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Orgueil et paresse

21 h 02

Aja s’est installée dans la varangue derrière la gendarmerie. La nuit noire recouvre la cour intérieure, à l’exception de la table, éclairée par une ampoule faiblarde qui pend à un fil enroulé autour de la poutre de charpente. Il fait incroyablement doux. Aja adore conclure ainsi ses journées, poser l’ordinateur portable sur le salon de jardin, se connecter au Wi-Fi. Se contenter d’un éclairage minimal et de la lumière bleue de l’écran. Ecouter les oiseaux, leurs chants inquiets, comme si c’était la première fois qu’ils affrontaient le crépuscule. Son père lui a appris à reconnaître les cris des tuit-tuit, des tec-tec, des oiseaux-la-vierge, mais surtout de ses préférées, les salanganes, qui ne sortent que la nuit et se repèrent grâce à l’écho de leurs piaillements.

Les mots défilent sur l’écran. Aja tape au kilomètre, sans même corriger, le colonel Laroche attend son rapport avant minuit, il a précisé qu’il se chargerait de le transmettre aux différents services du ComGend.

La décision de l’état-major est tombée avec une précision suisse, à 20 heures : lancement officiel du plan Papangue. Le ComGend prend en charge la coordination de la traque de Martial Bellion, le plan média avec avis de recherche sur toutes les télévisions et radios, les relations avec la métropole, les liens entre les différentes brigades insulaires, la mobilisation du GIPN.

Le grand jeu…

Aja n’a même pas eu à négocier, Laroche lui laisse jusqu’au matin la direction de l’enquête sur le périmètre de la commune de Saint-Gilles, aussi bien les barrages à la sortie de la ville que la fouille des maisons. Jusqu’à nouvel ordre, il gère tout le reste.

Aja entend derrière elle, à l’intérieur de la gendarmerie, les différentes fréquences radio grésiller. Des ordres sourds. Quelques rires, le plus souvent des jurons lâchés par des flics exténués. A la sortie de Saint-Gilles, au dernier pointage, les bouchons provoqués par la fouille systématique de chaque véhicule atteignent plusieurs kilomètres. Les malheureux flics qui jouent aux douaniers essuient des cascades d’insultes. Quinze autres gendarmes fouillent systématiquement les cases qui possèdent des garages, plus ou moins au hasard. Sans le moindre indice pour l’instant.

Pas le plus petit début de piste.

Aja ferme les yeux et distingue, au loin, vers les falaises, le cri des paille-en-queue qui défendent leur nid. Elle a forcément dû rater quelque chose.

Trop jeune, trop femme, trop créole. Triple handicap. On le lui fera comprendre demain matin.

 

Alors, elle chiade le rapport.

Edifiant.

Mardi 26 mars. Fait avéré. Liane Bellion se rend à Saint-Benoît pour demander la protection de la gendarmerie. Elle se sent menacée.

Vendredi 29 mars, 15 heures. Fait avéré. Liane Bellion quitte le jardin de l’hôtel Alamanda et entre dans sa chambre. Tous les clients et le personnel de l’hôtel le confirment. Eve-Marie Nativel est formelle, Liane Bellion n’est pas ressortie de sa chambre.

15 h 15. Fait désormais avéré. Martial Bellion va rejoindre sa femme dans sa chambre. Les témoignages des époux Jourdain et des employés de l’hôtel le confirment.

15 h 25. Fait quasiment avéré. Martial Bellion sort de sa chambre d’hôtel en poussant un chariot de linge pouvant contenir un corps. Il se rend jusqu’au parking derrière l’hôtel. Témoignages convergents d’Eve-Marie Nativel, du jardinier de l’hôtel, Tanguy Dijoux, et d’enfants jouant sur le parking. Fait également confirmé par les aveux de Martial Bellion.

15 h 45. Fait avéré. Martial Bellion est de retour à la piscine de l’hôtel.

16 heures. Fait avéré. Martial Bellion se rend à nouveau dans sa chambre d’hôtel. Témoignages convergents du personnel de l’hôtel. On découvre dans la chambre des traces de lutte, ainsi que du sang appartenant à Liane Bellion.

Entre 15 et 16 heures, Amaury Hoarau, dit Rodin, est assassiné sur le port de Saint-Gilles, à environ un kilomètre de l’hôtel. L’arme du crime, un couteau, appartient à Martial Bellion. Les analyses ne laissent aucun doute : la lame du couteau est souillée de taches de sang appartenant à Liane Bellion. Les seules empreintes digitales retrouvées sur le manche de l’arme sont celles de Martial Bellion.

Dimanche 31 mars, 16 heures, juste avant son interpellation, Martial Bellion s’enfuit de l’hôtel Alamanda à bord d’une Clio grise de location, en emmenant sa fille Josapha avec lui.

Il reste introuvable depuis.

Doutes sur la culpabilité de Martial Bellion : nuls.

Faits ignorés : pas de mobiles apparents. Pas de cadavre de Liane Bellion.

Hypothèse la plus vraisemblable : une altercation qui tourne mal entre Martial Bellion et sa femme. Mort accidentelle. Martial Bellion panique, puis se laisse entraîner dans une spirale meurtrière qui le dépasse.

