Cinq contre un
15 h 13
Aja s’est assise derrière le bureau, juste en face de Martial Bellion. Christos, lui, préfère rester debout, un peu en retrait. La brigade territoriale autonome de Saint-Gilles-les-Bains, boulevard Roland-Garros, est composée de plusieurs cubes de béton de tailles inégales, peints blanc crème, reliés à un autre cube, en tôle celui-ci, qui sert d’accueil… Une brigade banale et miteuse, comme des milliers d’autres en France, à une exception près : les cubes hideux sont posés à cinquante mètres de la plage. Se tenir debout dans la pièce principale, pour peu que les portails des cases les plus proches soient ouverts, permet de bénéficier d’une vue directe sur la plage et le port de Saint-Gilles. Christos ne s’en est jamais lassé. Les yachts qui sortent du port, les voiliers, les surfeurs, le coucher de soleil en IMAX quand il quitte le bureau après 18 heures. Pas souvent… Aja, à l’inverse, ratatinée sur sa chaise, pourrait être téléportée dans la banlieue de Dunkerque qu’elle ne s’en rendrait pas compte.
Martial Bellion a d’autres préoccupations que le paysage tropical.
Il a été convoqué à 15 heures à la gendarmerie. Il est arrivé avec vingt minutes d’avance. Il ne quitte pas son air de chien battu. De chien perdu plutôt, qui cherche sa maîtresse. De chien cocu peut-être.
— Vous avez des nouvelles de ma femme, capitaine ? Vous avez trouvé quelque chose ? Je deviens fou. Sofa, notre petite fille, plus encore…
Christos sent qu’Aja ne va pas tarder à exploser.
Et les traces de sang sur le mur, mon coco ? Et le couteau disparu ?
La capitaine n’est pas le genre à prendre des gants avec les suspects. Le petit jeu de Martial Bellion ne devrait pas l’amuser bien longtemps.
— Je vais vous donner des nouvelles, monsieur Bellion…
Aja se lève. Christos admire les plis impeccables de son uniforme bleu ciel, la chemise fermée jusqu’au dernier bouton, les galons amidonnés. Christos a abandonné le costume officiel depuis bien longtemps, sans pour autant qu’Aja renonce à lui faire adopter une garde-robe plus réglementaire. Qu’il repasse sa chemise au moins, qu’il la rentre dans le pantalon à défaut de porter la cravate, les épaulettes et le képi. La capitaine Purvi appartient au genre des emmerdeuses tenaces. Martial Bellion risque de s’en rendre compte rapidement.
Aja se retourne soudain.
— Monsieur Bellion, j’ai été patiente, j’ai écouté bien sagement votre numéro de mari traumatisé. Il est temps de passer à l’acte 2, vous ne croyez pas ? Jouons cartes sur table. Eve-Marie Nativel, la femme de ménage de l’hôtel Alamanda, nous a raconté tous les détails de vos allers-retours dans le couloir du second étage, l’emprunt d’un chariot de linge sale jusqu’au rez-de-chaussée, côté nord-est, l’ascenseur qui donne sur le parking où sont garées les voitures…
Bellion roule des yeux étonnés. Un bon point pour lui, note Christos, il ne joue pas mal la comédie. Aja insiste :
— Ces témoignages diffèrent singulièrement de votre version, non ?
Bellion prend sa respiration, puis plonge :
— Cette femme se trompe. Ou elle ment.
Christos pose ses fesses sur le rebord de la fenêtre. Il admire le match mais ne parierait pas un euro sur Bellion. Premier retour dans le filet. Réplique médiocre. Pourquoi cette brave Eve-Marie mentirait-elle ? Comment pourrait-elle seulement se tromper ? Ridicule !
Aja en rajoute une couche.
— Eve-Marie Nativel ment, bien entendu, monsieur Bellion. Continuons, alors. Outre Eve-Marie Nativel, monsieur Tanguy Dijoux, le jardinier de l’hôtel Alamanda, vous a vu marcher sur le parking à 15 h 25, vous poussiez ce fameux chariot de linge. Une scène difficile à rater, non, un Zoreille filant un coup de main à la femme de ménage créole ? Trois gosses qui jouaient au foot derrière l’hôtel vous ont aperçu ensuite vous diriger vers votre voiture de location, une Clio grise garée sur le parking.
