CHAPITRE X
L’adresse que Single avait griffonnée sur une page de carnet le mena à l’une de ces ruelles infâmes qui serpentent dans l’ombre du pont de Brooklyn, parmi des entrepôts désaffectés et de vieilles demeures insalubres. Le policier ne fut pas très étonné de se retrouver dans un pareil endroit. Le Dr Graymes fréquentait rarement les lieux à la mode. Il cultivait plutôt un goût pervers pour les bas quartiers, les tavernes peu recommandables et les passages étroits où il trouvait sans doute matière à ses recherches démonologiques.
Il y avait deux hommes en lui : l’un totalement lisse et effacé, arborant besicles et manières douces ; l’autre sombre et effrayant, brandissant d’anciens grimoires et une épée sanguinaire couverte de runes. Selon toute vraisemblance, c’était ce deuxième homme qui s’était aventuré dans ce passage embrumé où Single avançait maintenant avec prudence.
Il frissonna sous son imperméable.
L’humidité pestilentielle qui remontait du fleuve tout proche s’insinuait jusqu’à la moelle de ses os. Les numéros des immeubles étaient oblitérés par la crasse et les graffiti. Il avait le plus grand mal à les déchiffrer. Toutefois, il repéra celui qu’il cherchait au détour d’un terrain vague. Il s’enfonça sous un porche sombre. Pour y voir, il dut craquer une allumette.
Sa stupeur fut grande lorsqu’un visage inquiétant, chevelure et barbe hirsutes, se matérialisa soudain dans le fragile halo lumineux. Pour un peu, il aurait mis la main à son arme.
— N’aie pas peur, flicard. T’es chez des amis, ici.
Le sourire carnassier était moins rassurant que les paroles, mais Single était décidé à aller jusqu’au bout, quels que soient les risques, Durant le trajet, il avait réfléchi. Il soupçonnait Graymes de se trouver en danger ou retenu contre son gré, quelque part. Peut-être était-ce la faute du jeu d’arcades de Johnny. Il n’arrêtait pas de repenser au chevalier, empalé sur les pieux alors qu’il s’apprêtait à délivrer la princesse.
Espérait-on l’attirer dans le même piège ? Ou se servir de lui comme médiateur dans une quelconque transaction occulte ?
Il allait franchir le barrage du portier lorsqu’un bras se tendit devant lui.
— Tu peux entrer, mais sans arme, ordonna l’homme.
Single n’était pas bien grand, mais il n’avait pas pour habitude de se laisser dicter des conditions. Il considéra le gorille d’un air teigneux.
— Viens me la prendre, guignol.
L’allumette s’éteignit dans sa main, et il balança deux crochets en plein foie qui touchèrent au but avec un bruit de pneu crevé. Il acheva sa besogne d’une manchette derrière la nuque, étendant raide le mauvais coucheur. Ensuite, il prit le temps de gratter une seconde allumette pour examiner son œuvre. Satisfait, il poussa la lourde porte ornée de ferronneries sinistres.
Il n’avait plus le moindre doute sur la nature du repaire où on l’avait convié. Il avait déjà suivi Graymes dans ses pérégrinations nocturnes, suffisamment pour reconnaître l’antre d’une sorcière quand il en voyait un. Les pentacles tracés au sol, les décorations d’un goût douteux et les relents d’encens qui flottaient dans l’air lui inspiraient une répulsion instinctive. Encore une de ces pythonisses à un dollar qui faisaient leur ordinaire de voyances et d’orgies !
— Vous savez, vous n’auriez pas dû démolir ce pauvre Freddy. Il n’est là que pour chasser les importuns…
— Moi aussi, répondit Single en cherchant autour de lui d’où pouvait provenir la voix.
Une voix éraillée. Déplaisante.
Il découvrit enfin un homme minuscule qui tirait le bas de sa gabardine. Un vilain gnome, en vérité, dont l’aspect lui donna la chair de poule.
— Où est Graymes ?
— Ne vous inquiétez pas du docteur, le rassura précipitamment le petit homme avec un sourire édenté. Il est parti. Mais il nous a confié un objet bien embarrassant que nous ne pouvons conserver. Il nous a promis que vous viendriez nous soulager de cette responsabilité.
— Pourquoi n’êtes-vous pas venu chez moi le déposer ? Pourquoi ce rendez-vous tardif ?