Question subsidiaire : jusqu’où est-il capable de péter les plombs ?

Aja relève les yeux. Elle bute sur cette dernière phrase. « Péter les plombs ». Elle aimerait trouver une autre formule pour le ComGend, mais elle ne trouve rien de mieux.

Les premiers résultats de l’enquête lancée en métropole font apparaître un couple sans histoire. Martial Bellion travaille comme gardien du gymnase de la commune de Deuil-la-Barre. Il est marié avec Liane depuis huit ans. Elle a très vite arrêté ses études de sociolinguistique pour élever leur fille Josapha.

Sur la poutre de la varangue, près du fil de l’ampoule, un margouillat joue les funambules pour s’approcher davantage de la lumière. Un Icare sans les plumes.

Aja se force à sourire.

On ne devient pas assassin par hasard. Il existe forcément une faille dans le passé de Martial Bellion. Le commissariat de Deuil-la-Barre doit envoyer dans la nuit toutes les informations qu’ils auront dénichées sur le couple Bellion. Ils s’activent là-bas, paraît-il, même s’il est près de 19 heures en métropole et que, pour l’instant, le ComGend ne croit guère à cette dimension psychologique de l’affaire. Ou plutôt il s’en fiche. L’explication de la scène de ménage qui tourne au drame lui suffit. Coincer d’abord ce type avant qu’il ne tue encore. On lui trouvera ensuite d’éventuelles circonstances atténuantes…

Sauf qu’il ne s’agit pas de cela. Aja a rencontré deux fois Martial Bellion. Quelque chose ne colle pas. Un type qui aurait tué sa femme par accident puis cédé à la panique se serait déjà fait prendre. Pourquoi prévenir les flics, se rendre de son plein gré à la gendarmerie, avouer, puis fuir ? Tout ce jeu ressemble à une mise en scène montée dans un but précis.

Lequel ?

Difficile de mentionner son intuition dans un rapport, on lui renverra immédiatement qu’elle ouvre le parapluie, qu’elle s’invente un ennemi machiavélique pour ne pas avouer qu’elle s’est laissé berner par un amateur.

Elle s’en fout.

Les mots sur son écran sont tous soulignés de rouge et de vert. Elle lâche un soupir. Il y a sans doute plus urgent que de corriger des fautes d’orthographe pour faire plaisir à l’administration zoreille… Et pourtant, même si toute cette bureaucratie l’emmerde, elle va s’y coller avec méticulosité.

Question d’orgueil.

21 h 05

— Bonne nuit, Gabin !

Le barman se retourne et hésite à tendre sa main noir charbon. Déjà près de quinze minutes qu’il s’acharne à nettoyer l’immense barbecue en schiste de l’Alamanda. C’est Armand Zuttor qui décide des menus du Grain de sable, le restaurant de l’hôtel. Les soirs de grillades, en plus des punchs, Gabin a pour obligation de se coller au ramonage. Les ordres sont les ordres…

Il fixe Eve-Marie Nativel. La femme de ménage se tient devant lui, les mains crispées sur son sac de toile. Visiblement, elle rentre chez elle.

— Je te serre pas la main, Eve-Marie ! A demain.

La vieille créole sourit sous son foulard bleu. Elle n’a pas bougé. Lentement, elle tourne la tête et vérifie qu’aucun touriste ne peut les entendre. La plupart se sont éloignés de la piscine pour fuir les moustiques.

— Non, répond Eve-Marie. Demain, je bosse chez un Gros Blanc. Un con, pire encore que Zuttor, mais il me paye quatre fois plus…

— Joyeuses Pâques alors…

 

Le barman baisse les yeux vers ses bras de suie, résigné. Vider l’âtre anthracite va lui prendre encore de longues minutes. Lui, l’artiste des cocktails, obligé de s’esquinter la peau et la gorge dans des nuages de cendres… Il ressent le blues du trompettiste employé à faire briller les cuivres.

Eve-Marie n’a pas bougé d’un pouce. Elle semble tourner un mot dans sa bouche comme on mastiquerait à l’infini une tige de canne.

— Tu leur as dit quoi aux flics ?

Gabin manque de poser les fesses dans le charbon.

— Aux flics ?

— Ouais, à la petite Aja et au prophète, tu leur as dit quoi exactement ?

Gabin se force à répondre sans réfléchir.

— Ce qui s’est passé. Ce que j’ai vu de derrière mon bar. Tu voulais que je raconte quoi d’autre ?

La vieille créole ferme les yeux. Difficile d’évaluer si c’est la fatigue ou l’exaspération. Lorsqu’elle les ouvre, ses deux pupilles bleues fusillent le barman.

— Parler du passé par exemple. Du passé de Martial Bellion.

Gabin prend le temps de sortir une Marlboro de sa poche.

— Rien, Eve-Marie. Les flics ne m’ont rien demandé là-dessus. Je suis un garçon discipliné, je ne réponds qu’aux questions qu’on me pose.

— Baratin, Gabin ! Ce n’est qu’une question d’heures. Les flics vont forcément tout vérifier.

