indifférence. Une indifférence calme. Blasée.

Les voyous lui arrachèrent le journal des mains et le déchirèrent jusqu’à ce qu’il n’en reste plus qu’un tas de confettis. Il n’eut pas d’autre réaction que d’ôter ses lorgnons et de les ranger dans la poche intérieure de son manteau. Sa lecture était terminée, voilà tout.

— D’où tu sors, papa ? T’as gagné tes fringues au musée, non ?

Il ne bougea pas un muscle, se laissant rudoyer et insulter sous les regards atterrés du reste des voyageurs, qui par ailleurs se gardaient bien d’intervenir. Comme il n’avait pas de sac, ils entreprirent de le fouiller. L’un d’eux parvint à immiscer une main fouineuse dans l’échancrure du manteau, en quête du portefeuille…

Il la retira tout aussitôt avec un braillement de douleur, comprimant ses phalanges cruellement entaillées contre son ventre. Un filet de sang dégoulina à l’intérieur de sa manche. Il roula des yeux fous.

— Nom de Dieu ! Il m’a coupé, il m’a coupé, ce salopard ! Il a quelque chose là-dedans !

Les regards des deux autres allèrent bêtement de sa main vilainement coupée au visage impavide de leur proie.

— Mais bordel, vous comprenez ce que je dis ? Cet enfoiré est piégé !

Le métro ralentit. Les portières s’ouvrirent avec un grincement menaçant. L’homme couva soudain le meneur d’un œil dur et un rictus retroussa ses lèvres.

— Pas lui, décida celui-ci, soudain mal à l’aise. C’est qu’un sale con. On se tire !

Ses compagnons obtempérèrent, sans vraiment comprendre la raison qui les poussait à cette retraite hâtive. Ils savaient seulement qu’il valait mieux ne pas insister. Question de flair. Question de survie. Ils n’eurent que le temps de sauter sur le quai avant le départ de la rame. Comme s’ils avaient eu le diable aux trousses.

Le voyageur les poursuivit encore un instant de son sourire glacé à travers la vitre, jouissant de leurs mines déconfites. Puis, ignorant les regards intrigués des autres passagers, il ferma les yeux et se mit à somnoler.

Deux stations plus loin, il s’étira et descendit tranquillement. Il resta un instant sur le quai à suivre des yeux la rame qui s’enfonçait dans les ténèbres. Puis d’une démarche retenue, semblable à celle d’un grand fauve, il s’engagea dans les couloirs déserts, négligeant les ascenseurs.

Il ne prenait jamais l’ascenseur.

*
* *

Il quitta la rue éclairée pour emprunter un passage bordé d’immeubles abandonnés. Une bataille de chats éclata sur un terrain vague voisin. Il n’y prêta aucune attention, longea un grillage placardé d’interdictions dérisoires. Au bout d’une centaine de mètres, il tourna sur sa gauche et pénétra sous un porche branlant. La flamme d’un briquet crépita soudain sous son nez. Il distingua l’imposante silhouette d’un gros type barbu tapi là tel un chien de garde prêt à mordre.

— Qu’est-ce que tu veux ? aboya l’autre en approchant dangereusement la flamme de son visage.

Le visiteur se garda de répondre. Ses longs doigts maigres se refermèrent comme des tenailles d’acier sur le poignet boudiné du cerbère. Puis, d’un geste à peine perceptible pour l’œil, il abattit le tranchant de la main à la base de son cou. Le gros s’affaissa avec un sifflement bizarre. La flamme du briquet s’éteignit.

Nuit.

Il enjamba la masse sans un regard et poussa la porte ouvragée de ferronneries hideuses. Elle céda avec un craquement lugubre au premier coup d’épaule. Il s’arrêta sur le seuil de la salle voûtée, ses yeux mobiles enregistrant instantanément la topographie des lieux.

Dans la clarté rougeâtre, des hommes et des femmes aux corps maquillés de peintures grotesques à vocation incantatoire s’accouplaient frénétiquement au centre de pentacles inoffensifs. L’air s’emplissait de gémissements, de râles lubriques et d’appels aux divinités sombres. Le mouvement ondulant des fessiers huilés, le creusement obscène des bassins faisaient songer à une houle humaine agitée d’un vent d’hystérie. Enivrés par les vapeurs d’encens aphrodisiaque, les participants ne prêtèrent aucune attention au nouveau venu.

Celui-ci laissa filer un sourire carnivore sur ses lèvres minces en contemplant la scène. Il descendit la volée de marches déjetées qui menait au centre des ébats. Il fut accueilli en bas par un nain hirsute vêtu d’un pagne crasseux.

— Comment avez-vous pu entrer ! Vous n’êtes pas membre ! Foutez le camp d’ici, connard, c’est privé !

Il attrapa le nabot et le souleva de terre avec un air mauvais, aussi aisément qu’une peluche récalcitrante. Le petit homme se mit à gesticuler piteusement en roulant de gros yeux terrifiés.

