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Les anges

16 h 35

Martial se recroqueville au fond du Zodiac, la tempe en sang ; un insoutenable bourdonnement couvre les pensées éparpillées dans son crâne. Sa mémoire crépite en flashs, reconstituant sous stroboscope les minutes qui viennent de s’écouler.

Sa perte de connaissance a été brève, juste le temps que Graziella lâche la pierre de basalte pour lui lier les mains et les chevilles avec du fil de fer souple rangé dans le coffre de son 4 × 4. Son réveil hagard, son ex-femme qui lui colle le Hämmerli sur la nuque, qui lui ordonne de ramper jusqu’au canot sans lui apporter aucune aide ; qui se contente, les deux pieds campés sur les galets, d’observer chacune de ses contorsions avec le sadisme d’un gamin torturant un ver de terre. Son plongeon dans le bateau, enfin, la tête la première ; ses vêtements trempés dans les flaques tièdes de mer et de sang qui stagnent entre les bourrelets de plastique.

Liane…

 

Elle se tient à ses côtés, chevilles et poignets entravés, mains dans le dos, entièrement nue à l’exception du bâillon qui obstrue sa bouche.

Atrocement brûlée. Vivante…

Pendant que Graziella détache l’amarre, Liane rampe à son tour dans l’eau rougie, maladroitement, s’approche de Martial, se colle contre son torse. Elle exprime des yeux la seule question qui lui importe :

Où est Sofa ?

Martial répond d’une voix douce, presque un murmure, pour ne pas provoquer Graziella :

— Sofa va bien, Liane. Elle est sauvée.

Graziella est montée dans le bateau pneumatique et tire sur le démarreur. Elle toise le couple de prisonniers sans prêter attention à leurs caresses d’infirmes.

— J’irai rendre visite à votre petit trésor plus tard. Il faudra bien que quelqu’un s’occupe d’elle quand vous ne serez plus là.

Liane roule des yeux de gorgone. Martial se redresse contre le rebord du canot, autant pour rassurer Liane que pour impressionner Graziella.

— Josapha est entre les mains de la police à l’heure qu’il est. On ne peut pas gagner sur tous les tableaux.

Graziella explose de rire et presse l’accélérateur du Zodiac. Le canot bondit en percutant les vagues les plus proches de la côte. Les plus violentes. Liane et Martial perdent l’équilibre et basculent l’un sur l’autre.

— Ta naïveté est presque touchante, Martial. Tu crois t’en sortir ainsi ? Tu n’as toujours pas compris ? C’est toi que la police recherche ! C’est toi qui as assassiné ce pauvre Rodin, qui as égorgé la vieille Chantal Letellier. C’est toi aussi qui as planté un couteau dans le cœur de cette négresse fouineuse. Tu es le seul coupable, Martial, combien de fois faudra-t-il te le répéter ? Imagine qu’on ne retrouve jamais ton cadavre ni celui de ta femme. Que penseront les policiers ? Que tu l’as poignardée elle aussi et que tu as disparu dans la nature. Les créoles adorent ces histoires d’assassins. Tu vas devenir célèbre. Le Sitarane sans sépulture, le tueur en série dont on n’a jamais retrouvé le corps. Martial Bellion est-il vraiment mort, d’ailleurs ? Tu deviendras une légende. Certains créoles affirmeront avoir croisé ton fantôme dans l’avoune…

Le regard de Graziella se perd dans les nuages. Martial serre les poings. Il colle sa tempe contre le rebord du Zodiac pour essuyer le sang qui continue de suinter. La côte rocheuse n’est déjà plus qu’une petite ligne noire dominée par l’immense silhouette aride du volcan. Ils ont dépassé les premiers courants marins et la mer devient soudain plus calme.

— Tu comprends la situation maintenant ? continue Graziella.

Elle marque un silence, puis enfonce le clou :

— Mon pauvre Martial, une nouvelle fois, tu as fait le mauvais choix. A y réfléchir, tuer ta fille ne m’aurait pas rendu Alex. Mais lorsque vous ne serez plus là, je pourrai rendre visite à ta petite Sofa. Je pourrai même proposer d’adopter cette pauvre petite orpheline traumatisée, ce serait tellement généreux de ma part, qui pourrait refuser de me confier la fille de mon ex-mari ?

