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Petit frère

7 h 21

Dans la glace, j’aperçois la lame brillante dans la main de papa.

Aiguisée. Pointue.

Il l’approche de ma nuque, je la sens coupante et froide.

Je me pince les lèvres jusqu’au sang.

Je tremble de peur mais je n’ose pas prononcer un mot. Papa se tient debout derrière moi. Il doit deviner ma frousse, sentir les frissons, la chair de poule sur toute ma peau.

Papa approche encore la lame. La pointe touche mon cou cette fois. Elle est glacée. La lame remonte jusqu’à mon oreille gauche.

Je me retiens de faire le moindre geste, je dois juste attendre sans bouger. Sans hurler. Sans paniquer.

Papa pourrait me faire mal.

Me blesser, sans le faire exprès.

Mon papa n’est pas très doué.

De nouvelles touffes de cheveux tombent dans le lavabo.

Des larmes commencent à couler au coin de mes yeux. J’ai promis à mon papa de ne pas pleurer, mais c’est difficile.

 

Papa m’a expliqué, pourtant ; pour retrouver maman, nous devons nous lever très tôt, partir le plus vite possible, nous avons une sorte de rendez-vous, à l’autre bout de l’île. Il m’a dit aussi qu’il fallait que je sois la plus courageuse de toutes les petites filles.

Je le suis, je le serai, promis, pour retrouver maman. Mais tout de même, mes cheveux. Je rêvais qu’ils descendent jusqu’à mes fesses, qu’ils soient aussi beaux que ceux de maman, j’étais prête à attendre encore des années pour ça, à passer des heures à les démêler chaque matin.

Papa a tout coupé en cinq coups de ciseaux. Comme un cochon.

Quelle idée bizarre, me transformer en garçon ! Ça lui est venu en regardant les photos. C’est un petit garçon de presque mon âge qui dort là, de temps en temps, quand il vient en vacances chez sa mamie. Ça doit être bien d’avoir une mamie qui habite à La Réunion. Mieux que l’hôtel. Elle a l’air gentille, en plus ; un peu rigolote avec ses cheveux bleus ; sur les photos, elle porte toujours des gros colliers en coquillages ou en dents de crocodile.

« Tu pourras mettre les vêtements du garçon, m’a dit papa. Ce sera comme un déguisement. »

Il s’est forcé à rire. Pas moi. Quand papa cherche à être amusant, c’est pas souvent drôle.

La lame des ciseaux se faufile derrière mes oreilles, coupe encore plus court.

En vrai, je sais pourquoi papa veut me déguiser en garçon. Ce n’est pas pour qu’on ne me reconnaisse pas. Pas seulement.

J’ai décidé de prendre papa par surprise, je me retourne :

— Dis, papa, c’est vrai que j’avais un petit frère ? Avant. Que je ne le connais pas parce qu’il est mort ?

La main de papa a failli lâcher les ciseaux. Il les a rattrapés au dernier moment, mais il a quand même piqué un peu ma peau en haut de mon cou. Je n’ai presque rien senti, j’étais trop concentrée sur la réponse.

Sauf que papa n’a pas répondu.

7 h 24

Martial a attendu de longues minutes avant de parler à nouveau, comme s’il espérait que, lassée par le silence, Sofa oublie sa question.

— Tu es très jolie en garçon, ma puce.

Elle lui tire la langue dans la glace.

Quelques derniers coups de ciseaux. Egaliser comme il peut la frange. Se concentrer sur ce travail de coiffeur amateur alors qu’il ne pense qu’à une chose.

Envoyer sa fille dehors, seule, est une idée suicidaire. Il n’a pas d’autre solution, pourtant.

— Tu as bien compris, ma puce ? J’ai fait la liste, tu as juste à la montrer au monsieur.

— Je ne peux pas lui lire ? Je sais lire, tu sais, papa !

Il se penche sur le cou de sa fille comme un coiffeur obséquieux.

— Tu dois parler le moins possible, ma puce. Personne ne doit s’apercevoir que tu es une petite fille. Donc, tu lui montres la liste et tu te contentes de vérifier s’il y a tout. Une carte au 1/25 000.

— C’est compliqué…

— Une boussole.

— Le reste, je sais. Des fruits et des sandwichs.

— Et si on te demande, tu dis que tu t’appelles… ?

— Paul !

— OK.

Il se force à rire. Tout seul. Jamais il n’est parvenu à amuser Sofa.

— Je t’ai expliqué la route aussi, tu vas vers la mer, tout droit en descendant la grande allée piétonne. Tous les magasins sont là. Tu ne parles qu’aux vendeurs. A personne d’autre, compris ?

— Compris. Je suis plus un bébé

Martial libère les épaules de sa fille de la serviette couverte de cheveux. Sofa s’observe dans la glace, incrédule devant sa coupe au bol. Ebréché.

— Sur la liste des courses, maman ajoute toujours deux lignes à la fin. Une surprise pour sa fille d’amour et une surprise pour son chéri d’amour.

Exact. Liane avait cette grâce quotidienne de faire de chaque corvée un jeu. Il tarde à répondre :

— La meilleure surprise, ma puce, c’est de revenir très, très vite.

Il avance vers la porte, l’entrouvre, scrute la rue déserte.

— Attends, Sofa, un dernier détail.

Il se penche vers sa fille et chausse sur son nez des lunettes de soleil qu’il a trouvées dans le meuble de l’entrée.

— Ecoute-moi bien, Sofa, quand tu vas revenir, tu auras peut-être du mal à me reconnaître. Moi aussi je vais me déguiser, me couper les cheveux, raser ma barbe. Tu comprends ?

— Oui…

Difficile de déceler quoi que ce soit dans le regard de Sofa.

De la peur ? De la surprise ? De l’excitation face à ce qu’elle prend pour un jeu ?

Martial passe sa main dans les mèches courtes de sa fille. Des dizaines de minuscules cheveux morts lui collent aux doigts.

— Allez, fonce, ma grande.