Bonheur à crédit
16 h 13
— Bonjour, Martial, répète Graziella. Cela fait longtemps…
Alors que Martial marche vers le 4 × 4 noir, Graziella retire sa casquette et la pose sur le capot. Libérés du tissu kaki, ses cheveux longs, châtain clair, tombent en cascade. Sa peau mate, des yeux jusqu’au bas de son visage, est zébrée de traînées blanches. Une terre d’argile creusée de fins canaux de larmes.
Graziella a pleuré. Sa voix grince, cynique, comme pour écarter toute pitié.
— J’étais certaine que tu te débrouillerais pour parvenir jusqu’ici…
Martial s’arrête à un mètre d’elle. Ses bras serrent le corps endormi de Sofa sous la toile beige. Il parle à voix basse pour ne pas la réveiller :
— Je suis venu, Graziella. Avec Sofa. Seul. J’ai tenu ma promesse. Où est Liane ?
— Doucement, Martial. Nous sommes ici, toi et moi, pour trouver une solution juste. Sans précipitation. Sans colère.
Martial avance d’un pas. Il toise son ex-femme.
— Dis-moi qu’elle est vivante, Graziella. Dis-le-moi tout de suite, sinon…
Graziella s’assoit sur la digue de galets noirs. Elle n’a pas choisi le lieu de rendez-vous par hasard, les enrochements les rendent invisibles des autres visiteurs de l’anse des Cascades, et le vacarme des vagues contre les blocs de pierre interdit d’entendre la moindre conversation à plus de cinq mètres.
— Tu comprends maintenant, Martial. Les responsabilités. La famille. La peur qui vous tiraille les tripes. Je t’en prie, présente-moi ta fille…
— Elle dort. Ça va. Je m’occupe d’elle. Qu’est-ce que tu veux ?
Graziella observe les alentours. Vingt mètres plus loin, un Zodiac tangue sur l’océan, amarré au tronc d’un vacoa. Elle force un peu la voix pour couvrir le bruit de la houle :
— Trouver une solution juste, je te l’ai dit. Toutes les dettes doivent être payées, Martial, même après des années. Il n’y a pas d’alternative pour que les fantômes nous laissent tranquilles. Si tu ne voulais pas les croiser, pourquoi être revenu sur cette île avec ta femme et ta fille ?
Martial hurle presque, comme si élever le ton pouvait fissurer le calme clinique de son ex-femme :
— Parce que les fantômes n’existent que dans ta tête, Graziella. Et que tu avais quitté l’île en les emportant.
— Non, Martial. Ils sont restés là, à l’Alamanda, à Boucan Canot, au Cap Champagne. Ils dormaient, tu les as réveillés en revenant.
Elle fixe successivement l’océan, les cascades, puis plante son regard dans celui de Martial.
— Tu croyais vraiment pouvoir échapper à ton passé ?
Martial chancelle. Le poids dans ses bras devient presque insupportable, mais il ne veut pas céder. Il doit gagner du temps pour protéger Sofa. Il repense aux coups de téléphone reçus dès le lendemain de leur arrivée à La Réunion.
« C’est important que tu sois revenu payer ta dette, Martial. Quand on achète son bonheur à crédit, un jour ou l’autre il faut rembourser.
Une vie contre une autre. La vie de ta fille contre celle de mon fils.
Nous serons quittes. »
Graziella continue sur le même ton, tel un juge exposant des faits avec neutralité :
— Vous avez dû envisager de prévenir la police. Peut-être même les avez-vous rencontrés, discrètement. Mais que pouviez-vous leur dire ? Leur demander de poster des gardes du corps autour de vous ? Quel policier m’aurait inculpée à partir de simples menaces anonymes ? Quel policier vous aurait crus sur parole sans chercher à enquêter un minimum auparavant ?
La voix menaçante au bout du téléphone, il y a une semaine, continue de résonner dans le crâne de Martial.
« Josapha a eu droit à un procès équitable. Des années d’instruction. Il est trop tard pour faire appel, Martial. Si un policier s’approche de moi, me pose la moindre question, j’exécute ta fille. »
La même voix froide qui triomphe aujourd’hui.
