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Plaine des Sables

11 h 24

— Il faut avancer, ma puce.

Martial plisse les yeux et fixe l’horizon. A perte de vue, il ne distingue qu’un paysage lunaire, un océan de cendres crevé d’îlots de lave couleur feu et de blocs de basalte aux allures de monstres pétrifiés. Il a estimé avec précision la distance sur la carte. Même en coupant par la diagonale la plus directe, la traversée de la Plaine des Sables est longue de deux kilomètres. Deux kilomètres à nu pour quitter la lande arborée de la Plaine des Remparts et rejoindre celle de Savane Cimetière.

Leurs pas laissent derrière eux des marques de cendre tassée. Le vent ne soulève pas suffisamment de poussière pour recouvrir les traces de leurs semelles, mais il souffle assez pour fouetter leurs narines, leurs yeux, chaque orifice. Ils progressent bouche close.

Devant eux, Martial repère la route qui serpente au milieu de la plaine. De minuscules scories rouges s’accumulent sur les talus, recouvrent l’asphalte, donnant à la route l’allure d’une immense plaque de fer rouillée.

Ils doivent la traverser. Puis continuer. Droit devant.

— Il fait trop chaud, papa…

Sofa est restée bloquée. Elle tousse. Elle refuse de continuer. Martial comprend, sa fille est au-delà du caprice, c’est une folie que de demander à une gamine de traverser ce désert.

— Il faut avancer, Sofa. Il le faut…

Avancer jusqu’où ?

Devant eux, la terre noire semble avoir été dévorée par un feu de forêt, chaque arbre arraché, calciné, le moindre relief arasé. Comme si un Dieu courroucé voulait être certain qu’aucun être ne puisse jamais vivre sur cette plaine. Ni même y passer pour profaner le silence. Sofa hurle à en défier le ciel :

— Je ne peux plus respirer, papa !

— Je vais te porter, ma puce. Je vais te porter sur mon dos. Nous devons traverser… Une fois dans les arbres, nous serons sauvés…

— Il n’y a pas d’arbres !

Sur sa gauche, au-dessus d’eux, Martial devine le parking du pas de Bellecombe. La route rouge vient y mourir sur le rebord de la caldeira du volcan : juste derrière s’étend une cuvette de plus de trois cents mètres, l’enclos Fouqué, au centre de laquelle brûle le cratère du Dolomieu. Depuis maintenant une demi-heure qu’ils avancent dans la plaine, Martial a vu atterrir trois hélicoptères sur le parking. Un autre strie le ciel, au loin, derrière le piton des Neiges.

Martial sue à grosses gouttes sous la casquette 974 qu’il a enfoncée pour dissimuler son visage. Au-dessus du pas de Bellecombe, des dizaines d’étoiles brillantes renvoient les rayons du soleil.

Portières vitrées ? Jumelles ? Viseurs de fusils ?

Martial tend les bras vers Sofa.

— Il faut continuer, Sofa, si tu veux retrouver maman. Tu te souviens ? Nous ne devons pas rater le rendez-vous.

11 h 26

Le colonel Laroche laisse tomber les jumelles sur sa poitrine. Il distingue Martial Bellion et sa fille à l’œil nu. Il se retourne vers Andrieux, le commandant du GIPN, à la tête de seize tireurs d’élite qui attendent ses ordres sur le parking du pas de Bellecombe. Les touristes ont été cantonnés plus loin, après les hélicoptères, près du gîte gris qui sert de snack, de salle hors-sac et de toilettes. Les autres ne montent plus, la route a été coupée à Bourg-Murat. Le commandant Andrieux oriente son SAKO TRG-42 vers la Plaine des Sables.

— Bellion n’a pas l’air armé. A cette distance, je peux l’abattre sans toucher la fille. Tout sera fini avant même qu’il s’en rende compte.

Laroche laisse son regard se perdre vers la caldeira de l’enclos Fouqué, fixe le minuscule volcan du Formica Leo. Il a fait trois fois le tour du monde au fil de ses mutations, mais cette île ne ressemble pourtant à rien de ce qu’il a pu connaître. La poussière grise, les canyons, les reliefs détritiques, tout rappelle un paysage de western ou, pire encore, de thriller post-apocalyptique. Laroche dévisage un à un les seize gendarmes agrippés à leurs fusils de précision. Le plus difficile désormais ne sera pas de capturer Martial Bellion, mais d’éviter la bavure.

