Eperviers, sortez
8 h 04
J’avance sur la grande avenue piétonne qui descend à la mer. Des deux côtés, il y a des cases en cubes peintes avec des couleurs pastel, comme des maisons de poupée toutes neuves dont le toit ou les murs peuvent se démonter. Je déchiffre le nom de la rue sur un panneau accroché sous la croix verte de la pharmacie. « Mail de Rodrigues ».
Depuis que papa a fermé la porte derrière moi, j’ai obéi à toutes les consignes. Bien sagement. Ne pas courir. Marcher sur le trottoir. Descendre l’escalier. Traverser la route. Me retrouver sur la grande allée sans voitures mais ne toujours pas courir.
J’ai bien enregistré ce qu’il faut faire après. A chaque magasin, montrer au vendeur la liste des courses.
Attendre. Payer.
Facile, même si à cause des grosses lunettes de soleil, dès que je marche à l’ombre, je ne vois plus rien.
Papa a été strict pourtant. Pas le droit de les retirer !
Là-bas, au bout de la rue, près de la plage, il y a un gendarme en uniforme. Il est tout seul. Il se tient droit, avec juste les yeux qui bougent dans tous les sens, comme un chat paresseux qui surveille des moineaux.
Il me regarde maintenant. J’ai sans doute fait un mouvement qui l’a étonné. Heureusement, je n’ai pas crié, ni rien du tout, je me suis retenue autant que j’ai pu. Alors que dans ma tête, tout a chaviré.
C’est moi dans le journal !
En immense, sur la première page, avec papa et maman. Il y a des piles de journaux devant presque tous les magasins. Je dois pourtant continuer à marcher normalement, comme me l’a dit papa. Etre maligne. Sur la photo du journal, j’ai ma robe jaune, les cheveux longs, on voit mes yeux aussi. Personne ne peut me reconnaître. Sûrement pas ce gros matou de gendarme, en tout cas.
J’entre direct dans l’épicerie.
— Qu’est-ce que tu veux, mon petit ?
Je joue les muettes et tends la liste à la dame derrière ses cageots. Du pain, du jambon, des gâteaux et des bananes. La dame met une heure à tout ranger dans les sacs. Quand elle a fini, qu’elle a mis une heure de plus à me rendre la monnaie, je me contente de répondre tout bas, presque un murmure :
— Merci, madame.
Papa m’a dit de ne pas changer ma voix, juste de parler le moins fort possible, comme si je faisais ma timide.
Je ressors. Le gros chat de gendarme est toujours là, il ne bouge pas mais on dirait qu’il s’est rapproché, comme à Un, deux, trois, soleil.
J’avance comme si de rien n’était.
Quatre magasins. Deux de vêtements, un de fleurs, une crêperie.
Je passe devant. Je me force à marcher doucement.
Une librairie.
J’entre.
— Tu cherches quoi, mon petit bonhomme ?
Je lève les yeux. Tout de suite, il me colle la frousse.
Un Chinois.
J’ai peur des Chinois, c’est eux qui me font le plus peur, après les ogres et les pirates des Caraïbes. Même à Paris, j’ai peur d’eux, dans les restaurants. Maman aime bien y manger quand on fait des courses, mais pas moi. A l’école, Timéo raconte qu’ils mangent des trucs bizarres, des chiens abandonnés, des araignées, des poissons sans yeux. Ici, c’est les concombres gluants. Je déplie lentement la feuille de papa tout en me traitant d’idiote dans ma tête.
Je sais bien que Timéo raconte n’importe quoi. Et puis ce Chinois-là vend des livres…
Et des journaux.
Il y a encore ma photo, juste devant mon nez, pile à la hauteur de mes yeux. Je déchiffre dans ma tête les grandes lettres bâtons.
TU-EUR EN CA-VA-LE.
— Tu veux un journal, mon petit bonhomme ? Tu sais déjà lire à ton âge ?
Je baisse la tête, je plisse le front, je regarde mes sandalettes de garçon. Je n’ai qu’une chose à acheter, mais il faut que je lise pour la demander, et le magasin est trop sombre, pire qu’une caverne de trolls. Tant pis, je ne peux pas faire autrement, je retire mes lunettes noires et je déchiffre sans bafouiller :
— Une carte au 1/25 000. La 4406 RT.
Le Chinois hésite un quart de seconde, puis tend une carte bleue pliée en rectangle.
— Tu vas pique-niquer avec tes parents dans la montagne, mon petit bonhomme ?
Je ne réponds pas, je tends un billet, je baisse la tête, mes sandalettes sont moches. Après tout, c’est mieux que je sois tombée sur un Chinois. Il doit croire que j’ai peur. Il doit avoir l’habitude.
J’ai tout. Je sors.
Le gendarme a encore bougé. Il triche, il marche dans la rue piétonne, il est au-dessus de moi maintenant. Je vais forcément le croiser pour remonter vers la maison de la dame aux cheveux bleus où m’attend papa.
Pas grave. Pas grave. Pas grave.
Il ne peut pas me reconnaître !
Vingt mètres encore.
Allez, on change de jeu, fini Un, deux, trois, soleil on passe à Eperviers, sortez. Je suis trop forte à Eperviers, sortez. La ruse, pour passer d’un bord à l’autre sans se faire attraper, c’est de se faire oublier. Ne pas courir bêtement comme font les garçons qui se croient trop forts et se font toujours prendre avant moi.