 

Martial hésite à répondre, à hurler une salve d’insultes. Inutile. Il le sait, Graziella n’attend que cela. Il se contente de longuement fixer son ex-femme, de la défier du regard avec tout ce qui lui reste de virilité. Enfin il se retourne, doucement, et embrasse Liane, avec une infinie tendresse, sur les parties de sa peau les moins cloquées. Les yeux, les épaules, le haut des bras, la naissance de la poitrine.

Graziella ne réagit pas. Elle se contente de les observer de ses yeux fuyants, la main droite crispée sur le gouvernail du bateau.

Martial insiste. Il descend encore et humidifie de ses lèvres les seins brunis de Liane, parcourt le ventre couvert de stigmates écarlates, de bourrelets pourpres, de peaux mortes, léchant les plaies comme un chat qui cicatrise ses blessures de sa langue râpeuse. Lentement, la respiration de Liane se mue en un râle rauque et sourd à travers le bâillon de tissu.

— Arrête tes conneries, Martial.

Il ne s’arrête pas et prolonge son exploration buccale, redoublant de délicatesse. Entre les cuisses, l’épiderme de Liane n’est plus qu’une chair à vif. Martial s’y aventure. Le corps de sa femme frémit à chaque baiser.

Le Zodiac s’arrête en pleine mer. Graziella pointe le Hämmerli.

— D’accord, tu veux jouer, Martial ? Alors, allons-y ! La règle est simple, je vise l’endroit exact où tu auras touché la peau de ta chérie. Tu comprends ? Si c’est le bras, la jambe, la main, elle survivra encore quelques minutes. Ailleurs, par contre…

Martial évalue un bref instant la détermination dans le regard de Graziella. Il se souvient des trois balles tirées à bout portant sur la couverture qui était supposée recouvrir Sofa endormie.

Il se recule.

Le Zodiac redémarre.

Pendant de longues secondes, silencieux, ils s’éloignent du littoral.

16 h 41

— Tu comptes atteindre Maurice dans ce canot pneumatique ?

Graziella s’amuse de la question de Martial.

— Maurice est à cent soixante-dix kilomètres, à peine trois heures de navigation. Mer d’huile, météo marine tout ce qu’il y a de plus rassurant. Ce sera une jolie balade. La seule véritable contrainte, c’est l’essence qu’il faut stocker pour faire le plein en route. D’ailleurs, par ta faute, j’ai déjà dû faire l’aller-retour hier, juste après le début de ta cavale. Avec le plan Papangue, j’ai compris que les flics allaient venir m’interroger sur l’île Maurice. Trois heures de bateau… J’ai pris rendez-vous avec eux tard dans la soirée pour me laisser le temps de rentrer, prendre l’avion n’aurait pas été très discret, puis quelques heures après avoir fait ma déposition au Blue Bay à un flic du consulat, je suis revenue de nuit. Le 4 × 4 m’attendait anse des Cascades. Je ne voulais pas vous laisser trop longtemps seuls, avec tous ces policiers à vos trousses, et surtout, il fallait que je change ta femme de prison, de ma case de Saint-Pierre à celle avec vue sur mer, à deux pas d’ici… Nous avions rendez-vous… Pour t’attirer, je tenais à ce que mon appât reste vivant le plus longtemps possible.

Martial peine à imaginer l’enfer qu’a vécu Liane. Elle évite désormais de se coller à lui et tient son corps contre le Zodiac. Sa peau brune cloquée, luisante d’écume, ressemble au plastique rapiécé d’une poupée pour adultes.

Graziella fixe l’horizon, comme si elle pouvait déjà apercevoir l’île Maurice.

