La dame au parapluie
15 h 27
Martial et Sofa écartent les immenses tiges de canne à sucre. Tout en prenant soin de rester dissimulés dans les plantes cultivées hautes de près de trois mètres, ils gravissent les premières pentes du piton Moka.
— Pousse-toi, je vois rien, papa.
Les champs vert et jaune descendent à l’infini vers l’océan, en lanières, délimités par les étroites coulées de lave anthracite. Sans doute le paysage le plus monotone de l’île… Seul le clocher de Notre-Dame-des-Laves dépasse de la cime des tiges, comme une réplique miniature de la cathédrale de Chartres au cœur de la Beauce.
Un labyrinthe végétal… Martial a pris le temps de détailler la carte. Le piton Moka est un vieux cratère érodé qui culmine à moins de cinq cents mètres. Rien à voir avec le géant Dolomieu qui l’écrase de son ombre, mais il offre un panorama sur l’ensemble de la côte sud-est de l’île.
Sofa, hissée sur la pointe des pieds, écarquille les yeux.
— Pourquoi la dame bleue, là-bas, elle porte un parapluie ?
Martial s’attarde sur le point fixé par sa fille, presque sous le clocher rose et sale de Notre-Dame-des-Laves. La statue de Marie couronnée prie à l’entrée du village de Sainte-Rose, les mains jointes, banale à l’exception d’un détail incongru : la Vierge tient au-dessus de sa tête un large parasol du même bleu azur que sa tunique sertie d’or.
— C’est la dame qui nous protège contre les éruptions du volcan, ma puce. Elle est célèbre ici. Tu vois toutes ces fleurs à ses pieds ? C’est pour la remercier.
— C’est grâce à elle que les gendarmes ne nous ont pas attrapés ?
— Peut-être…
— Moi aussi, je viendrai lui donner des fleurs. Avec maman…
Martial sent son cœur s’accélérer. Il tire en arrière sa fille pour qu’elle reste dissimulée sous la végétation. A cette altitude, le brouillard a complètement disparu. Il sort la carte au 1/25 000 de sa poche, plus par sécurité que par nécessité. Il leur reste moins d’un kilomètre à parcourir, il leur suffit de descendre jusqu’à l’océan en longeant la ravine des Bambous.
— On est arrivés, ma puce ! Regarde tout en bas, les gros rochers noirs qui s’avancent vers la mer. C’est l’anse des Cascades.
— C’est là que nous attend mam…
La main de Martial se pose sur le visage de Sofa avant qu’elle ait eu le temps de prononcer la fin de sa phrase. Un affreux mouchoir mouillé lui arrache les lèvres et lui fouille la bouche.
15 h 41
— Tu me fais mal, papa…
Le coup du mouchoir, j’ai bien compris, c’est parce que j’ai voulu parler de maman. Papa trouve à chaque fois un truc pour ne pas me répondre quand je veux parler d’elle.
Papa retire enfin le tissu de ma bouche et me le montre.
Je recule d’un coup. De peur.
Le mouchoir est tout rouge !
Je passe mon doigt sur ma figure, je ne comprends pas, je n’ai pas mal.
Papa continue de sourire, comme si ce n’était pas grave. Je mets un moment avant de comprendre. C’est vrai, j’avais presque oublié, un peu plus haut, on a trouvé des fruits dans des arbres. Des goyaviers, ça s’appelle. J’ai trop adoré ! Je me suis empiffrée, presque autant que quand je vais cueillir des mûres avec maman dans la forêt de Montmorency. Papa m’a expliqué qu’ici, les goyaviers prennent si vite la place des autres arbres que les gens les arrachent quand ils en trouvent.
N’importe quoi !
— Je suis propre, là, papa ?
— Presque. On croirait que tu as mis du rouge à lèvres. Tu vas monter dans mes bras, ma puce ?
— Je ne suis pas fatiguée…
C’est vrai en plus. Je ne suis pas fatiguée… Je… je suis épuisée ! Mais je ne le montre pas à papa ! Je n’ai pas descendu la montagne depuis la lune pour m’endormir maintenant. Quelques minutes avant de revoir maman !
Là-bas, anse des Cascades.
Si papa ne m’a pas menti depuis le début.
— Tu as été une grande fille incroyablement courageuse, me dit-il. Mais avant d’arriver à la mer, nous allons traverser une dernière route et il ne faut pas qu’on nous reconnaisse. Les gendarmes nous cherchent toujours. Ils savent maintenant que tu es déguisée en garçon.
— Ça change quoi, si tu me portes ?