Aja s’avance, fixe le touriste droit dans les yeux.
— Dans ces conditions, monsieur Bellion, prétendez-vous toujours ne pas avoir quitté le bord de la piscine avant 16 heures ?
Une autre apnée, à peine plus longue, puis Bellion crache sa réponse :
— Ils se trompent. Ou ils mentent…
Aja lève les yeux au plafond. Christos lâche un sourire. Martial est têtu. Ou con. Il creuse encore son propre trou dans le sable.
— Je… je ne me souviens plus exactement, capitaine. J’ai joué avec ma fille, dans l’eau, je lui apprends à nager. J’ai dormi sur un transat aussi… Je… je n’ai pas regardé l’heure mais…
Christos aurait presque pitié de la lamentable défense de Martial. Une brasse à contre-courant… Il lui lancerait bien une bouée, mais sa chef n’apprécierait pas… Aja tourne en rond dans la pièce. Volontairement sans doute, elle laisse Bellion cuire dans son jus, poulet façon cari, jusqu’à ce que la peau de la carcasse se détache des os. Bellion, les yeux immobiles, fixe les affiches bleu-blanc-rouge à la gloire de la gendarmerie d’outre-mer punaisées aux murs. Gendarmerie maritime sur sa droite, jet-skis, hors-bord et scaphandres ; gendarmerie aérienne sur sa gauche, hélicoptères, échelles de corde et descentes en rappel… Le grand frisson dans l’île intense.
Engagez-vous !
Aja explose d’un coup. Un bouton de la chemisette bleue a sauté.
— Monsieur Bellion, on ne va pas y passer la journée. Tout le personnel de l’hôtel témoigne contre vous ! Des témoignages qui convergent. Votre version ne tient pas la route une seconde. Eve-Marie Nativel est formelle, son couloir est mieux gardé par elle que l’enfer par un cerbère. Votre femme est entrée dans sa chambre à 15 h 01 et n’en est jamais ressortie. Le seul qui soit entré, puis sorti, puis entré à nouveau, une heure plus tard, c’est vous ! Alors une dernière fois, Bellion, niez-vous toujours être remonté dans votre chambre un quart d’heure après que votre femme est montée ?
Martial hésite. Sur le mur, un hélicoptère survole le Trou de Fer. Il semble décidé à sauter dedans, pieds joints.
Juste un murmure :
— Non…
Christos cligne un œil en direction de sa capitaine. C’est bien, Martial, on progresse. Aja ne le laisse pas refroidir.
— Merci, monsieur Bellion. Niez-vous également avoir emprunté le chariot à linge d’Eve-Marie Nativel ?
Cinq secondes d’éternité. Son regard se perd vers la gendarmette femme-grenouille assise sur son Zodiac.
— Non…
Nouveau clin d’œil. Un seul mot, presque un aveu. Allez, encore un petit effort Martial…
La voix d’Aja baisse d’une octave, se fait presque douce.
— Pourquoi avoir emprunté ce chariot, monsieur Bellion ?
Les yeux de Martial, cette fois, se perdent dans le vide, traversent les affiches, les murs, disparaissent dans la forêt de Bélouve, le spot des Roches Noires…
— Je me permets d’insister, monsieur Bellion. Votre femme était-elle encore dans la chambre lorsque vous en êtes sorti ? Etait-elle encore… vivante ?
Christos dodeline de la tête. Aucune réaction chez Martial, il n’est plus avec eux. Il ne coule plus, ne tente plus de nager plus à contre-courant. Il flotte. Au gré des vagues… Il attend la marée inverse. Il peut attendre longtemps, au vu des preuves qui s’accumulent.
Enfin, ses lèves bougent :
— La chambre était vide, capitaine Purvi, lorsque je suis remonté. Nous… Tout ne se passait pas très bien entre nous depuis notre arrivée sur l’île. J’ai simplement pensé qu’elle voulait, disons, mettre de la distance entre nous.
