La porte du garage
8 h 47
J’ai peur.
Il n’y a plus aucun bruit, ni dans la maison, ni dans le garage. J’entends juste mes petits poings cogner à la porte de la salle de bains.
De plus en plus fort.
Papa sort enfin de la douche. Il a changé d’habits. Il me prend dans ses bras.
— Je suis là, ma puce. Je suis là.
C’est bizarre, il ne me demande pas pourquoi je tapais comme une folle à la porte. Du coup, je n’ose pas lui parler de la voiture que j’ai entendue s’arrêter dans le garage. Juste à côté, juste derrière la porte. Je pense à autre chose, de plus bizarre encore. Papa n’a pas les cheveux mouillés. Il a dû se les sécher, ou bien il n’a pas mis la tête sous l’eau. C’est ce que je préfère, moi, dans la douche, mettre la tête sous l’eau.
— On y va, ma puce ? Il ne faut plus traîner maintenant.
Papa entasse des habits dans un grand sac : des baskets, des pantalons, des pulls. Il paraît qu’il fait froid là où on va. J’ai du mal à le croire. Depuis que je suis ici, à La Réunion, je n’ai jamais eu aussi chaud de ma vie. En plus, le garçon qui habite la maison, celui dont je porte le short et la chemise, est un peu plus grand que moi et j’aurais bien aimé prendre le temps de choisir mes autres habits, de les essayer aussi.
— Ça ira, a dit papa.
Il a dit aussi que je ne dois pas faire ma difficile, que la vieille dame aux cheveux bleus est déjà bien gentille de nous prêter toutes ses affaires en plus de sa maison…
Papa vide le placard au-dessus de l’évier. Il attrape des paquets de gâteaux qu’il fourre dans le sac.
Je grimace encore.
— Pas ceux-là, papa, ils ont pas l’air bons…
Papa ne dit rien. Il ressort les gâteaux et les pose sur la table. Il est énervé. Il me regarde encore d’un air bizarre, le même que depuis tout à l’heure, depuis qu’il est sorti de la douche. C’est peut-être à cause de mon grand frère qui est mort. Sûrement que mon grand frère me ressemblait un peu et que c’est pour cela que papa m’a demandé de me déguiser en garçon.
J’aimerais trop avoir une photo de mon grand frère…
Papa attrape le sac. Je lève les yeux vers lui.
— On va loin, papa ?
La voix de papa est énervée elle aussi.
— Oui, je te l’ai dit… A l’autre bout de l’île, pour retrouver ta maman.
Il avance vers la porte du garage. J’hésite une seconde, puis je craque.
— Papa… J’ai entendu un bruit de voiture tout à l’heure, pendant que tu prenais ta douche. Comme si elle s’était arrêtée juste à côté… Dans… dans le garage.
Papa me jette un regard affolé comme si je lui avais annoncé que j’avais téléphoné aux gendarmes pour dire où on est.
— Tu… tu as vu quelque chose ?
— Non, papa. Rien du tout. La porte du garage est restée fermée. Personne n’est entré…
Papa traverse la maison à grandes enjambées. Je suis en trottinant derrière lui. Papa entrouvre la porte du garage et se retourne vers moi.
— Tu restes là, ma puce, je vais voir…
Il referme la porte derrière lui.
Je m’attends à ce que ça dure des heures, mais papa revient presque aussitôt. Il me sourit mais je vois bien qu’il se force.
— Alors ?
— Ce n’est rien, Sofa. Tu… tu as dû confondre… Il… il n’y a personne.
Papa ment. Mal en plus. Je le sais mais je fais la petite fille gentille.
— Tant mieux, papa, j’avais un peu peur…
— Reste là, Sofa, je vais juste jeter un coup d’œil dans le jardin pour m’assurer que la voie est libre. Dès que je t’appelle, tu me rejoins.
— Fais attention à ce que les gendarmes ne te reconnaissent pas…
— Tu es gentille, ma puce.
Il m’embrasse. Il s’éloigne.
Qu’est-ce qu’il y a dans le garage ?
Qu’est-ce que papa me cache encore ?
Il faut que je sache…
J’ouvre la porte.
Dans le garage, il y a une voiture jaune. Petite, ronde et brillante. Je ne connais pas la marque.
J’avance.
Il y a quelqu’un derrière le volant.
J’approche. Je la reconnais maintenant.
C’est la vieille dame aux cheveux bleus.
Elle se tient là, raide sur le fauteuil conducteur. Ses lunettes bleues sont tombées par terre. Je m’approche encore, sans un bruit. C’est comme si la mamie s’était endormie…
Je pose la main sur la portière jaune, je monte sur la pointe de mes pieds.
Je le regrette tout de suite.
Pendant un quart de seconde, mes yeux ne croient pas ce qu’ils voient.
Tout de suite après, je hurle !
La vieille dame aux cheveux bleus a un couteau planté dans le bas du cou !
Il y a du sang qui coule partout le long de son col, sur son menton aussi, sur sa poitrine, comme une personne qui mange salement. La robe bleue qu’elle porte est toute mouillée, presque violette, de la même couleur que les boucles de ses cheveux bleus qui trempent dans la bouillie de sang.
Je m’apprête à hurler encore, à en réveiller tout le quartier, mais une main se pose sur ma bouche.
Une grosse main d’homme poilue dont je ne vois que l’ombre.