Je passe devant le gendarme sans changer de rythme, sans même tourner la tête. Peut-être qu’il me regarde, peut-être que ses yeux se posent sur moi, peut-être même qu’ils s’attardent sur mon dos. Je m’en fiche, je m’en fiche, je m’en fiche, il ne peut pas me reconnaître, ce gros nul d’épervier.
Trente mètres encore.
Je n’ai plus que la route à traverser. Je peux me retourner maintenant.
Le flic est loin, il marche vers la plage, à l’autre bout de la rue.
Je suis trop forte !
Une fois la route passée, il y a juste un escalier de vingt marches à monter et après, je vais pouvoir courir, courir, vite, très vite, j’en ai trop envie. Je dois juste laisser passer les voitures avant.
Il n’y en a qu’une. Grosse et noire avec des roues très hautes pour rouler dans les chemins de montagne. Elle ralentit. Elle s’arrête pour me laisser passer.
Je mets un pied sur le passage piéton, je tourne la tête par réflexe.
L’homme au volant est trop bizarre ! Il a la peau foncée, presque orange, avec une chemise indienne et sur la tête une casquette verte avec un gros tigre rouge cousu dessus. Un Malbar, c’est comme cela que papa les appelle, il y en avait un qui tondait la pelouse à l’hôtel. Il a des lunettes de soleil lui aussi.
La tête de l’homme orange se tourne vers moi au fur et à mesure que je traverse la route, je grimpe les marches en évitant le palmier au milieu. J’ai une impression terrible, j’en ai des frissons partout, des fourmis folles qui courent sur mes jambes, je ne vois pas les yeux de cet homme, mais, mais j’en suis presque sûre… il a deviné mon déguisement.
Il sait que je suis une fille ! Il ne s’est pas laissé piéger comme cet idiot de gendarme ou cet ogre de libraire chinois.
A y réfléchir comme ça à toute vitesse, les Malbars me font encore plus peur que les Chinois.
Mes jambes tremblent, comme si la rue avec ses trois palmiers était plus longue à traverser qu’une forêt hantée.
Je suis idiote. J’y suis presque. Papa m’attend là-bas, après le tournant, je vois presque notre maison. Je cours maintenant sur le trottoir sans me retourner vers la grosse voiture noire qui a sans doute démarré maintenant.
Papa !
La porte de la maison s’ouvre, je reconnais papa même s’il a une drôle de tête avec ses cheveux coupés super court et de toutes petites lèvres sans la moustache et la barbe. Je fonce dans le couloir, papa referme la porte, il m’embrasse.
J’adore quand mon papa m’embrasse. Ce n’est pas souvent. J’aime bien aussi, finalement, rester seule avec papa. On fait des choses plus bizarres qu’avec maman. Des jeux nouveaux.
Des jeux où je suis la plus forte ! Je donne mes sacs à papa, j’ai gagné ma chasse au trésor sans me faire prendre ! Et puis surtout, cet après-midi, on va retrouver maman.
Papa détaille ce qu’il y a dans le premier sac, il a l’air content, trop fier de moi, il passe sa main dans mes cheveux, comme pour les ébouriffer.
J’ai juste envie de pleurer pour mes cheveux. Je crois maintenant que c’était pas la peine de me les couper. Une casquette aurait suffi, une grande verte avec un tigre dessus comme celle du Malbar.
Papa a vérifié le contenu du dernier sac de courses, celui avec la carte.
— Tu es championne, ma puce.
— On va partir retrouver maman, alors ?
Il me prend dans ses bras.
— Ecoute-moi bien, Sofa. Je vais fermer à clé la porte de la maison. Je vais te mettre la télé. Tu laisses le son tout bas et surtout, tu n’ouvres à personne. Tu ne bouges pas du canapé. Maintenant que tu es revenue, je vais prendre une douche. J’en ai pour cinq minutes, et après, on se sauve…
8 h 21
Je regarde Titeuf depuis deux minutes, pas plus, lorsque j’entends la voiture dehors, juste devant la maison. J’hésite à me lever.
Je baisse encore le son de la télévision. Ça cloue net le bec à Titeuf !
Il y a du bruit dans le garage de la maison, celui que papa a laissé ouvert.
Comme si une voiture était entrée.
J’aimerais au moins aller à la fenêtre, pour vérifier. J’ai vraiment l’impression que la voiture ne se gare pas dans la rue. Elle est là, toute proche, j’entends le moteur.
Il y a une porte entre le garage et la maison. Si ça se trouve, elle est ouverte.
Quelqu’un peut entrer.
Sans savoir pourquoi, je repense au Malbar à la tête orange dans la voiture noire à grosses roues. Il faut que j’appelle papa, mais il m’a dit de faire le moins de bruit possible. Il faut pourtant que je crie fort pour qu’il m’entende sous la douche. Je ne peux pas entrer dans la salle de bains, je n’ai même pas le droit de bouger du canapé.
Sauf si…
Je me lève. Je marche doucement jusqu’à la porte de la salle de bains, la moquette épaisse avale mes pieds.
Rien. Plus rien. Je n’entends plus aucun bruit.
Ni Titeuf ni Nadia, muets dans la télévision.
Ni dans le garage.
Je n’entends même pas le bruit de l’eau dans la douche.