— J’étais certaine que vous ne prendriez pas le risque… Des parents dont l’enfant est menacé de mort par des kidnappeurs peuvent faire le pari d’appeler la police. Ils imaginent que le but des ravisseurs est de récupérer la rançon, pas de tuer leur enfant. Mais pour toi, Martial, il n’était pas question de probabilités, juste d’échéances, comment retarder l’exécution pour continuer d’espérer…
Martial se tait. Grimace. Il repense à la visite de Liane à la gendarmerie de Saint-Benoît. Elle avait failli tout raconter aux flics ce matin-là. Il attendait dans la voiture, il lui avait fait promettre de ne pas mentionner leur nom. Il n’y avait aucune preuve contre Graziella et en représailles d’une simple enquête de police, Dieu sait de quoi elle aurait été capable.
— Je te connais, continue Graziella. Une nouvelle fois, tu as dû vouloir fuir, mais tous les vols étaient surbookés, n’est-ce pas ? Ou il fallait passer par des correspondances hors de prix. Au-dessus de tes moyens ! Nous sommes responsables des poids que nous plaçons sur la balance : si tu n’avais pas épousé une fille sans un sou, tu serais peut-être loin… Tu ne pouvais plus échapper à la sentence. Emprisonné sur l’île. Sans protection possible. Le bourreau pouvait frapper à n’importe quel instant. Cette fois-ci, tu faisais attention à ta fille, n’est-ce pas, Martial ? Tu ne la laissais pas seule sur la plage devant le lagon. Tu t’inquiétais. Tu jouais ton rôle de père. Sage, comme un prisonnier espérant négocier sa peine pour bonne conduite.
Ne rien répondre. Gagner du temps.
Graziella jette de temps à autre un regard vers le Zodiac.
— Sage… Mais tu préparais ton évasion. Je dois te féliciter, Martial, tu as essayé de te faufiler dans un trou de souris que je n’avais pas repéré. J’ai mis du temps à comprendre votre stratégie. Liane disparaît brusquement et vous organisez une mise en scène pour que tu sois soupçonné de l’avoir assassinée. Deux blessures bénignes, quelques gouttes de sang dispersées dans l’appartement, bien en évidence. Tu empruntes le chariot de linge de la femme de ménage en faisant en sorte d’être repéré par plusieurs employés : Liane sort ainsi de sa chambre sans être vue, bien vivante, alors que tout le monde va croire que tu transportes son cadavre. Tous les indices, d’évidence, t’accusent. Les policiers n’auront pas d’autre choix que de te retenir en garde à vue et de placer Sofa sous protection judiciaire. Deux jours après, Liane réapparaît, quelques heures avant le départ du vol. Juste une fugue, explique-t-elle. Les policiers s’excusent, vous libèrent et vous vous envolez pour la métropole… Votre plan était compliqué, mais efficace.
— Mon plan, glisse Martial. Au départ, Liane n’était pas d’accord. Elle ne voulait pas laisser Sofa seule avec moi.
Graziella lève les yeux vers des ombres invisibles, au-delà des cascades.
— Mais pour son plus grand malheur, elle aussi t’a écouté. Tu avais oublié un détail, Martial, les fantômes sont méfiants. Je vous surveillais en permanence. Liane a pu admirer sur les murs de ma case à Saint-Pierre quelques émouvantes photos de famille. Lorsque tu l’as laissée sur le parking de l’hôtel Alamanda et qu’elle est sortie dans son chariot de linge, un Malbar coiffé d’une casquette kaki l’attendait pour lui proposer de monter dans son Chevrolet Captiva.
Cette fois, Martial ne peut se retenir :
— Si jamais tu l’as…
— Doucement, coupe Graziella d’un lent geste de la main. N’inverse pas les rôles, Martial. C’est toi qui as tenté de faire évader ta femme. Tu as échoué. Tu connaissais la règle. Punition. Cachot. Pauvre Liane, elle n’y est pour rien, au fond. Elle n’a rien à se reprocher à part d’avoir croisé ta route. Te rends-tu compte que tu as creusé toi-même la tombe de toute ta petite famille ?
Martial se recule d’un mètre et pose son dos contre le tronc d’un vacoa afin de soulager le poids sur ses bras. Il doit protéger Sofa de cette folle le plus longtemps possible.
— Et… tu as tué ce type sur le port de Saint-Gilles ? Rodin ?
