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Fé lève lo mort

15 h 29

La vieille créole n’est pas entrée dans la gendarmerie. Elle a posé son gros sac de toile sur une marche et se contente d’attendre devant le pas de la porte que quelqu’un la remarque.

Christos la croise au moment où il sort fumer sur le parking : depuis combien de temps la créole se tient-elle là ? Quelques minutes ? Une heure ?

— Lieutenant Konstantinov ? lance-t-elle d’une voix traînante. C’est la mère de votre patronne, Laïla Purvi, qui m’a convaincue de venir. J’espère que c’est important, les patrons n’aiment pas trop qu’on laisse leur varangue à moitié déblèyée1.

— Cela dépend de vous, Eve-Marie. Uniquement de vous. Entrez, je vous en prie.

Christos range son paquet de cigarettes dans sa poche. Eve-Marie Nativel n’a pas bougé. A-t-elle seulement entendu ?

— Non, finit-elle par murmurer. Non. Je ne suis pas venue pour faire… comment vous dites…

— Une déposition ?

— Oui… une déposition. Je suis simplement venue pour…

La vieille créole fixe le drapeau tricolore qui pend mollement au-dessus de la gendarmerie, sans terminer sa phrase.

— Pour me raconter une histoire ? relance le sous-lieutenant. L’histoire de votre nièce Aloé ?

— Puisque je l’ai promis à Laïla.

Christos lève les yeux. La vieille femme possède un regard du même bleu lagon que le foulard créole qui recouvre ses cheveux. Cinquante mètres devant eux, entre les cases, il aperçoit la plage quasi déserte.

— Vous préférez que l’on marche un peu ?

Eve-Marie sourit.

— Bonne idée, lieutenant. Vous me prenez mon sac ?

 

Ils avancent côte à côte vers la plage, au centre de la rue, sans aucune voiture pour les déranger. Ils doublent l’enseigne orange de Mandarine Coiffure.

— Vous êtes une petite cachottière, Eve-Marie.

La créole souffle à chaque pas.

— J’ai dit à la police tout ce que je pensais utile, lieutenant. Pas une fois je n’ai menti.

— Vous maintenez que Liane Bellion n’est jamais ressortie de la chambre 38 de l’Alamanda ?

Une longue respiration.

— Oui.

— Et que Martial Bellion a emprunté votre chariot de linge ?

Une pause. Plein milieu de la chaussée. Deux scooters les rasent et disparaissent vers le port.

— Egalement. Ça s’est exactement passé comme je vous l’ai raconté.

— Mais vous avez oublié de nous dire que vous connaissiez Martial Bellion. Qu’il avait vécu il y a dix ans avec Aloé Nativel, votre nièce.

Ils marchent à nouveau. Trois pas. La plage est droit devant eux, après le restaurant Paul et Virginie. Trente mètres. Une éternité.

— Lieutenant, quel rapport peut-il y avoir entre cette vieille histoire et la disparition de Liane Bellion ?

— A vous de me dire, Eve-Marie. A vous de me raconter l’histoire de votre nièce.

La vieille créole s’est encore arrêtée. Quelques larmes coulent au coin de ses yeux ridés. Christos, tel un gendre attentionné, la prend par le bras. Il la soutient pendant qu’ils progressent mètre par mètre vers le sable.

— Aloé était une fille en or, lieutenant. Une gamine adorable qui a élevé sans jamais se plaindre ses quatre frères et sœurs. Jolie comme un cœur. Elle sentait bon. La vanille. Il y en a toujours eu dans mon jardin à Carosse. Elle y passait des heures, chaque soir après l’école. C’est pour cela que je ne vous ai pas parlé d’elle. Fé lève lo mort2, lieutenant…

Fé lève lo mort ?

Ils descendent un petit escalier de béton pour atteindre la plage, Eve-Marie s’arrête presque à chacune des neuf marches. Parvenue à la dernière, elle prend appui sur l’épaule du sous-lieutenant et met un temps interminable à se déchausser. Elle garde à la main ses deux sandales de toile et avance avec précaution dans le sable.