— On se calme, Andrieux. La gamine n’est pas l’otage de Bellion, c’est sa fille. Si on abat son père devant ses yeux, on risque de faire pas mal de dégâts dans son cerveau… Et je ne parle pas seulement d’une balle perdue. Nous sommes plusieurs dizaines, nous avons Bellion en point de mire sur un périmètre découvert et désert de cinq kilomètres carrés. Il nous suffit de les encercler pour les coincer vivants.

11 h 29

« Il faut continuer si tu veux retrouver maman », m’a dit papa.

Il faut continuer si tu veux retrouver maman !

Ce n’est pas vrai. Papa n’est qu’un menteur !

Je ne peux plus continuer. J’ai trop chaud, je n’ai plus de forces, je m’arrête et je hurle :

— Je ne te crois plus, papa. Tu mens ! Tu mens tout le temps. Maman est morte, tu l’as tuée comme tu as tué la vieille dame aux cheveux bleus. Qu’est-ce que tu vas faire maintenant ? Me tuer aussi moi parce que je ne peux plus marcher ?

Papa avance les bras vers moi comme s’il voulait me porter.

Je ne vais pas me laisser faire.

Je m’assois, j’envoie valser mes chaussures puis je pose mes pieds nus dans le sable noir. Je pose mes mains aussi.

C’est brûlant ! J’ai l’impression que ma peau va fondre jusqu’à mes os. Je m’en fiche. Les grains de sable noir me piquent la peau comme si j’étais assise sur des milliers de fourmis. Je ne bouge pas. J’attends qu’elles me dévorent. Ça ne prendra que quelques secondes.

Je voudrais mourir…

Je voudrais…

 

Sans m’en rendre compte, je m’envole.

Je me retrouve sur le dos de papa.

Je tape des pieds mais il s’en fiche. Papa se baisse, ramasse mes chaussures. Il marche, à grandes enjambées, presque en sautant, comme un astronaute sur la lune.

Il parle, essoufflé :

— Il faut me croire, Sofa. Je n’ai tué personne, je te le promets.

— Pourquoi ils te courent tous après alors ?

Deux autres hélicoptères passent dans le ciel.

De partout, comme si les pierres se réveillaient, des ombres noires bougent et font la ronde autour de nous.

Papa est fou avec son histoire de rendez-vous. On est fichus. Jamais les gendarmes ne nous laisseront passer.

— Tu me fais mal, papa, tu me serres trop fort.

— Il faut avancer plus vite, Sofa. Regarde, ils sont tout près…

Je ne réponds pas, je cogne juste son ventre avec mes pieds. Je voudrais lui faire le plus mal possible.

11 h 33

Les pas de Martial s’enfoncent dans la cendre comme dans du sable humide. Il est trempé de sueur. Sofa est trop lourde, elle bouge trop, il ne pourra pas la porter très longtemps. Pour qu’il reste une infime chance, il doit à tout prix la convaincre de lui faire confiance, de marcher à ses côtés.

Gagner du temps.

— Il faut que tu m’écoutes, Sofa. Si les gendarmes nous arrêtent, tu ne reverras plus ta maman. Jamais.

Les pieds de Sofa tambourinent la réponse contre sa peau.

— Menteur ! Menteur !

Martial observe l’horizon grouillant d’uniformes sombres. Il n’a pas le choix. Il pose doucement la fillette qui ne cesse de se débattre, s’accroupit et la regarde dans les yeux. Il sait qu’il n’a pas le droit à l’erreur.

Il bluffe, pourtant. Il n’a rien dans les mains, aucune carte forte, pas même une paire.

Tapis !

— Ecoute-moi, Sofa. Ecoute-moi bien. Maman n’est pas morte. Si on passe le volcan, si on bascule de l’autre côté, elle t’attend, Sofa. Tu m’entends, elle t’attend. Vivante !

 

Sofa s’est figée, incrédule.

Trois nouveaux hélicoptères passent.

La plaine se rétrécit, les pierres avancent vers eux, coupant toute issue.

 

Martial insiste :

— Elle est vivante, Sofa, je te le promets.

 

Et dans sa tête, il prie pour que ce soit vrai.