— Bien entendu, les employés du Blue Bay ignorent où je suis, mais ils ont pour consigne de transférer les appels sur mon portable. Que je sois à Maurice ou à La Réunion ne change rien, un simple iPhone suffit pour envoyer n’importe quel document officiel. Le gendarme que j’ai eu au téléphone tout à l’heure avait l’air plus malin que celui du consulat, plus curieux surtout, mais à lui aussi, je lui ai raconté l’histoire qu’il voulait entendre. Les Zoreilles adorent les destins de créoles que la fatalité accable, c’est leur vieille fibre paternaliste. Il a dû foncer sur la piste de cette pauvre Aloé Nativel… Aloé, te souviens-tu d’elle, Martial ? Une autre de tes victimes. Si elle ne t’avait pas rencontré, aujourd’hui elle aurait un gentil mari, une jolie case fleurie et une demi-douzaine de gosses…

Aloé ?

Une autre victime ?

Martial ne réplique pas, il se force à chasser de ses pensées son ancienne maîtresse.

Ne pas se disperser…

Il doit protéger Liane et Sofa.

Il observe l’horizon. Ils sont encore à moins d’un kilomètre de la côte. La courbe du Piton reste parfaitement visible.

— Qu’est-ce que tu vas faire de nous ?

Graziella fixe l’horizon infini.

— Tu te souviens, Martial, les semaines que je passais seule lorsque tu partais plonger au large ? Tu me racontais les spots, les tombants poissonneux parmi les plus vertigineux au monde, parfois plus de cent mètres de profondeur d’eau à quelques dizaines de mètres de la côte. Je t’écoutais, Martial… Je retenais… J’attends encore un peu que nous soyons au-dessus de la plaine abyssale. Je ne peux prendre aucun risque si je veux pouvoir m’occuper de la petite Sofa, on ne doit jamais retrouver vos corps…

Graziella regarde avec un air faussement désolé la tempe ensanglantée de Martial et les blessures ouvertes qui zèbrent le corps de Liane.

— A moins que la descente soit moins longue que prévu… La justice des requins est plus expéditive que celle des hommes.

Martial s’efforce de contrôler chaque mouvement de son corps qui pourrait traduire la peur. Ne pas donner ce plaisir à Graziella. Il s’approche encore de Liane, ne laissant que quelques centimètres entre sa peau nue et ses vêtements trempés. Ils obéissent aux injonctions de Graziella, ne se touchent pas, mais leurs yeux se fondent l’un dans l’autre, leurs iris se mélangent comme les couleurs sur la palette d’un peintre, leurs âmes fusionnent, plus intensément que par le pouvoir de n’importe quelle caresse.

Tant qu’ils seront vivants, Graziella ne pourra jamais rien contre ce lien.

Le Zodiac vole sur l’océan étale. L’île s’éloigne.

C’est fini. Ils sont définitivement seuls.

16 h 44

Les secondes s’écoulent, seulement rythmées par le ronronnement bruyant du moteur du Zodiac. Doucement, Liane change de position. Elle prend appui sur ses jambes et, à force de contractions douloureuses, s’assoit, le dos appuyé au boudin pneumatique, comme si la station allongée était devenue insupportable pour elle.

Graziella se contente d’un sourire de geôlier tolérant et fixe à nouveau l’océan.

Martial a compris d’un simple regard. Il baisse les yeux vers les mains de Liane, liées dans son dos, légèrement ouvertes.

Il masque sa stupéfaction.

Les doigts serrent une pointe de basalte acérée longue d’une dizaine de centimètres.

Une nouvelle fois, Liane sollicite du regard l’accord de Martial. Une demande muette en mariage.

Pour l’éternité.

Pour le pire, uniquement pour le pire.

Il consulte l’horizon, le volcan qui a disparu dans la ligne de brume, puis il hoche la tête. Liane grimace. Les muscles de ses bras se tendent. Les plaies s’ouvrent, le sang coule, peu importe désormais.

Graziella remarque immédiatement que quelque chose ne va pas.

Trop tard.

L’instant suivant, une explosion couvre le bruit du moteur, suivi d’un interminable sifflement aigu de baudruche qui se dégonfle.