— Ce n’est pas ce que vous m’avez dit hier, monsieur Bellion. Quand vous m’avez fait venir à l’Alamanda, vous m’avez certifié qu’il ne s’agissait pas d’une fugue, que votre femme ne serait jamais partie sans sa fille.
— C’était hier… C’était pour que vous lanciez des recherches.
Aja se pince les lèvres, peu convaincue.
— Et le chariot ?
— Une réaction stupide quand j’ai découvert la chambre vide. J’y ai entassé les vêtements de Liane. Elle les avait laissés dans la chambre, elle n’a emporté qu’une valise presque vide.
Christos sourit à sa chef. Visiblement, Bellion n’a pas tout à fait abdiqué. Il se débat encore. Pour combien de temps avant de couler à pic ?
— Nous vérifierons, répond la voix froide d’Aja. Personne, absolument personne, n’a vu ressortir votre femme de sa chambre.
Bellion a encore blanchi.
— Je n’en sais pas plus, capitaine. Peut-être qu’ils n’étaient pas à leur poste et qu’ils ne veulent pas l’avouer. Je vous ai appelée pour que vous retrouviez ma femme, capitaine, hier soir. Pourquoi vous aurais-je fait venir si ce n’était pas tout ce qui comptait pour moi ?
Aja se contente de hausser les épaules. Le silence s’installe, pesant. La capitaine insiste encore pour la forme, note chacune des réponses désespérées de Bellion. Il ne comprend pas la disparition du couteau du kit barbecue. Sa femme l’aurait emporté ? Ou un employé de l’hôtel ? Il a jeté les vêtements de sa femme dans la déchetterie de l’Ermitage, avenue de Bourbon, à quelques centaines de mètres de l’hôtel Alamanda, en vrac dans des sacs-poubelle. Il n’y avait pas de traces de sang dans la chambre 38 avant que Liane n’y remonte, seule. Il en est certain. Peut-être s’est-elle blessée avant de partir ?
La capitaine a compris qu’elle ne tirerait rien de plus de Martial Bellion. Christos intervient alors. C’est à lui que revient le mot de la fin. La note technique.
— Monsieur Bellion, nous allons vous demander de passer dans la pièce d’à côté, l’infirmerie. Notre collègue Morez va vous prélever quelques gouttes de sang pour les comparer avec celles retrouvées dans votre chambre. Pour ne rien vous cacher, j’ai joué au coloriage avec elles toute la matinée et j’ai une envie folle de découvrir à qui elles appartiennent.
15 h 55
Par la fenêtre, Christos observe Saint-Gilles. Une trentaine de gamins, casquettes fluo et shorts à fleurs, en rang derrière un animateur, traversent la plage. Ont-ils seulement conscience de leur chance ? Une cour d’école qui donne sur l’océan, un bac à sable de dix kilomètres de long. Aja s’en fout, le regard pointé vers les affiches de propagande pour la gendarmerie nationale.
— T’en penses quoi, Christos ?
Le sous-lieutenant se retourne.
— Que c’est une sacrée arnaque. Faudrait plutôt prévenir les gosses de l’île qui rêvent de s’enrôler que les hélicos et les jet-skis, c’est plutôt rare dans les brigades autonomes. Et qu’en plus, c’est rarement le créole qui pilote…
— Arrête ton numéro, Christos ! De l’affaire Bellion, t’en penses quoi ?
Christos va éteindre le ventilateur et ouvre la fenêtre. Un vent chaud pénètre dans la salle d’interrogatoire, charriant avec lui des cris d’enfants.
— Après toi, Aja, je t’en prie.
Aja s’assoit sur le bureau.
— Si je résume, nous avons la preuve que Martial Bellion nous ment sur toute la ligne. Nous disposons de cinq témoignages contre le sien. Difficile d’imaginer que tous les employés de l’hôtel se liguent contre un même homme. Pour quelle foutue raison agiraient-ils ainsi ? Cinq témoignages contre un.
— Six contre aucun, précise le sous-lieutenant. Bellion a fini par avouer être remonté en douce.
— Exact, Christos. Je veux bien que sa femme puisse échapper à la vigilance d’un employé de l’hôtel, mais pas à tous. Et comme elle n’a pas pu sortir de l’appartement sur le dos de Sitarane1… Si c’est le sang de sa femme qui tapisse la chambre, c’est plié, on le coffre.