Le barman se penche vers le barbecue et souffle sur les dernières braises pour y allumer sa cigarette.

— On verra. On improvisera. J’ai l’habitude.

— Pas moi.

Eve-Marie s’est encore courbée, comme si la croix de bois qu’elle portait autour de son cou pesait une tonne, puis elle ajoute d’une voix faible :

— J’ai… j’ai plus à perdre encore que vous.

Le barman inspire une longue bouffée. La fumée de la Marlboro s’enroule dans le ciel autour de la Croix du Sud.

— Tu en veux encore à Bellion ?

Eve-Marie Nativel ferme à nouveau les yeux, puis fixe le barbecue, telle une voyante qui saurait lire l’avenir dans la graisse de bœuf.

— Je compte sur toi, Gabin. Les flics vont remuer les cendres. Souffler sur les braises. Je… je ne voudrais pas que le nom d’Aloé soit mêlé à tout ça. J’ai mis des années à la protéger. Tu vois ce que je veux dire, Gabin. Pis pa ka rété assi chyen mô1.

Gabin jette d’une pichenette son mégot dans l’âtre.

— Je vois. Sauf qu’Aja est tenace. Elle connaît bien les lieux, mieux que n’importe qui d’autre.

Les jambes d’Eve-Marie pivotent lentement vers la sortie.

— Je compte sur toi, Gabin. Fais passer le message à Tanguy, à Naivo, aux autres…

Le barman regarde la vieille créole s’éloigner lentement. Il cherche une parole quelconque pour prouver qu’il est dans son camp, pas dans celui des flics.

— Te bile pas, Eve-Marie. Après tout, l’hypothèse la plus vraisemblable, c’est que Bellion se prenne une balle et qu’on l’enterre comme ça, direct, sans avoir besoin de déterrer qui que ce soit à la place.

21 h 09

Christos entre sous la varangue de la gendarmerie, une Dodo à la main. Aja lève à peine les yeux de son ordinateur.

— Bon boulot, Chris, le témoignage des Jourdain.

Christos vide sa canette, indifférent au compliment.

— Du neuf, Aja ?

— Non, rien…

Elle clique sur son PC. La carte de Saint-Gilles où sont localisées les cases fouillées par la gendarmerie apparaît.

— Mais on progresse, Christos, on va le serrer. Quartier Carosse, ils ne sont que deux, des stagiaires, si tu pouvais aller les appuyer…

La canette de Christos roule dans la poubelle. Christos s’étire.

— Je me barre, Aja. Je rentre chez moi.

Aja laisse tomber ses bras sur ses cuisses. Elle ne cherche même pas à masquer sa stupeur.

— Tu me fais quoi, Chris ? On a jusqu’à demain matin pour dénicher ce type. Ensuite, les hommes de…

— Non, Aja… désolé. On doit travailler en relais. C’est comme ça que ça marche.

— Putain, Christos, on a un tueur en liberté…

— Et pas qu’un seul. Des vendeurs de drogue aussi. Des pédophiles. Des tarés de toutes sortes. Des veuves à protéger. Je connais mon job. Les collègues autant que moi.

Aja se redresse. Ses sourcils épais ne forment plus qu’une barre sombre et rectiligne.

— T’as pas le choix, Christos. T’es réquisitionné, Comme tout le monde. Le plan Papangue, ça te dit quelque chose ?

— Tu vas me faire quoi, Aja ? Me coller un blâme ? Je serai là demain matin. Tôt. Je vais dormir. D’ailleurs, tu devrais faire pareil.

Aja, décontenancée, écoute l’étrange mélange des sifflements d’oiseaux et du grésillement des radios de la police. Elle lâche un rire fatigué avant de répliquer :

— T’es complètement irresponsable…

Christos se contente d’un sourire cynique puis fait deux pas dans le jardin.

— T’as rien à prouver, Aja. A personne. Même si tu coinces Bellion, pour ce que tu vas en tirer comme reconnaissance…

La réponse fuse :

— Je veux coincer ce type avant qu’il ne tue quelqu’un d’autre. Point barre. Le reste, je m’en tape.

Christos applaudit silencieusement dans le noir.

— Respect, Aja. T’es une sainte… Oublie pas d’appeler ton mec et tes gosses.

Aja lève la tête et se brûle les pupilles à l’éclat de l’ampoule nue. Elle repense en un éclair blanc à Tom, à leurs filles, Jade et Lola. Lola âgée d’à peine trois mois de plus que Josapha Bellion. Tom lui a envoyé un texto juste après l’annonce du plan Papangue sur Réunion 1ère. Aja n’a pas eu le temps de lui répondre. Il a de toute façon compris qu’elle ne rentrerait pas de la nuit. Il l’a expliqué aux filles avant de leur raconter une histoire et de les border. Tom est un mec parfait.

Elle cligne des yeux vers l’ombre de Christos. Sa rétine vibre encore quelques instants de flashs verts.

— Tu me fais perdre mon temps, Christos. T’as raison, le mieux, c’est que tu te casses.

1- Proverbe réunionnais : les puces ne restent pas sur les chiens morts. Les malheurs éloignent les amis.