— Non ! couina-t-il. Redescendez-moi immédiatement ! C’est une cérémonie pour initiés.

— Où est Myrrha ? s’enquit doucement le visiteur en resserrant encore sa terrible poigne.

— Aaarrgh ! Est-ce que je sais, moi ! Par là, au fond.

L’arrivant envoya rouler le roquet sans ménagement et s’avança entre les damnés peinturlurés qui poursuivaient sans relâche leur grand œuvre initiatique en psalmodiant des inepties.

Quelque part tintait un instrument métallique qui semblait orchestrer cette débauche païenne. Il avisa au fond de la salle une alcôve dissimulée aux regards par une tenture. Passant outre les sollicitations obscènes d’une esseulée, il écarta le rideau d’un geste brusque, arrachant au passage quelques anneaux de la tringle.

Myrrha leva vivement vers lui son visage maculé de suie. Elle n’était vêtue que de colliers d’ivoire dont certains lui descendaient jusqu’aux chevilles. Par endroits, sa peau sombre disparaissait sous des tatouages effrayants. Ses cheveux très noirs, serrés en tresses, roulaient sur ses épaules osseuses. Sous l’effet du maquillage et sans doute aussi de quelques drogues, ses yeux clairs paraissaient démesurés, tels deux lacs verts encaissés dans une vallée de scories.

L’apparition du personnage ne sembla pas la surprendre. Du moins ne manifesta-t-elle aucune inquiétude. Elle sourit même légèrement, découvrant ses petites dents blanches et pointues.

— Docteur Graymes… murmura-t-elle. (Sa voix était grave, aux résonances chaudes et profondes.) Docteur Ebenezer Graymes… Si je m’attendais…

Pure rhétorique. Graymes haussa les épaules. Il se savait au contraire attendu. Espéré. Son œil méfiant courut dans les moindres recoins de la pièce.

La jeune femme laissa échapper un rire cristallin.

— Veux-tu que je te dise la bonne aventure ?

— Non.

Elle se rejeta en arrière dans un cliquetis d’amulettes et de bracelets, prenant appui sur les coudes avec la grâce lascive d’une plante vénéneuse. Elle lui faisait face, les cuisses largement écartées, ne dissimulant rien de son anatomie la plus intime. Elle le défiait de son corps, s’en servait comme d’une arme. Une arme particulièrement redoutable.

Graymes garda son regard rivé dans le sien. Silencieux.

Il connaissait les pouvoirs de Myrrha, l’ensorceleuse de Brooklyn. L’art hypnotique qu’elle savait déployer pour faire tomber les hommes trop confiants dans ses filets.

On racontait que c’était une Gorgone. Qu’il lui arrivait de transformer ses proies en pierre.

Graymes n’aurait pas parié un dollar contre.

— Banshee Aviathan est revenu, laissa-t-il brutalement tomber. Il est à New York. Je le cherche.

— Banshee Aviathan ? répéta-t-elle d’un air songeur. Attends. Laisse-moi me souvenir… N’était-ce pas ce magicien dévoyé, voué aux cultes sombres, que le Cercle de Fer a autrefois banni de sa confrérie et enchaîné sous la Montagne Noire ? La malédiction du cercle pèse toujours sur les Fenêtres du Monde…

— Ne joue pas les chroniqueuses. Dis-moi ce que tu sais et où je peux le trouver.

Elle s’offrit le luxe d’une moue boudeuse :

— Tu es imprudent de venir perturber une de mes cérémonies. Très imprudent, Commandeur. Je pourrais te faire jeter dehors, tu sais…

— Tes menaces me font froid dans le dos.

— Ça m’étonnerait. Tu es déjà froid. Déjà mort. Depuis longtemps.

Elle le narguait, mais il détecta la peur qui flotta un instant dans ses yeux lorsqu’il porta la main sous son manteau.

— Tu étais très liée à Aviathan, à une certaine époque, reprit-il. Il n’a pu se libérer que parce que quelqu’un a déplacé l’Œil sur le flanc de la Montagne Noire. Et j’ai des raisons de penser que ce quelqu’un, c’est toi…

— Moi ! C’est ridicule. Je n’ai plus rien à voir avec Aviathan. Mes pactes avec lui sont rompus…

— Tu veux me faire croire que tu n’as pas idée de l’endroit où il se trouve ?

Il lança un coup d’œil mauvais en direction de l’orgie qui se déroulait à côté. Constatant à cette occasion que quelques hommes se massaient devant l’escalier. Il lui serait sans doute plus difficile de sortir que d’entrer. Mais cela importait peu.

— Où est Aviathan ? L’Œil n’a pas été brisé. Je l’aurais su. Le détient-il ? Que veut-il en faire ? Quel tour prépare-t-il ?

— Je n’en sais rien… Trop de questions.