— Et une petite garde à vue, Aja ? Histoire de mettre le beau Martial au frais ?
— On n’a pas de cadavre, Christos ! Pas d’arme du crime, pas de mobile, pas de plainte, pas de témoins. Rien ! Sans oublier qu’il mange matin et soir avec un avocat à l’Alamanda. Le procureur va me rire au nez… On va surveiller Bellion quelques heures en attendant le résultat des tests, on est sur une île, il ne va pas s’envoler.
Christos prend le temps de réfléchir.
— Etrange, tout de même. Il a appelé la gendarmerie hier alors qu’il savait que tous les témoignages se retourneraient contre lui. Il n’a même pas cherché à se cacher avec son putain de chariot, tout juste s’il n’a pas écrit dessus qu’il transportait le cadavre de sa femme. S’il est coupable, si sa femme n’a pas filé en douce, sa stratégie de défense est suicidaire.
— Il n’avait peut-être pas le choix, Christos !
Le sous-lieutenant prend une chaise.
— Explique-moi ça, patronne.
— Imagine la scène. La belle monte. Son mari la rejoint discrètement dans la chambre. Ils se disputent. Ça tourne au vilain. Il la tue, mettons par accident. Quel choix a-t-il alors ? Laisser le corps dans la chambre ? Si on découvre le cadavre, il est fichu. Non, il n’a pas d’autre solution. Il fait le bon choix, au final, il évacue le corps, au culot. L’arme du crime aussi.
— En passant devant cinq témoins. En laissant du sang partout. Retour au point de départ. C’est du suicide.
Aja jette un regard énervé à la chemise ouverte de son adjoint.
— Oh, que non, Christos, bien au contraire. Pas de cadavre ! Pas d’arme du crime ! Pas de mobile ! Pas d’aveux ! Même si toutes les preuves l’accusent, il peut jouer sa chance devant un tribunal. Il y a jurisprudence. L’affaire Viguier, ça te dit quelque chose ? Tout prouve que Jacques Viguier a assassiné sa femme. Disparition de Suzanne Viguier, adultère de madame comme mobile, traces de lutte, draps lavés par le mari, jusqu’au matelas balancé dans une déchetterie… Tous les observateurs possèdent l’intime conviction que Jacques Viguier est coupable et, pourtant, aucun cadavre, aucune arme du crime, aucun aveu… Il a été acquitté en 2010.
Christos adopte une moue peu convaincue.
— Mouais. Si tu as raison, si on ne retrouve pas Liane Bellion entre les mains d’un boug2 du coin, c’est la gloire, Aja ! Les médias, l’ouverture du 20 heures. Oubliés, les tapages nocturnes autour des boîtes de nuit, les poivrots à ramasser sur la plage et les courses de scooters… C’est le tremplin, ma belle, le tremplin que tu attendais.
— Ta gueule, le prophète !
Christos passe la tête à la fenêtre, goûte les alizés.
— Ça prend combien de temps, Aja, les tests ADN ?
— Je vais agiter le cocotier. Tu me connais. On les aura dans l’après-midi, au pire demain matin, avec une marge suffisante… D’ici là, on aura peut-être retrouvé les sous-vêtements de Liane Bellion dans la déchetterie de l’Ermitage.
— OK, alors je mets dix sacs que l’affaire est pliée, que le sang dans la pièce est celui de sa femme.
— Vingt sacs, ajoute une voix dans leur dos.
Le première classe Morez entre dans la pièce. Un jeune. Un gentil. Généralement, dans les nuits de garde en tête à tête avec Christos, il tient mieux la bière Dodo que le bluff au poker.
— Tapis, même, surenchérit Morez. Quand Bellion a retiré son tee-shirt pour la prise de sang, devinez quoi ? Il était blessé sous sa chemise ! Une entaille sous les aisselles, superficielle mais bien nette, genre coupure au couteau bien affûté.
— Vieille, la blessure ? demande Christos.
— Vieille d’hier, je dirais.
— Putain, lâche Aja, Bellion les accumule…