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Adieu zamal

17 h 33

Les courants marins ont porté Graziella jusqu’au cap Méchant, presque au sud de l’île, entre Saint-Philippe et Saint-Joseph. Ses pieds prennent appui sur le mélange d’herbe, de sable et de galets pendant que, d’une main lasse, elle jette sur le côté les deux gilets de sauvetage trempés, aussi lourds que des ceintures de plomb.

Elle s’effondre sur la minuscule plage sous les falaises de basalte. Epuisée.

Elle ne doit se reposer que quelques secondes. Elle ne doit pas moisir ici. Si Bellion et sa poufiasse s’en sont sortis, elle va avoir tous les flics de l’île sur le dos.

Elle lève les yeux au ciel et croit revoir cette pluie de deltaplanes tourbillonnant en direction des corps ligotés, tels des paille-en-queue autour d’un poisson mort balancé du chalutier.

Allez, partir, déjà. Ne prendre aucun risque.

Au-dessus d’elle, quelques cailloux roulent le long de la falaise. Elle peste, elle les avait oubliés, ceux-là, ces putains de kafs et leurs barbecues. Cap Méchant, anse des Cascades, pas de Bellecombe. Elle a hâte de retourner à Maurice. Comment a-t-elle pu vivre toutes ces années dans cette île sous-développée empestant le cari et la brochette de bœuf ?

D’autres cailloux tombent, plus nombreux, jusqu’à ce qu’une voix surgie de nulle part couvre le bruit de la micro-avalanche.

— J’ai pas mal d’amis planchistes sur l’île. Au départ, j’étais comme les filles, épaté par leurs prises de risque. Et puis, ils m’ont expliqué que quand on étudiait un peu les courants marins, si on connaissait le point de départ d’un corps plongé dans l’océan, on pouvait assez facilement prédire l’endroit précis où il accosterait…

Christos s’avance jusqu’au rebord de la falaise, dominant la plage et Graziella de cinq mètres. Il tient à la main son revolver de service qu’il braque sur la femme.

— J’avais l’avantage sur tous les autres flics d’avoir un peu d’avance.

Graziella a blêmi. Elle tire le cou vers la falaise et ne distingue qu’une ombre immense en contre-jour, mais elle a reconnu la voix du flic de la gendarmerie de Saint-Gilles. Qu’a-t-il compris ? Elle réalise que plus rien ne la relie au Malbar qui a commis les meurtres de Rodin, de la Zoreille aux cheveux bleus et de la négresse : plus de casquette ou de kurta, plus aucune graisse artificielle, plus de fond de teint ocre dilué depuis longtemps dans l’océan.

— Bellion m’a attirée anse des Cascades. Il m’avait dit que…

Le coup de feu retentit soudain, frôle l’oreille de Graziella pour exploser trois galets plus loin.

Elle sursaute.

— Vous êtes f…

Christos la coupe d’une voix forte :

— Pas la peine de me réciter votre chapelet d’alibis, madame Doré. Je crois qu’il y a, comment dire, un malentendu. J’ai l’impression que vous me confondez avec un autre type. Un flic de Saint-Gilles. Vous vous souvenez, celui que vous avez pris pour un con tout à l’heure ? Je lui ressemble, c’est vrai, mais je ne vais rien vous apprendre, il ne faut pas se fier aux apparences…

Christos se baisse et s’assoit avec une décontraction apparente au bord de la falaise qui surplombe la petite plage, le Sig-Sauer toujours braqué.

Graziella recule. Prisonnière.

La falaise grise et droite ressemble à un mur de prison et ce flic est perché sur un mirador.

— Mais je ne me suis pas présenté, je suis le mari d’Imelda Cadjee. Vous vous souvenez, la Ligne Paradis, la Cafrine que vous avez jetée dans une décharge publique après lui avoir planté un couteau dans le cœur.

— Vous êtes fou, vous…

Graziella marche d’un pas déterminé vers le petit sentier planté de manioc marron qui contourne la falaise.

Un nouveau coup de feu, à quelques mètres de sa jambe, lui intime l’ordre de ne pas bouger davantage.

— Vous seriez tombée sur un flic, madame Doré, il vous aurait livrée à la justice pour vous assurer un procès équitable. Mais par contre, un pauvre type qui vient de perdre la femme qu’il aime…

Il vise ostensiblement le front de la femme. Graziella ne bouge plus, pétrifiée. Elle ne lit rien dans le regard de Christos, ni peur, ni haine, ni détermination, juste le vide. Elle comprend qu’elle n’a aucune prise sur lui, qu’aucun chantage, qu’aucune ruse n’aura d’effet.

Il s’en fiche. Il n’a rien à échanger. Il a tout perdu.

Il va tirer.

