La place du mort
9 h 03
La main poilue qui s’est posée sur ma bouche m’étouffe.
Je n’arrive plus à respirer.
Je suffoque. De larmes. De peur. Je voudrais mordre la main, la dévorer avec mes dents comme un animal sauvage, la déchirer et cracher un à un chaque doigt.
Le monstre respire dans mon dos, souffle sur mon cou un courant d’air qui brûle.
— Chut, Sofa. Il ne faut pas crier. Surtout pas…
Papa ?
La main relâche la pression. Je me retourne, sans comprendre.
Papa ?
Papa se tient devant moi. Il s’accroupit pour descendre à ma hauteur. Ses yeux dans les miens.
— Calme-toi, ma puce, j’ai accouru dès que je t’ai entendue hurler. Il ne faut pas recommencer. Jamais. J’ai fermé la porte du garage mais les voisins peuvent nous entendre. Ils peuvent prévenir les gendarmes. Ils peuvent…
Je ne veux plus écouter papa, je me bouche les oreilles avec mes mains et je crie quand même.
— Elle est morte, papa ! La vieille dame aux cheveux bleus est morte…
Papa passe la main dans mes cheveux, sa main froide et poilue comme une araignée.
— Chut, Sofa. Il ne faut plus penser à ça. Il faut partir. Vite.
Une araignée énorme et mortelle.
— La vieille dame a un couteau planté dans le cou, papa. Tu l’as tuée.
Mes yeux dans ses yeux.
— C’est toi, papa. C’est forcément toi qui l’as tuée !
Papa s’approche encore.
L’araignée se pose sur mon épaule, ses pattes rampent sur mon cou.
— Bien sûr que non, Sofa ! Comment peux-tu croire cela ? Il ne faut jamais redire de telles choses, Sofa. Tu m’entends ? Jamais. Tu dois me faire confiance, toujours, toujours, malgré tout ce qu’on te dira, malgré tout ce que tu pourras voir. Allez, il faut partir maintenant, nous allons chercher le sac et nous filons.
Je grelotte. Je m’en fiche. Je ne bougerai pas.
— Je sais que tu l’as tuée, papa. Il n’y a que nous dans la maison.
— Ne dis pas n’importe quoi, Sofa, j’étais avec toi tout le temps.
L’araignée descend sur mon cœur, pendant qu’une seconde vient se poser à nouveau sur mes cheveux. Je tremble. Je pleure. Je sais que j’ai raison.
— Tu n’as pas pris ta douche ! Tu as tué la dame pour lui prendre sa voiture. Pour lui prendre sa maison aussi. Et ses affaires. Et les habits de garçon que je porte.
Je me rends compte que je hurle de plus en plus fort. L’araignée s’envole soudain au-dessus de ma joue. Je ne comprends pas tout de suite.
La gifle me déchire la figure.
Je me recule, surprise, muette d’un coup.
— Ça suffit, maintenant, Sofa ! Nous n’avons pas de temps à perdre ! Retourne-toi !
— Non !
L’araignée se lève à nouveau, menaçante.
Je cède cette fois.
Papa ouvre la portière passager de la voiture jaune. Tout doucement, presque sans faire de bruit.
Même si je ne le vois pas, je sais ce que fait papa.
Il sort la vieille dame de la voiture. Il se fiche du sang qui coule sur le siège. Il se fiche que la mamie soit morte. Il se fiche qu’elle ne puisse plus jamais jouer avec le garçon dont je porte le short, la chemise et les baskets.
Il se fiche de tout.
Tout ce qu’il veut, c’est une voiture pour que les gendarmes ne l’attrapent pas. Parce qu’il a tué maman, j’en suis sûre maintenant.
Parce qu’il l’a tuée et qu’il ne veut pas aller en prison.
9 h 11
— Tu peux te retourner, Sofa.
Papa a du sang partout sur sa chemise bleue.
Je vois les pieds de la vieille dame qui dépassent de derrière deux vieux pneus et une tondeuse.
— Monte dans la voiture, Sofa. Je suis désolé pour la gifle, mais je n’avais pas d’autre choix. Même si tu es encore petite, il faut que tu comprennes. Nous devons continuer, coûte que coûte. Tu vas voir, Sofa, je vais te montrer des paysages extraordinaires, des paysages comme tu n’en as jamais vu…
Des jolis paysages ?
Je suis assise à l’arrière de la voiture. La voiture d’une morte.
Papa est fou.
— Je m’en fiche du paysage. C’est maman que je veux voir !
Papa est redevenu calme.
— Il faut me suivre alors, Sofa. Et me faire confiance. Si tu veux revoir maman, il faut qu’on soit à l’autre bout de l’île cet après-midi.
— Tu me le promets ?
Je ne sais pas pourquoi je demande ça. De toutes les façons, je ne le croirai pas…
— Oui, ma puce. Oui. Je te le promets.
9 h 17
Martial alterne de petits mouvements de tête rapides, dans le rétroviseur intérieur pour surveiller Sofa à l’arrière de la Nissan Micra jaune, et droit devant, pour détecter la moindre trace suspecte. Pour l’instant, les routes de l’Ermitage les Bains sont plutôt désertes.
Martial parcourt un kilomètre.
Pas plus.
Ses doigts se crispent sur le volant.
La route de Saint-Pierre est barrée devant eux. Une file de voitures de plusieurs centaines de mètres s’étire devant un barrage de flics, juste avant le rond-point du chemin Bruniquel. Martial se décale légèrement sur sa droite et observe la scène. Les flics arrêtent chaque véhicule, contrôlent les papiers du conducteur, dévisagent chaque passager, ouvrent le coffre. Il n’a aucune chance de passer, même si Sofa est déguisée en garçon, même s’il a tenté comme il a pu de changer de visage en rasant sa barbe et ses sourcils, en chaussant d’épaisses lunettes de vue et en enfonçant sur son crâne une casquette à large visière.
Un père et un gosse de six ans.
Sans papiers.
Forcément, ils se méfieront.
Foutu. Pris au piège…
Un 4 × 4 klaxonne derrière lui. Il se gare davantage encore sur le côté, écrasant les racines de veloutiers verts.
Martial regarde discrètement Sofa, prostrée sur la banquette arrière, tout en repassant en boucle dans sa tête l’équation insoluble.
Les flics recherchent un père et une gosse de six ans.
Il n’existe qu’une façon de résoudre l’équation. Une solution atroce pour Sofa, plus monstrueuse que tout ce qu’il vient d’imposer à sa fille, plus traumatisante encore qu’un tête-à-tête dans le garage avec le cadavre de cette vieille femme.
Pourtant, une fois de plus, il n’a pas d’autre choix.
Sofa roule des yeux étonnés pendant qu’il manœuvre avec le plus de discrétion possible.
— Papa, pourquoi on fait demi-tour ?