Sofa au paradis
17 h 01
Chaque fois que Sofa approche un doigt, les feuilles de la sensitive se referment. Incroyable ! On jurerait un petit animal. Quelques secondes plus tard, la feuille se déplie à nouveau, timide et méfiante.
Sofa est captivée par la plante. Une simple caresse, un simple souffle, une simple goutte suffit à faire se recroqueviller la fleur comme un escargot. Au début, Sofa avait peur, mais maintenant, elle se prend au jeu. Et ce n’est qu’un début. Il y en a bien d’autres, des plantes extraordinaires, à découvrir dans le jardin d’Eden.
Le paradis, Martial n’avait pas menti.
Il observe sa fille. Rassuré. Pour quelques instants, Sofa oublie. Il se doute qu’à l’extérieur du parc, par contre, c’est le chaos. Toute la police doit être à sa recherche. Furieuse de l’avoir laissé filer. A se poser des milliers de questions.
Logique !
Qui pourrait penser que le criminel le plus recherché de l’île, au lieu de fuir ou de se terrer dans une case, visite tranquillement avec sa fille le jardin d’Eden, le plus prestigieux parc botanique de La Réunion ? Quel flic aurait l’idée de venir perquisitionner ici ?
Les gendarmes recherchent une Clio grise.
Où peut-on cacher une voiture de location ?
Il y a moins d’une heure, Martial, cerné par le hurlement des sirènes et coincé entre les barrages aux quatre coins de la ville, n’a eu que quelques secondes pour prendre sa décision. Elle lui est apparue comme une évidence : la plus géniale des cachettes est toujours celle qui consiste… à ne pas se cacher.
— Beurk ! crie Sofa en éclatant de rire.
Elle s’est arrêtée en face du sterculier fétide et déchiffre le nom sur le panneau en bois. Arbre caca. Elle sent les fleurs sur les branches, se bouche le nez, rit encore, puis continue sur le chemin en sautillant.
Martial la suit, silencieux.
Ne pas se cacher…
Plus facile à imaginer qu’à exécuter ! Martial a dû une nouvelle fois remonter l’avenue de Bourbon, passer à quelques centaines de mètres de l’hôtel Alamanda, au nez et à la barbe des flics. A n’importe quel moment il aurait pu tomber sur une fourgonnette. Il a brusquement pilé devant la grille de la petite cour bitumée d’un bâtiment de béton mauve.
Agence de location ITC Tropicar.
Cinq voitures de location étaient garées dans le parking, dont deux Clio grises. Visiblement, les affaires ne marchent pas fort pour le loueur… D’ailleurs, l’agence est fermée le week-end de Pâques, les éventuels clients, qui tous possèdent le code du portail, doivent remettre les clés dans une boîte aux lettres ou téléphoner au gérant pour qu’il se déplace, il y a son numéro peint en noir sur le mur mauve. Martial a garé la Clio tout au bout du parking, sous les filaos, pour qu’on ne la repère pas directement de la rue.
Cinq ou six voitures ? Une de trop ? Qui pourrait le savoir à part le loueur ? Il s’en apercevra au plus tôt mardi matin, lorsqu’il ouvrira sa boutique ! Quant aux flics, il y a peu de chances qu’ils vérifient. Un fugitif traqué par la police prend rarement le temps d’aller rendre sa voiture de location sur le parking de l’agence, surtout s’il se situe à trois cents mètres de l’hôtel dont il a fui.
Cela lui laisse deux jours…
Sofa entre dans le jardin de cactus. Elle se penche, amusée, vers le gros ballon poilu. Encore une plante qui ressemble à un animal ! Une sorte de hérisson du désert roulé en boule.
— Coussin de belle-mère, ânonne Sofa en suivant du doigt l’écriteau.
Elle éclate encore de rire et court vers le pont de bois au milieu de la bambouseraie.
Martial marche derrière elle, perdu dans ses pensées. L’agence d’ITC Tropicar possède un autre avantage, son parking donne sur un petit bois qui permet de longer la périphérie de Saint-Gilles à couvert, sur un kilomètre, jusqu’à l’entrée du jardin d’Eden. Le parc botanique est presque désert en ce week-end sans école : les familles créoles pique-niquent dans les Hauts. On n’y croise guère que quelques touristes, pas les plus jeunes, Guide bleu à la main. Visiblement, aucun n’est encore au courant de la traque qui se joue à l’extérieur.
Pour l’instant, le jardin d’Eden est un paradis inviolable, l’asile idéal pour patienter.
Pour l’instant…
Sofa lève les yeux en direction de l’arbre des voyageurs, subjuguée par les feuilles en forme de soleil qui explosent dans le ciel en des centaines de rayons verts. Depuis qu’elle est entrée dans le jardin, elle passe un temps infini à essayer de lire les explications inscrites sur les petits panneaux devant les fleurs. Des mots savants en latin, des termes compliqués de botanique, autant d’expressions qu’elle ne peut pas comprendre.
Ravinala.
Sofa prend la pose pourtant, plisse le front, passe sa main dans ses longs cheveux. Singeant sa mère, remarque Martial, lorsqu’elle se rend au musée ou dans une exposition. Il s’étonne de respirer plus calmement depuis quelques minutes, d’apprécier l’instant malgré les flics à ses trousses. De prendre le temps de regarder sa fille. Sofa est une peste, mais une adorable peste. Douée. Passionnée. Volontaire.
Liane l’a trop gâtée, bien entendu. Quelle place avait-il pour s’y opposer ? Quelle place aura-t-il désormais ? Liane a arrêté ses études de sociolinguistique pour élever Sofa. Liane devait soutenir sa thèse pendant sa grossesse, c’était prévu ainsi, neuf mois pour rédiger quatre cents pages sur le passage de l’oralité à l’écrit à travers les traductions les plus exotiques et confidentielles du Petit Prince. C’était théoriquement jouable, même en travaillant comme bibliothécaire trois demi-journées par semaine à la fondation Saint-Exupéry pour la jeunesse d’Issy-les-Moulineaux.