— Par ta faute, Martial. Uniquement ta faute. Sans ton plan stupide, ce kaf serait encore vivant. Il a tourné la tête au mauvais moment alors que je chargeais Liane dans le coffre. Vous m’aviez fourni l’arme du crime, dans le sac de Liane, un couteau avec son sang sur la lame et tes empreintes sur le manche. J’ai davantage hésité à égorger cette vieille femme chez qui tu logeais. J’ai croisé ta petite Sofa dans les rues de Saint-Gilles. Déguisée en garçon. Un garçon, Martial ! De l’âge d’Alex ! Comme si, toi aussi, tu avais compris qu’il n’y avait pas d’autre choix que d’échanger une vie contre une autre. Le reste n’était pas bien compliqué. Je l’ai suivie. Je me suis cachée à dix mètres de la maison. Quelques minutes plus tard, la vieille est rentrée. Imagine ce qui se serait passé si je ne l’avais pas arrêtée, si elle t’avait trouvé chez elle. Tu aurais toi-même été obligé de lui planter un couteau dans le cou pour la faire taire… N’ai-je pas raison ? Aurais-tu préféré sacrifier ta fille ?
Graziella lève les yeux sur son ex-mari et continue :
— Non, bien entendu, mais tu prétendras une nouvelle fois n’être responsable de rien. Je peux te poser une question, Martial ?
Martial est parvenu à improviser un siège inconfortable en appuyant ses cuisses contre la pyramide de racines aériennes qui arriment au sol le tronc du vacoa. Il choisit le silence. Quelques nouvelles secondes de gagnées. Graziella insiste :
— Je me demande à quel moment tu t’es aperçu que ton plan échouait. Je suppose que le premier soir, Liane devait t’appeler, te dire que tout allait bien, qu’elle était cachée comme convenu, que tu pouvais faire ton numéro devant les gendarmes…
Graziella marque une pause calculée, puis reprend :
— Sauf qu’elle n’a jamais appelé…
Martial, malgré lui, repense à sa terreur croissante après avoir signalé la pseudo-disparition de sa femme aux gendarmes de Saint-Gilles. Aucun coup de téléphone de Liane dans la soirée… Le meurtre de Rodin, ensuite. Puis le message sur la portière de sa voiture de location. Rendé vous anse dé cascad. Comment les flics pouvaient-ils comprendre qu’un type prêt à se laisser accuser change radicalement d’attitude quelques heures plus tard ?
Impossible. Aucun espoir de leur côté.
Martial s’accroche à trois mots. Toujours les mêmes :
— Où est Liane ?
Graziella se fend d’un sourire rassurant.
— Elle est vivante, Martial. Encore vivante, pour quelques instants du moins. Elle t’attend bien au chaud, elle est plus résistante que je ne croyais.
Le sourire se fige brusquement.
— Assez parlé, Martial, je me fiche que ta femme survive ou non, elle n’était qu’un appât pour que tu viennes avec ta fille. Réveille-la maintenant. Pose-la par terre. Finissons-en.
Martial essaie de réfléchir le plus vite possible. C’est déjà un miracle que Sofa n’ait pas entendu les aveux et les menaces de Graziella. Son ex-femme est-elle vraiment capable d’assassiner une fillette avec le même sang-froid qu’elle a exécuté deux témoins gênants ?
Ses yeux quémandent la clémence.
— Ne mêle pas Josapha à cela, Graziella. Elle n’a rien à voir avec nos histoires d’adultes. Elle n’a…
Un rictus de colère déforme pour la première fois le visage mat de Graziella.
— Oh non, Martial. Oh non. C’est tout sauf une histoire d’adultes. As-tu au moins calculé l’âge qu’aurait Alex aujourd’hui ? Non, j’en suis certaine. Il aurait seize ans. Il serait un beau jeune homme. J’aurais angoissé pour son passage en seconde, j’aurais cherché le meilleur lycée pour lui – une classe européenne, les arts appliqués, les sciences de l’ingénieur. Peut-être que je serais rentrée en métropole pour lui donner les meilleures chances d’accéder à une grande école. Réveille ta fille, Martial. Il faut qu’elle rende la vie qu’elle a volée.
Martial hésite à tenter le tout pour le tout, à saisir son ex-femme et à serrer sa gorge jusqu’à ce qu’elle avoue où Liane est retenue prisonnière.
Trop tard.
Graziella a anticipé chaque réaction de Martial. Brusquement, elle extirpe de sa kurta un revolver noir de petite taille.
— Un Hämmerli, précise-t-elle. C’est suisse, hors de prix, mais on m’a assuré que c’était le plus silencieux du marché. Je te rassure, le bruit des vagues couvrira la détonation.
Elle pointe l’arme.
— Pose la petite, Martial. Pose la gamine ou je tire.