— Je n’aurais qu’à claquer les doigts pour vider ton commerce minable. Mauvais pour les affaires. Mauvais pour les rites. Tu veux voir ça ?

— Non ! (C’était presque un cri.) Je ne suis pas aussi fidèle à Aviathan que tu sembles le croire, balbutia-t-elle. J’ai peur de son retour, moi aussi.

— Vraiment ?

— Allions-nous. Je sais où il se trouve. Oui, je le sais… Mais je joue gros si je parle. Je veux de toi un gage de protection, d’abord.

— Je n’entre pas dans ces rituels.

— Tu es un Initié. Tu es soumis aux rituels qui te sont imposés dans les formes.

— Tu te crois de taille à m’imposer quoi que ce soit ?

— Tu es le quémandeur. J’ai droit à ce gage. C’est la règle.

— La règle ordonne une réponse sincère, n’oublie pas.

— Tu as peur. Au fond, tu n’es pas si sûr de ta force…

Graymes ricana.

— Tu as mon gage. Que veux-tu en échange du service que je te demande ?

— Ta semence.

Le visage de Graymes se ferma.

— Ton prix est trop élevé.

— Il s’agit de Banshee Aviathan. N’est-il pas ton plus mortel ennemi ? Celui qui guette les Ennemis du Dehors et rêve de les voir gouverner ici ? Tu as tort de marchander.

Elle s’était maintenant totalement renversée sur le dos, les jambes repliées contre la poitrine dans une position d’attente. Graymes renifla. Elle avait finement joué en invoquant les procédures d’étiquette entre Initiés. Il était possible qu’il regrette avant longtemps de s’être laissé piéger par la coutume. Elle pouvait faire mauvais usage de ce don qu’elle lui réclamait. Et sans doute était-ce ce à quoi elle songeait en ce moment !

Mais d’un autre côté, il devait obtenir à tout prix l’information. C’était capital. La présence d’Aviathan à New York était en soi une menace autrement plus urgente. Il tira la tenture derrière lui. Elle sourit en constatant qu’elle avait obtenu gain de cause. Un sourire pervers. Dangereux.

Il écarta un pan de son manteau et retira de la gaine intérieure sa longue épée, qui portait une trace de sang frais près de la poignée. Un souvenir de l’imprudent junkie du métro… Il la planta sèchement dans le sol au pied de la litière.

— Shör-Gavan l’épée est témoin du gage, annonça-t-il. D’ici ne pourra la retirer que ma main ou celle d’un de mes amis.

— J’accepte ton témoin. Viens. J’attends ce moment depuis longtemps…

Elle souleva langoureusement le bassin, faisant rouler ses hanches minces aux courbes sensuelles :

— Je suis bien certaine que l’on t’a compromis par le passé dans des gages plus désagréables, non ?

— Ne te fais aucune illusion. Ce n’est qu’un gage. Rien de plus. Je viendrai le reprendre lorsque la menace sera écartée.

— J’y compte bien.

Elle l’attira sur elle avec une douceur mielleuse qui le révulsa. Il avait le sentiment de se donner à un serpent femelle. Il s’enfonça dans ses chairs sans plaisir, ni tendresse. Elle passa les bras autour de son cou en se cambrant profondément pour l’aspirer tout entier. Il buta profondément en elle. Elle était douce. Suave. La tension monta dans ses reins comme une bouffée de vapeur. Il la mit sur le compte de l’encens, et du contexte érotique de la messe noire qui se poursuivait derrière le rideau.

Il se confina aux gestes les plus élémentaires, la laissant se démener pour venir à bout de lui.

— Parle, maintenant, lui souffla-t-il en sentant qu’elle se crispait autour de son membre. Dis-moi où je peux trouver Aviathan.

— Je t’y conduirai moi-même… après…

La diablesse savait y faire. Elle se poussait si bien contre lui, en l’enveloppant de gestes excitants, qu’il ne tarda pas à sentir l’approche de la rupture. Il se répandit longuement dans son ventre. Mais son visage resta de marbre et ses lèvres serrées ne lâchèrent pas le moindre cri.

— Ta part du marché, maintenant…

Elle le fixa froidement.

— J’ai promis de te mener jusqu’à lui… (Sa main effleura la nuque de Graymes.) Je le ferai…

L’ergot dressé de la bague le piqua légèrement au cou, sous l’oreille, juste assez pour laisser pénétrer le venin. La légère brûlure le fit tressaillir. Il comprit qu’il venait d’être floué. Avec un grognement de tigre blessé, il s’écarta vivement de la sorcière et tendit une main vers son épée. Mais son geste resta suspendu. Le poison agissait à une vitesse fulgurante. Il chercha à lutter contre la paralysie qui gagnait chaque fibre de son corps ; en vain.

Il s’abattit d’un coup sur le sol.

Rigide et glacé comme un cadavre.