Graziella hurle, stoppe le moteur, pointe son Hämmerli et écarte violemment Liane.

La déchirure dans la toile plastique est longue d’une dizaine de centimètres et continue de s’étendre rapidement sous la pression de l’air qui s’échappe. Dans quelques secondes, le Zodiac ne sera plus qu’une enveloppe de plastique molle entraînée vers le fond de l’océan par un moteur trop lourd et soixante litres d’essence.

— Pauvres fous ! crache Graziella.

Debout dans le Zodiac, elle prend le temps d’estimer la distance à la côte.

Un kilomètre, guère plus.

Un rictus déforme ses traits. Elle s’efforce de reprendre le contrôle de la situation.

— Décidément, vous adorez me faciliter le travail. Après tout, que vous mouriez ici ou un peu plus loin…

La déchirure continue de souffler un air chaud sur leur peau. Liane roule sur Martial pendant que le bateau s’incline sous leur poids. Graziella conserve son équilibre, imperturbable.

— Je doute fort que vous parveniez à nager jusqu’à la terre ferme, pieds et mains liés. Quant à moi, je ne risque pas grand-chose… Tant pis pour la croisière, je rentrerai banalement à Maurice en avion.

Elle fixe l’eau turquoise.

— J’embrasserai Sofa de votre part.

Alors que l’eau commence à recouvrir le plastique flasque du Zodiac, Graziella déchire sa kurta, dévoilant les deux gilets de sauvetage qu’elle porte superposés ; le dernier détail de son déguisement de Malbar corpulent.

L’instant suivant, elle n’est plus qu’un point rouge flottant sur l’océan.

16 h 46

Martial suffoque. L’eau entre déjà dans sa bouche. Il crache. Le Zodiac vient de disparaître au fond de l’eau telle une immense méduse translucide déviant au gré des courants sous-marins. Liane se colle à lui. Il sent son sexe nu contre le sien, mais ils sont incapables de s’entraider. Privés de l’usage de leurs mains, tous les deux sont entraînés vers le fond, irrémédiablement, mais résistent encore, agitant avec désespoir leurs jambes jointes comme deux dérisoires nageoires.

Leurs corps se touchent, se cognent.

Embrasser Liane, une dernière fois.

Juste au-dessus de la ligne d’eau, les lèvres de Martial se posent sur la joue de Liane. Sans délicatesse, ses dents mordent le plastique autocollant fixé au bâillon et l’arrachent d’un mouvement de cou sec.

Liane hurle, d’une douleur soudaine, animale, à pleins poumons.

Une brève seconde.

Ils coulent ensemble. Leurs bouches se trouvent.

L’océan ne peut rien contre eux, ils s’embrassent pour l’éternité, ils partagent leur oxygène, ils s’en asphyxieront sans plus jamais rien respirer d’autre. Ils mourront ainsi. De la plus belle des morts que deux amants aient pu rêver.

Ils ne songent plus à essayer de remonter.

Martial distingue déjà les lumières de l’au-delà, une chapelle mortuaire aux murs de coraux fluorescents.

Alors qu’il se laisse sombrer, la morsure de Liane le surprend. Leurs regards se croisent une dernière fois. Liane lève les yeux. Un mètre d’eau au-dessus d’eux.

Martial sent l’eau s’immiscer, inonder son cerveau, l’irriguer d’ultimes hallucinations. Il est entouré de corail maintenant, pas seulement au fond de l’eau, mais au-dessus aussi. Des couleurs incroyables, orange, rouge, bleu.

Il délire.

Liane le mord encore, au menton cette fois, au sang. Ses yeux supplient, elle veut lutter, remonter une dernière fois à la surface.

Corps contre corps, ondulant à la force des reins comme deux sirènes épuisées, ils parviennent à extraire la tête de l’eau pour une ultime bouffée.

Ensemble.

Liane explose d’un rire cristallin et lui prend à nouveau la bouche.

Il lève les yeux et il ne comprend pas.

Autour d’eux, du ciel descendent des anges.

Des anges silencieux, volant à l’aide d’immenses ailes rectangulaires multicolores.