— Nous ne voulons courir aucun risque. Vous comprendrez lorsque vous verrez l’objet en question…
Tout en parlant, le nabot descendit l’escalier gauchi qui s’ouvrait devant eux. Single le suivit, non sans surveiller les alentours avec défiance, une main près du holster. Il n’aimait pas cette ambiance de flambeaux et de fumées, cette luminosité rougeâtre qui baignait la salle de pierre comme une antichambre de l’enfer. Non plus que ces dessins obscènes qu’il piétinait sur les traces de son peu rassurant guide.
Soudain, l’un des rideaux funèbres qui tendaient la pièce s’écarta et une femme apparut. Elle était d’une grande beauté, avec un rien de perversité dans le regard. Ses longs cheveux noirs cascadaient en désordre sur ses épaules. Son corps était mince et nerveux, pour autant que Single pouvait en juger par les échancrures assassines de sa robe de soie.
Il regarda autour de lui. Le nain s’était volatilisé.
— Vous êtes Mr Single ? demanda l’arrivante d’une voix enjôleuse que des incantations fréquentes avaient rendue étonnamment rauque. Je suis navrée de vous avoir fait venir ici si tard.
— Vous avez quelque chose à me remettre ? s’enquit Single, que le charme de la créature ne laissait pas indifférent.
— Le Dr Graymes m’a assuré que vous étiez la seule personne à pouvoir prendre soin de l’objet que voici…
Elle écarta davantage la tenture, et le policier eut la stupeur de découvrir, plantée au centre de l’alcôve, la longue épée du démonologue. Il aurait reconnu l’arme entre mille, à cause des inscriptions anciennes qui veinaient sa lame. Inscriptions de pouvoir, gravées, disait Graymes, par le burin effilé des elfes à une époque immémoriale.
— Je doute que le docteur soit parti de son plein gré en abandonnant ceci derrière lui, observa Single en affrontant la sorcière du regard.
— Il l’a pourtant fait. En gage de bonne volonté. Mais je trouve ce gage un peu encombrant, à présent… Reprenez l’épée, Mr Single. Et emportez-la.
Single s’approcha d’un pas hésitant. Où était le piège ? Il sentait les poils de ses mains se hérisser, et ce n’était jamais de bon augure. Il frôla son interlocutrice, respirant le parfum capiteux qui émanait de sa chevelure. Après tout, que risquait-il ? Il était armé. Et il pensait être de taille à lutter contre une femme, fût-elle sorcière, un nabot et un garde du corps amoché.
Il referma les doigts sur la poignée de Shör-Gavan, prêt à tout… L’arme se mit à vibrer légèrement. C’était la première fois qu’il la touchait. Le contact tiède, rassurant, presque amical, ne lui déplut pas. Il tira d’un coup sec.
— Il la tient ! cria sa compagne en s’écartant.
Single comprit au son de sa voix qu’elle venait de donner l’alerte à quelque sbire dissimulé dans un coin. Il bondit aussitôt hors de l’alcôve, espérant prendre l’ennemi de vitesse. Mais le traquenard était bien monté. Il n’avait pas atteint le centre de la salle qu’il se trouva encerclé d’hommes à demi nus, dont l’expression fanatique et cruelle ne laissait aucune illusion quant au sort qui lui était destiné.
— Je suis officier de police, laissa-t-il tomber avec une crispation des mâchoires. Tirez-vous de mon chemin, ou il va y avoir de la casse…
Il aurait tout aussi bien pu s’adresser à un mur. Les adeptes de la vénéneuse prêtresse continuèrent d’avancer. Aussi décida-t-il qu’il était temps de couper court aux politesses. Il avait amorcé un geste en direction de son revolver lorsqu’il se produisit une chose étrange : l’épée parut s’animer entre ses mains. Une clarté bleuâtre l’inonda jusqu’à la rendre presque aveuglante. Elle tournoya à la vitesse de l’éclair, cueillant l’homme le plus proche au creux du ventre. Il s’abattit, comme foudroyé. Déjà, elle se retournait contre les autres poursuivants, cisaillant l’air avec des sifflements stridents.
D’abord stupéfait, Single maîtrisa rapidement les sursauts belliqueux de l’arme. Il engagea une terrible joute, obligeant ses adversaires à reculer. La sorcière avait le visage ravagé par une grimace de colère qui lui ôtait toute séduction. Elle n’avait sans doute pas imaginé que Shör-Gavan déploierait sa puissance entre les mains d’un non-Initié, fût-il ami de Graymes… Et pour l’heure, cette négligence torpillait son plan. L’épée taillait ses gens en pièces. Et Single avait maintenant atteint l’escalier…
Il était trop heureux d’avoir gagné l’issue pour hésiter davantage. Il lui fallait fuir, emporter l’arme loin d’ici. Il recula jusqu’à l’entrée, bataillant ferme contre le front serré de ses assaillants. Le sang ruisselait sur les marches et la cave résonnait du gémissement affreux des blessés abandonnés sur les pentacles…
Single croyait vivre un cauchemar.
