La-loi-lé-là
16 h 57
Le parking de la brigade territoriale autonome de Saint-Gilles se résume d’ordinaire à un terrain vague noyé sous le soleil, parfois à un terrain de pétanque peu réglementaire sur lequel Christos, en doublette avec Jean-Jacques, est invaincu depuis une bonne dizaine d’années.
Réquisitionné, il s’est soudain transformé en quartier général de la traque de Martial Bellion. Autour de cinq fourgonnettes, des Jumper, toutes portières ouvertes, une vingtaine de flics s’agitent.
Aja marche d’un groupe à l’autre tel un metteur en scène stressé avant la générale. Depuis de longues minutes, elle insulte son téléphone.
— Il n’a pas eu le temps de passer ! hurle la capitaine. Oui, j’en suis persuadée ! Toutes les issues sont bloquées. Ce n’est qu’une question de minutes, faites-nous confiance, bordel, on connaît le coin, on va le coincer !
Aja est furieuse. Depuis maintenant plus d’une heure qu’ils quadrillent chaque rue de Saint-Gilles et des environs, ils n’ont découvert aucune trace de la Clio grise de location, encore moins de Martial Bellion et de sa fille. A croire que la voiture s’est envolée ! Aja a dû se résoudre à appeler le ComGend1 à Saint-Denis. Un sous-fifre affolé a pris moins d’une minute pour la mettre en relation avec le colonel Laroche. Un type courtois, patient, ne laissant pas transpirer le moindre signe de panique. Au contraire, ce con adopte un ton condescendant, comme s’il essayait de la rassurer.
— Restez calme, capitaine, nous sommes persuadés que vous et vos hommes avez fait le maximum de ce qui vous était possible. Le GIPN2 et nos brigades vont prendre le relais… Nous restons en contact…
Le maximum de ce qui vous était possible ?
Ce type à l’accent de Zoreille débarqué sur l’île depuis moins de trois mois lui parle comme à une gamine. Aja retrouve difficilement son calme. Elle doit pourtant grappiller quelques heures. Le ComGend, ce sont des dizaines d’hommes surentraînés qui attendent le moindre prétexte pour se dégourdir les jambes ; des brigades motorisées, nautiques, aériennes, de haute montagne… Les hommes de sa BTA ne font pas le poids, mais elle espère que Laroche n’a pas plus envie que cela de lâcher toutes ses troupes dans la station la plus touristique de l’île. Lancer une chasse à l’homme grandeur nature reviendrait à faire fuir les vacanciers avec plus d’efficacité qu’un essaim de moustiques-tigres.
Aja parlemente de longues minutes.
— D’accord, capitaine Purvi, finit par concéder Laroche. Je vous laisse deux heures pour coincer votre touriste en cavale. Après tout, un meurtrier qui s’enfuit avec sa fille, on ne peut pas exactement considérer cela comme un enlèvement d’enfant…
Le colonel laisse un blanc, puis termine :
— Surtout que la mère n’est plus là pour porter plainte.
Silence.
— Je plaisante, capitaine Purvi.
Connard !
Aja résiste à l’envie de lui raccrocher au nez. Elle lui assure au contraire qu’elle le tiendra au courant tous les quarts d’heure. Elle le remercie encore, raccroche enfin.
Connard !
Elle a conscience que si elle ne retrouve pas rapidement Martial Bellion, les deux heures gagnées n’y changeront rien. L’enquête sera confiée au ComGend de Laroche et elle assistera à la fin de la partie dans les tribunes.
Christos, un peu en retrait, à l’ombre des deux filaos qui servent de tuteurs à un hamac vermoulu, observe avec étonnement la scène. Surréaliste. A quelques mètres du parking métamorphosé en centre névralgique d’une impitoyable chasse à l’homme, deux cases à peine, s’étend la plage de Saint-Gilles. Des touristes passent, observent l’agitation, s’inquiètent des radios qui grésillent comme des insectes. Les plus malins imaginent peut-être que le Piton s’est réveillé, ou qu’une vaste opération contre l’alcoolémie au volant est planifiée pour le week-end de Pâques. C’est d’ailleurs l’explication qu’Aja a demandé aux gendarmes de fournir aux passants pour justifier les barrages aux sorties de la ville.