— Je vais vous accorder une faveur, madame Doré. Au fond, je crois qu’Imelda n’aurait pas aimé que je vous abatte ainsi. Elle était incroyablement intelligente, mais comme les habitants de cette île, elle croyait dur comme fer à toutes ces superstitions, les offrandes, les prières, le respect des morts, ces choses-là, vous voyez ? Connaissez-vous des prières des kafs, madame Doré ?

Graziella, silencieuse, se contente d’un imperceptible hochement de tête. Tout en maintenant le regard sur la femme, Christos pose le revolver à côté de lui et tire le paquet de zamal de sa poche. Il prend le temps de rouler une cigarette, de l’allumer, avant de reprendre la parole :

— Non ? Vous n’avez jamais rien eu à demander aux dieux des kafs ? Je vais essayer d’en réciter une pour vous, alors. De mémoire. Je ne vous promets rien, mais j’ai entendu presque tous les soirs les petits Dorian, Joly et Amic la répéter au pied de leur lit. Ces trois gamins sont les enfants d’Imelda Cadjee. Vous pouvez remercier ces petits kafs pour ce bref sursis, madame Doré. Pour vous donner un repère, cela se terminera par quelque chose comme « Mé tir anou dann malizé », « Mais délivre-nous du mal », s’il faut vous traduire.

Christos braque à nouveau le revolver en direction des deux yeux fiévreux de Graziella, puis commence lentement à réciter :

Aou, nout Papa dann syèl

Amont vréman kisa ou lé,

Fé kler bard’zout out royom,

Fé viv out volonté,

La prière rythme les pensées de Christos.

De combien de temps de prison peut écoper un flic qui abat à bout portant une criminelle désarmée ? Même la pire des criminelles ? Quelques années ? Peut-être moins avec les sursis et les remises de peine…

Partou toultant parèy dann syèl.

Donn anou zordi zourpouzour

Nout manzé pou la vi.

Il tire une bouffée de zamal. Se retrouver en prison serait le meilleur des prétextes pour ne pas être présent le jour où les services sociaux de l’île viendront vider la case de Saint-Louis et emmener les cinq mômes à l’orphelinat du Tampon.

Avec de la chance, Nazir sera majeur quand il sera libéré. Peut-être même qu’il entrera dans la prison de Domenjod pour vol ou deal au moment où lui-même en sortira. Peut-être que la case sera revendue. Peut-être qu’il n’entendra plus jamais parler de ces gosses.

Pardonn anou le tor nou la fé

Kom nou osi ni pardonn lézot.

Des larmes coulent au coin de ses yeux. Il les frotte, comme si la fumée projetée sur son visage par les alizés le piquait. Graziella se tient immobile deux mètres en contrebas, attendant la sentence ; récitant peut-être les mêmes vers en latin ou en mauricien. Les rires des gamins se bousculent dans son crâne, se mélangent à la prière créole qu’ils récitaient tous les soirs.

Tu travailles pas aujourd’hui, Jésus ?

Dis t’arrêtes de regarder les fesses de maman ?

Je peux dormir dans votre lit à tous les deux ?

Le zamal sert de voile, il l’aide à repousser les fantômes de ces gamins comme lorsqu’ils s’accrochent à lui pour quémander un câlin ou une bagarre ; l’aide à délirer aussi, à parler tout seul, là-haut, dans sa tête embrumée.

Non, Imelda, non ! Même pas en rêve ! Je ne suis qu’un vieux con cynique qui passe ses journées à boire sur le port.

Imelda, franchement. Tu y crois rien qu’une seconde ?

Tu m’imagines père de famille ?

Cinq gamins d’un coup, en plus.

La fumée de zamal prend des formes étranges, des visages, des odeurs, des voix.

Fallait y réfléchir avant, Imelda. Je ne suis même pas le père de ces gamins… Je suis quoi, au fond, pour cette marmaille ? Rien… T’étais maligne, Imelda, la plus maligne de toutes les Cafres, mais tu t’es trompée de mec sur ce coup-là… Un mec qui descend punch sur punch et qui fume du zamal.

Mauvaise pioche…

Lès pa nou anmay anou dann tantasyon

Mé tir anou dann malizé.

Mais délivre-nous du mal.

En finir, tirer.

Christos, tu me racontes une histoire de méchant ?

De très méchant.

La main de Christos attrape soudain le sachet de zamal coincé entre ses genoux et, d’un geste de pêcheur résigné, le jette le plus loin possible dans l’océan.

Il pointe son arme vers Graziella. Elle ferme les yeux, mains jointes.

C’est terminé.

— Graziella Doré, vous êtes en état d’arrestation pour les meurtres d’Amaury Hoarau, de Chantal Letellier et d’Imelda Cadjee. Vous devrez répondre de ces crimes devant la justice de cette île.

Il se tait et tire une longue bouffée de zamal, interminable, avant de projeter d’une pichenette le mégot sur la plage.

La dernière cigarette.

Celle du condamné.

S’occuper de cinq mômes…

Il entend le grand rire d’Imelda résonner dans sa tête.