Il n’eut conscience d’une présence derrière lui qu’à l’ultime seconde. Il s’écarta, juste assez pour échapper au coup de couteau du cerbère de l’entrée qui avait récupéré entre-temps. Il s’en fallut de peu qu’il ne soit embroché. Réagissant au quart de tour, il fit passer l’autre cul par-dessus tête. Emporté par son élan, le portier percuta ses complices de plein fouet, provoquant une avalanche burlesque de corps emmêlés. Le policier apprécia beaucoup le mouvement d’ensemble et profita de la panique causée pour se ruer au-dehors.
L’humidité glaciale le cueillit de plein fouet.
Il remonta la ruelle en courant, serrant l’épée contre lui. Il n’était pas encore revenu de ce qui s’était produit. Il comprenait mieux à présent le prix qu’accordait Ben Graymes à son arme favorite. Assurément, les runes gravées sur la lame recelaient un pouvoir qui dépassait l’entendement.
Comme il atteignait sa voiture, il eut la désagréable surprise de constater qu’elle avait les quatre pneus crevés… Sans doute un coup de ces fêlés. Il donna un coup de pied rageur dans une des jantes. Où trouver un taxi dans cet endroit perdu, évité par les flics eux-mêmes ?
Des cris de ralliement montèrent soudain de la ruelle. Il se tourna vivement. Ses poursuivants n’avaient pas renoncé, malgré les lourdes pertes qu’ils avaient subies. Il fut tenté de s’emparer de la radio pour lancer un appel, mais à quoi bon ? Le temps pour ses collègues d’arriver, il ne serait plus qu’un tas de charpie abandonné sur le trottoir.
Il prit ses jambes à son cou.
Au hasard. De tels exercices n’étaient pas propres à lui faire digérer un repas d’anniversaire. Le champagne et le gâteau pesaient lourdement sur son estomac. Il trouva malgré tout quelques ressources afin d’atteindre le virage suivant, où il fit une courte halte, cherchant à s’orienter. Au-dessus de lui, la grande ombre du pont de Brooklyn striait la nuit de ses festons lumineux.
Il en était encore à s’interroger sur le meilleur itinéraire pour échapper aux fanatiques lorsqu’un long taxi noir déboucha de derrière un entrepôt et freina à quelques mètres de lui.
— Vous êtes perdu, monsieur ? lança le chauffeur en touchant le bord de sa casquette grise.
— Gagné ! fit Single en lorgnant par-dessus son épaule.
Des silhouettes menaçantes se profilaient déjà au coin de la rue. Il ouvrit la portière et s’engouffra dans le véhicule. Celui-ci démarra aussitôt avec un crissement de pneus agressif. Quelques minutes plus tard, ils roulaient dans la clarté rassurante des réverbères, abandonnant loin derrière eux le quartier sale des quais.
— C’est une bien belle arme que vous avez là, monsieur, remarqua le chauffeur. Vous êtes collectionneur ?
— D’emmerdements, principalement.
La repartie dut échauder le brave homme, car il se ménagea une plage de silence boudeur. Au bout d’un moment, comme s’il ne pouvait supporter l’absence de conversation, le chauffeur demanda :
— Vous aimez le base-ball, monsieur ?
— Non.
— Décidément, c’est ma soirée. Je n’arrive pas à charger un seul client qui aime le baseball. Remarquez, comme je dis, chacun ses goûts. C’est marrant. J’ai récupéré il n’y a pas très longtemps un grand type excentrique dans le même coin que vous. Lui aussi semblait avoir des ennuis… Et lui non plus n’aimait pas le base-ball…
Single tendit subitement l’oreille.
— Un grand type avec un vieux manteau passé de mode ?
— Tout à fait ça, oui.
— Je suis à sa recherche, justement. Où l’avez-vous conduit ?
— Quelque part dans le Bronx. Un sale coin.
— Vous vous souvenez de l’adresse précise.
— Bien sûr. Hell Street. Sale coin.
— Alors foncez, mon vieux.
L’homme eut un large sourire.