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Une vie pour une autre

16 h 17

Les doigts de Graziella se crispent sur la détente du Hämmerli.

— Une dernière fois, pose la petite !

Martial se tient droit, adossé au tronc du vacoa. Il a décidé de ne pas céder tant qu’il n’aura pas la preuve que Liane est vivante.

— Où est Liane ?

— Je vais tirer sur cette gosse, Martial.

— Où est Liane ? répète Martial doucement, sans mouvement brusque, pour bien montrer qu’il ne veut effectuer aucun geste pouvant réveiller sa fille.

Graziella hésite. Lentement, son index se referme sur la détente. Martial serre entre ses bras le petit corps endormi tout en priant pour que Graziella ne se contente pas d’une balle tirée à bout portant. Elle a sans doute rêvé pour Sofa d’une exécution plus solennelle.

Argumenter encore.

— Sofa a traversé l’île à pied pour revoir sa mère. Tu peux lui accorder ça…

Graziella sourit et relâche la pression de ses doigts sur le revolver.

— Tu n’as pas changé, Martial. Toujours aussi doué pour plaider ta cause. Allez, puisque tu y tiens tant, avance.

Elle pointe le canon du Hämmerli en direction de la mer, droit vers le Zodiac amarré.

— Passe le premier.

Martial avance avec précaution sur les galets noirs détrempés par les vagues. Il veille à conserver son équilibre sans pouvoir s’aider de ses bras. Pour quelques mètres au moins. Graziella n’insiste plus pour qu’il réveille Sofa. Elle a compris que, les mains ainsi occupées, il ne pourrait tenter aucune manœuvre désespérée contre elle.

— Tu es presque arrivé, annonce Graziella dans son dos. Jette un coup d’œil dans le bateau.

Martial fait un pas de plus. Le Zodiac, arrimé à un vacoa par une corde de deux mètres, est secoué sans répit par la houle. Martial remarque d’abord les deux jerrycans de vingt litres d’essence fixés près du moteur.

Puis il voit Liane.

Elle est allongée au fond du canot pneumatique. Bâillonnée, les mains et les pieds liés par des fils de fer souples.

Vivante.

Martial se retourne, les yeux injectés de colère.

— Qu’est-ce que tu lui as fait ?

Une lueur vibre dans le regard de Graziella.

— Tu commences à réaliser que ce n’est pas un jeu ? Un kaf, une vieille Zoreille, tu te foutais de leur mort, au fond. Mais tes deux petites chéries…

Martial tremble de fureur. Il se contient et se tourne à nouveau vers le Zodiac. Liane, le regard vide, le fixe comme si elle peinait à le reconnaître.

Elle est entièrement nue. Sa peau est cloquée comme si un tortionnaire pervers lui avait infligé des centaines de brûlures, toutes superficielles, mais sans oublier un seul centimètre d’épiderme. Un tortionnaire qui se serait plus encore acharné sur certaines parties du corps : les pieds noircis par un tison au fer rouge, les poignets pelés à vif, l’entrejambe, lisse et écarlate, comme élimé par le frottement d’un interminable défilé d’amants.

Graziella se place entre Martial et sa femme.

— Tu avais raison, il aurait été dommage que Liane ne profite pas du spectacle. Après tout, c’est pour revoir sa fille qu’elle est parvenue à survivre. Elle aura bien mérité d’embrasser son cadavre.

Graziella serre à nouveau l’index sur la détente du Hämmerli.

— Une dernière fois, Martial, je voudrais que tu me présentes Sofa.

— Va te faire foutre !

D’instinct, Liane s’agite dans le Zodiac. Graziella ne lui accorde pas un regard.

— Décidément, Martial, on ne peut pas te confier un enfant… La mort d’Alex ne t’a donc rien appris ?

Martial n’a pas eu le temps d’esquisser le moindre geste. L’index de Graziella se plie soudainement. Elle a visé plein cœur, à moins d’un mètre du corps de Sofa.

Trois coups de feu explosent, couverts par le claquement des vagues.

Trois impacts de balles déchirent la toile. Presque instantanément, le tissu se gorge de sang.

A leur tour, les doigts, les poignets, les manches de Martial se teintent de rouge. La seconde suivante, le sang perle au coin de ses yeux, inondant une myriade de veines écarlates.

Un regard de dément.

Une fureur absolue.

Martial, effaré, presse le petit cadavre contre sa poitrine.

Graziella demeure impassible et maintient le revolver pointé.

— Josapha a rejoint Alex. Une vie pour une autre, Martial, nous ne nous devons plus rien. Il fallait la sacrifier pour que tu comprennes. Que tu comprennes ce que c’est que de devenir fou de douleur et ivre de vengeance.