— Je connais déjà cette histoire, Eve-Marie. (Christos cherche ses mots.) La vie qui s’acharne, les hommes qui la quittent, Martial Bellion, Mourougaïne Paniandy, le Cap Champagne qui ferme ses portes. J’ai besoin d’une réponse précise, Eve-Marie. Aloé était très proche du petit Alex Bellion. Elle s’occupait davantage de lui que ses propres parents. Etait-elle à Boucan Canot le soir de la noyade d’Alex, le 3 mai 2003 ? Peut-elle être considérée en quoi que ce soit comme responsable de la mort de ce garçon ?

Eve-Marie se plante dans le sable. Elle reste un temps infini à observer un paille-en-queue planer au-dessus d’eux, puis répond avec une pointe de colère :

— Alors c’est ça ? C’est ça qui vous préoccupe tant ? Vous pensez que j’ai menti pour protéger ma nièce ?

Le rire lézardé d’Eve-Marie s’envole vers le lagon.

— Bondyé3… Ma pauvre Aloé…

La vieille créole s’assoit dans le sable et passe des milliers de grains entre ses mains ridées. Christos hésite un instant, puis s’assoit à son tour.

— Aloé formait un beau couple avec Martial Bellion, bien mieux assorti qu’avec ce balourd de Mourougaïne, même si Martial était plus vieux que lui, même si semaine après semaine, il s’occupait davantage de son fils. Sa jeune et jolie nounou créole lui était de moins en moins utile. Il l’aurait quittée un jour ou l’autre, pour une autre fille moins jeune mais tout aussi jolie, Aloé l’avait compris.

— Vous n’avez pas répondu à ma question, Eve-Marie. Martial Bellion a été condamné pour homicide accidentel. Il est le seul dont la responsabilité ait été mise en cause par le juge Martin-Gaillard. Où était Aloé, le 3 mai 2003, le jour de la noyade d’Alex ?

— Loin. Très loin.

Les yeux d’Eve-Marie se perdent dans le ciel.

— Plus loin encore qu’où volent les paille-en-queue.

Est-elle folle ?

La créole anticipe les doutes du lieutenant. Elle lui prend la main. Son bras tremble, au moins autant que sa voix.

— Aloé avait cru tenir la chance de sa vie ! Elle avait répondu à un casting sur un podium de plage, lors de l’été 2002. Il fallait danser en maillot de bain sous des cocotiers devant un coucher de soleil. Ce genre de chose… Puis on l’avait rappelée à l’automne. Elle était retenue pour un tournage, un clip d’une chanson tournée en métropole, même pas un séga réunionnais, un zouk antillais je crois. On lui payait le voyage, l’hôtel. Le clip est passé plusieurs fois à la télévision à l’époque, sur la 6 surtout. On voyait ma petite Aloé, elle dansait derrière un chanteur noir beau comme un bronze, au milieu de quinze autres métisses en bikini aussi belles qu’elle. Puis elle est rentrée à La Réunion et ils ne l’ont jamais rappelée.

— Le 3 mai 2003, Aloé était en métropole ?

— Oui. Ça ne doit pas être très difficile à vérifier, il doit y avoir des archives de tout ça…

Etrange coïncidence… encore une fois. Bien entendu, ils vérifieront.

— Ce ne sera pas la peine, s’entend pourtant dire Christos. Il… il serait possible de rencontrer Aloé ?

La main ridée se mue en bois mort. Les yeux d’Eve-Marie s’inondent à nouveau.

— Vous n’avez pas compris, alors ?

Christos caresse le bras flétri de la vieille créole, doucement, comme on le ferait pour calmer un tec-tec apeuré.

— Compris quoi ?

— Pourquoi je ne vous ai jamais parlé d’Aloé.

— Quand tout a tourné mal pour elle, elle a vendu son corps, c’est ça que vous ne vouliez pas nous avouer ?

Les doigts de la main gauche d’Eve-Marie tracent de petits cercles dans le sable.