Ça va exploser, pense Christos. Le cyclone va s’abattre sur la petite station… Profitez, les oisifs, profitez des poissons-clowns, des cocktails avec le parasol et la rondelle d’orange, du coucher de soleil, avant que l’état de siège ne soit décrété. Vous l’apprendrez bien assez tôt… Un tueur court dans les rues. Il a assassiné sa femme, peut-être même sa fille à l’heure qu’il est. Peut-être les a-t-il enterrées dans le sable que creusent vos enfants…
Aja, indifférente au décor balnéaire, tourne le dos à la plage et entre dans la pièce centrale de la gendarmerie. Toutes les portes et fenêtres sont ouvertes. Sur le mur principal, un vidéoprojecteur relié à un ordinateur portable projette une carte au 1/10 000 de Saint-Gilles. Quatre mètres sur deux. Un gendarme entre en temps réel sur l’ordinateur la localisation des barrages, des lieux fouillés ; un dégradé de couleurs représente le nombre de fois où les patrouilles ont circulé.
Aja observe quelques instants la carte se colorer. Jaune. Orange. Rouge. Il faudra plusieurs heures pour la peindre… Soudain, elle saisit un jeu de marqueurs et s’approche du mur opposé, blanc immaculé lui aussi. Elle se hisse sur la pointe des pieds et inscrit, le plus haut possible, en énormes caractères majuscules :
En noir
OÙ EST LA VOITURE ?
En rouge
OÙ EST LE CORPS DE LIANE BELLION ?
En bleu
OÙ EST SA FILLE ?
En vert
OÙ EST BELLION ?
Aja rebouche le dernier feutre. Christos s’avance doucement derrière elle.
— On n’aurait peut-être pas dû sortir la cavalerie pour aller cueillir Bellion à l’hôtel.
La capitaine se retourne, visiblement à bout de nerfs.
— Tu proposais quoi ? Venir en maillot de bain et encercler la piscine ?
Christos ne s’offusque pas. Il comprend. La petite Aja a de l’ambition, une certaine estime d’elle-même et elle a pourtant foiré la première opération criminelle digne de ce nom qu’elle avait à conduire.
— Tu n’as rien à te reprocher, Aja. Tu as mobilisé toutes les brigades disponibles.
Il pose la main sur l’épaule de la capitaine, regarde les flics sur le parking s’agiter comme des fourmis paniquées, puis continue :
— Souviens-toi, ma belle, la dernière fois que les gendarmeries de Saint-Paul, de Saint-Gilles et de Saint-Leu sont intervenues ensemble, c’était pour traquer les nudistes de Souris-Chaude… Application de la loi de septembre 2005. Pourtant, la moitié des clients se sont faufilés à poil jusqu’à Trois-Bassins…
Aja esquisse à peine un sourire.
— Bellion n’est pas passé, Christos ! On a bloqué tout de suite la ville, j’ai même envoyé Gavrama et Larose contrôler la sortie de bateaux sur le port.
La capitaine prend le temps de détailler l’immense carte murale tachée de cercles orange.
— Il est encore là, quelque part, tout près. Je le sens.
Christos scrute à son tour la carte et grimace.
— Alors, faut croire que Bellion est magicien. Planquer une voiture de location et une petite fille de six ans dans un village de trois mille cinq cents habitants, alors que des dizaines de flics sillonnent les rues…
Aja n’a pas écouté. Elle pivote, sort de la pièce, avance à nouveau sur le parking, puis élève la voix.
Tous les gendarmes se retournent.
— Le ComGend va nous envoyer des renforts de Saint-Denis, les garçons. Parce qu’à leurs yeux nous ne sommes pas assez compétents. Des « la-loi-lé-là », rien de plus… Alors on va se remuer ! On sait tous que Martial Bellion n’a pas pu sortir de la ville. Vous allez non seulement me fouiller tous les coffres de toutes les voitures qui quittent Saint-Gilles, mais aussi tous les garages des cases, dans les lotissements privés, les villas, les résidences fermées. Riches ou pauvres, créoles ou Zoreilles, je m’en tape. Toutes les cases ! On y passera la nuit s’il le faut. Il roule dans une voiture de location, bordel, avec écrit en énorme « ITC Tropicar » ! On va le serrer, les garçons. Et on va le faire nous-mêmes !
Un silence dubitatif ponctue la tirade de la capitaine.
— Impressionnant, murmure Christos à son oreille. On dirait John Wayne. Reste à savoir si ta cavalerie est prête à charger…
Aja se retourne vers le sous-lieutenant et continue sur le même ton.
— Toi, le messie, laisse tomber les prophéties. Tu vas aller enquêter du côté de l’hôtel Alamanda. Tu me cuisines le couple Jourdain, le personnel de l’hôtel, les gosses sur le parking… Tout le monde ! Tu me reconstitues à la seconde près l’emploi du temps de la famille Bellion avant le crime.