Liane ne rédigea même pas l’introduction. Abandonna son travail au quatrième mois de grossesse alors qu’une titularisation à la fondation lui tendait les bras après sa soutenance.
Une grossesse peut transformer une femme. Comment Martial avait-il pu à ce point l’oublier ? Liane mit subitement de côté toute ambition personnelle pour s’occuper à temps plein du petit bout de bonne femme de 3,512 kilos. « Toute ambition personnelle »… Liane aurait hurlé s’il avait employé ces termes devant elle. Il ne comprenait rien ! Depuis Sofa, jamais Liane ne s’était sentie autant en harmonie avec elle-même…
Il n’avait plus rien compris à Liane…
Rien à eux non plus…
La grossesse puis la naissance avaient également dévoré la Liane qui s’enroulait entour de lui, la Liane qui raffolait de leurs jeux érotiques les plus imaginatifs. Non pas qu’ils n’aient plus eu depuis Sofa de vie sexuelle… mais leurs ébats étaient devenus grappillés, au mieux planifiés, presque glissés dans la liste des tâches hebdomadaires. Nécessaires, bien entendu, mais plus prioritaires… Lui non plus d’ailleurs. Martial était toujours là, important pour Liane, mais plus prioritaire.
Pas facile à accepter.
Sofa court toujours, les arbres défilent. Parfois elle s’attarde, parfois elle regarde le ciel, parfois elle ouvre des yeux de hibou devant le cortège d’arbres déguisés comme pour un carnaval. Baobabs. Arbres à pain. Palmiers à huile. Vacoas.
Elle baisse soudain la tête et fonce sous le pont rouge couvert de bougainvilliers.
Martial la perd de vue un instant.
« C’est la vie ! minaudait Liane en berçant Sofa. C’est la vie, Martial ! Le quotidien. Ce qui nous lie, à jamais… Tous les couples qui durent vivent cela. »
Non, Liane ! Martial avait eu tant de fois envie de hurler. Non, Liane, pas tous les couples !
Liane ne lui adressait jamais aucun reproche, mais le silence était tellement pesant, les sous-entendus si évidents. Martial était-il capable de s’occuper de Sofa ? De l’aimer, seulement ? Etait-il possible de lui faire confiance ? Liane ne lui parlait jamais d’avant. Jamais elle n’avait prononcé le nom d’Alex. Liane était une fille fine, délicate, mais Martial pouvait lire le doute dans ses yeux et, chaque fois, il se perdait dans la spirale de cette interrogation qui devait torturer Liane. Sofa, ton papa est-il un monstre ?
— Attention !
Instinctivement, Martial a lancé son bras en avant et attrapé le poignet de Sofa. Sa fille lâche un regard noir. Vexée plus que fâchée.
— Des queues de poisson, explique Martial en montrant les grappes de fruits verts qui pendent au bord du chemin. Un poison si tu le manges et le plus efficace de tous les poils à gratter si tu le touches.
Sofa, sceptique, observe avec méfiance la plante étrange, puis avance à nouveau sur le sentier sans dire un mot à son père.
Sofa, ton papa est-il un monstre ?
Il n’a pas de réponse.
Il ne doit plus se laisser déconcentrer. Le jardin ferme à 18 heures. Il leur reste quelques minutes avant de se retrouver dehors. Il n’a aucun plan. Le quartier doit être truffé de flics, qui convergent de toute l’île rien que pour lui et sa fille. La chaîne de télé Réunion 1ère ne devrait pas tarder à diffuser son visage. Celui de Sofa.
Un père seul avec sa fille…
Quelqu’un va forcément les reconnaître, les dénoncer. Un touriste, un passant.
Sofa s’est arrêtée au bord du chemin. Un minuscule endormi paresse sur une tige au milieu d’un bosquet de roses de porcelaine. Selon le balancement de la fleur, les pigments de sa peau passent du rouge au vert.
Avec un peu d’imagination…
Sofa n’en manque pas.
— Tu restes là, ma puce ? Je suis à l’entrée du jardin.
Sofa ne répond pas, fascinée par les deux yeux du bébé caméléon qui tournent chacun dans un sens différent, comme deux Beyblades. Martial jette un dernier regard à Sofa puis s’engage sous la pergola de lianes. Il a conscience qu’ils n’ont plus de voiture, pas de vêtements autres que ceux qu’ils portent sur le dos, pas de toit pour dormir, rien à manger.
Il ne connaît plus personne sur cette île, encore moins dans cette station. Seul contre tous. Il n’a rien entre les mains, aucun atout.
L’entrée du jardin oblige à passer dans un gigantesque tonneau, un foudre de chêne de 1847 qui contenait 57 000 litres de rhum, précise une pancarte. Martial avance et observe la fille à l’accueil derrière ses cartes postales. Elle pianote sur son iPhone. Ongles peints, tresses africaines, piercing dans la narine. Statistiquement, il y a plus de chance que la belle surfe sur Facebook que sur un site d’actualités qui diffuse la photo d’un fugitif…
Martial chausse ses lunettes de soleil. Il n’a pas le choix, il doit tenter sa chance. Il n’y a pas grand-chose dans le hall d’accueil, des dépliants sur un présentoir qui égrènent les principales animations de l’île, le magazine mensuel qui vante les charmes de la station de Saint-Gilles, des prospectus divers…
Rien d’utile, a priori.
A priori.
Une idée germe dans l’esprit de Martial.
Elle suppose simplement de la chance. Un peu. Et beaucoup de culot.