— Elle se faisait appeler Vanille. C’est seulement sous ce nom que ses clients la connaissaient, je l’ai appris bien plus tard. Jamais elle n’est revenue me voir à Carosse. Elle était très demandée, à ce qu’il paraît. Par des hommes riches. Elle gagnait beaucoup d’argent.

La paume de sa main recouvre les cercles d’une brusque tempête de sable.

— Elle en a gardé de moins en moins. Plus il lui fallait d’argent et moins elle en gagnait.

— Zamal ?

Eve-Marie sourit.

— Héroïne, lieutenant. On a retrouvé son corps le 17 novembre 2009 dans le bassin de la cascade Maniquet, au-dessus de Saint-Denis. Overdose, ont conclu les légistes. Les journaux de l’île ont fait quelques lignes sur la mort d’une pitin4 surnommée Vanille. Personne n’a jamais su son véritable nom, à part la police, ses frères et sœurs, ses parents et moi. Même Martial l’ignore.

— Je suis désolé, Eve-Marie.

— Ne le soyez pas, lieutenant. Vous n’y pouvez rien. Vous avez au moins compris pourquoi je ne souhaitais pas parler de ma petite Aloé. Il n’est pas facile de dissimuler les secrets de famille sur cette île.

Eve-Marie fait glisser les derniers grains de sable entre ses doigts.

— On rentre, lieutenant ?

16 h 00

Christos et Eve-Marie se tiennent devant la porte de la gendarmerie. Ils sont remontés presque en silence de la plage. A aucun moment l’idée qu’Eve-Marie ait pu lui mentir n’a effleuré l’esprit du sous-lieutenant.

— Merci de la promenade, lieutenant.

— Ce fut un plaisir, Eve.

Christos se découvre sincère.

Eve-Marie récupère son sac. Avant de lentement traverser le parking, elle se tourne une dernière fois vers le gendarme.

— Je vois bien que vous allez continuer à vous torturer les méninges pour chercher qui est responsable de la mort du petit. Alex. Alors, lieutenant, dites-vous que personne n’est coupable. Que ce fut juste le hasard et que personne n’y pouvait rien changer. C’est de là que naissent toutes les haines du monde, lieutenant, toutes les guerres, il nous faut trouver des coupables, toujours, à tous les malheurs de l’univers. Même quand il n’y en a pas, notre esprit les invente. Ce n’est sans doute pas facile à admettre quand on est flic, cette idée que l’on a tellement besoin de coupables qu’on finit par les fabriquer.

Christos s’est figé, incapable d’interrompre la tirade de la vieille créole. Elle plante ses yeux bleus dans les siens.

 I fé pa la bou avan la plï5, lieutenant. Vous comprenez ça ? Quand on est malheureux, on survit en en voulant à la terre entière, ou bien juste à quelqu’un, à quelqu’un sur qui cogner pour aller un peu mieux. Vous n’êtes pas d’accord ?

— Je… je ne sais pas. Vous me dites que personne n’est responsable de la mort du petit Alex, mais nous avons un tueur qui se promène en liberté dans l’île…

Le regard océan d’Eve-Marie engloutit le gendarme.

— C’est ce que j’essaye de vous expliquer lieutenant. I fé pa la bou avan la plï. Quand le malheur vous touche, on refuse tous d’admettre qu’il n’y a aucun coupable à punir. Alors pour diminuer ses souffrances, on s’invente une vengeance.

On s’invente une vengeance, répète Christos dans sa tête.

La vieille créole est-elle folle ou cherche-t-elle à lui dire autre chose ? Une vérité codée ? Le nom d’un assassin qui ne serait pas Martial Bellion ?

 

Alors qu’un essaim d’hypothèses contradictoires se cognent dans son crâne, la sonnerie du téléphone résonne dans la gendarmerie.

1- Nettoyée.

2- Il est dangereux de faire resurgir le passé.

3- Bon Dieu.

4- Putain.

5- Proverbe réunionnais : Il ne faut pas confondre les conséquences d’un acte avec sa cause.