— Ton papa a pensé à tout…
Papa se baisse et sort du sac à dos une couverture moche et sale. Je la reconnais, il l’a ramassée dans le garage de la dame aux cheveux bleus qui est avec sa voiture dans le trou sans fond.
— Je vais la poser sur toi, ma puce, et je vais te serrer dans mes bras. On pourra croire que je porte du bois, des tiges de canne à brûler ou des feuilles de vacoas à tresser, comme les gens font ici.
Je ne comprends pas tout. Papa me tend les bras.
— Hisse et ho, ma puce…
J’hésite, longtemps, puis j’obéis. Je tends mes bras à papa.
Dès que mes pieds quittent la terre, je sens toute la fatigue tomber sur moi, envelopper tout mon corps, encore plus chaude et noire que cette couverture qui pue.
15 h 43
Martial se met en route. Descendre la ravine des Bambous lui prend moins de dix minutes. Sofa bâille dans ses bras, exténuée. Dès qu’il s’approche de la route du littoral, il pose la couverture sur elle.
Le dernier obstacle à franchir…
La nationale semble déserte. Martial s’y attendait, c’est la portion la moins fréquentée de l’île, une dizaine de kilomètres de côte sans un seul habitant. Au cours de la dernière décennie, les coulées de lave sont descendues jusqu’à l’océan une année sur deux, brûlant tout sur leur passage. Quel fou construirait sa case ici ?
Martial, dissimulé à l’orée du champ de canne, patiente, épiant le moindre détail. Il doit rester vigilant, même si les flics ne disposent d’aucun indice pour deviner dans quelle direction il s’est enfui depuis la Plaine des Sables. Sofa s’endort doucement dans ses bras ; des bras qui tremblent maintenant, mais pas sous le poids de sa fille.
D’appréhension, plutôt.
Il repense aux mots tracés à la hâte sur la portière de la Clio grise.
Rendé vous
Anse dé cascad
Demin
16 h
vien avec la fille
Si près du but, l’idée l’effleure que le meilleur choix aurait été de se laisser arrêter par les flics. De tout avouer… Pour tenter de sauver Liane, ne fait-il pas courir à Sofa un danger plus grand encore ? Martial caresse doucement la couverture tout en murmurant une chanson créole entre ses dents.
Z’enfants les Hauts.
Dix ans qu’il ne l’a pas chantée.
Dans les Hauts, y perde dans la montagne
N’a brouillard, tits zoiseaux, bon peu ruisseaux
Y appelle Marla, pou arrive là-bas, y faut courage
Sofa, bercée, s’endort. Sa respiration devient plus régulière, apaisée, confiante.
Y appelle Sofa, pou arrive là-bas, y faut courage
Il regarde sa montre. Il sera ponctuel.
15 h 57
Martial laisse passer deux voitures et une camionnette de location, puis traverse la nationale. Aucun flic à l’horizon.
L’anse des Cascades se dévoile brusquement, superbe. Une féerie aquatique dans un écrin de palmiers, de badamiers et de vacoas qui semblent avoir été plantés là par un jardinier méticuleux. Le paysage est fermé par des pitons volcaniques d’où coule un rideau continu de cascades. L’eau s’évacue par un ruisseau qui serpente entre pont et pierres, pour rejoindre la mer et disparaître sur la plage sous d’énormes galets noir charbon. Contrastant avec l’oasis romantique, les vagues frappent avec une force sauvage la côte rocheuse, au point qu’on peine à imaginer que la dizaine de barques de pêcheurs alignées devant le fragile embarcadère puisse se risquer sur l’océan.
Martial avance prudemment. Des pique-niqueurs ont investi les kiosques, tables et bancs de bois sous l’ombre de la forêt. Leurs voitures sont sagement garées sur la pelouse rase qui fait office de parking.
Une seule a bravé l’interdit. Elle stationne dans le lieu le plus inaccessible, au-delà de l’embarcadère, derrière l’enrochement de galets.
Un 4 × 4 noir. Un Chevrolet Captiva.
Devant le 4 × 4, un homme se tient debout. Petit, corpulent, le teint mat, une tête de tigre brodée sur la casquette kaki enfoncée sur son crâne.
Martial ne comprend pas. Ses doigts tremblants se crispent sur la couverture beige.
Il avance encore une dizaine de mètres.
Le Malbar le regarde fixement en lui souriant, comme s’il l’attendait. Martial se fige soudain. Paralysé, alors que son cœur s’affole.
Cette fois, il l’a reconnu.