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Tombeau ouvert

10 h 17

Un bouquet de fleurs de toutes les couleurs, a dit papa. Le plus gros possible ! Pour la vieille dame aux cheveux bleus qui est morte. Comme dans les cimetières. Les morts aiment bien les fleurs.

Papa m’a dit de les cueillir en restant sous les arbres, de ne pas trop m’éloigner mais de ne pas rester près du trou non plus. C’est plus qu’un trou même, c’est une sorte de puits immense qui a l’air de descendre jusqu’au centre de la terre. Super dangereux ! La barrière en bois devant est abîmée. Il y a des bandes plastique orange et de gros triangles jaunes.

Je me retourne pour ne pas me perdre dans les buissons. Papa se tient près de la voiture jaune, à trente mètres de moi.

J’ai compris.

Papa a quitté la route dès qu’il a vu l’hélicoptère. Il a tout de suite tourné puis il a continué sur un chemin de terre en faisant bien attention de rester sous les arbres. L’hélicoptère ne pouvait pas nous suivre, ou alors il aurait fallu qu’il atterrisse, mais on était déjà loin. Après, Papa s’est garé à côté du trou. Juste devant le panneau accroché à la barrière abîmée. J’ai reconnu les mots. Cratère Commerson.

On est tout seuls.

On est sortis de la voiture, enfin papa et moi, pas la vieille dame, c’est sûr. J’ai tout de suite voulu m’approcher du bord, mais papa n’a pas été d’accord.

— C’est un gouffre de près de trois cents mètres, m’a-t-il expliqué. Si on y enfonçait la tour Eiffel, elle ne ressortirait presque pas, juste le haut peut-être…

J’ai eu du mal à le croire, mais c’était impossible sans se pencher de voir autre chose que le bord du puits et des roches noires pleines de trous comme des éponges toutes sèches.

Puis papa m’a envoyée cueillir les fleurs…

Maintenant, j’en ai assez, j’ai même du mal à tenir toutes les tiges avec mes deux mains. Je me dirige vers la voiture jaune, en faisant toujours attention de bien rester sous les arbres. Papa s’est mis torse nu. C’est vrai que même si on est montés dans la montagne, il fait encore super chaud, encore plus qu’au bord du lagon, il y a presque pas de vent. Papa a sorti toutes les affaires en dehors de la voiture. Le sac, l’eau, la carte.

C’est bizarre.

On dirait que la voiture a bougé.

Je marche vers lui, mes fleurs à la main.

— N’avance pas, Sofa !

— Tu fais quoi, papa ?

Il est en sueur. Il a les mains posées sur la voiture.

— Tu fais quoi, papa ?

Il s’accroupit pour se mettre à la hauteur de mes yeux avant de me répondre. J’aime bien quand il fait ça.

— Tu as déjà vu des tombes dans des cimetières, Sofa ? On creuse des trous pour que les personnes mortes puissent dormir sans être ennuyées par le bruit, la pluie, le soleil… Dormir pour toujours, tu comprends ?

Je remue la tête. Je comprends. Etre mort, c’est pas dormir, c’est jamais se réveiller.

— Sur cette île, ma puce, ce n’est pas la peine de creuser la terre, il y a déjà des trous immenses, des cratères creusés par le volcan. Des tombes cinq étoiles, comme à l’hôtel, tu comprends ?

Je fais oui de la tête.

— Recule-toi, Sofa…

Papa déplace les triangles jaunes, puis se remet à pousser la voiture. Il ne la pousse pas vers la barrière de bois, mais un peu plus bas, direct vers le trou à travers les buissons. De toutes ses forces. La voiture glisse doucement…

La vieille dame est dedans, j’aperçois ses cheveux bleus qui dépassent.

 

Papa arrache d’une main une bande de plastique orange. Un dernier effort. La voiture bascule.

C’est drôle, tout d’abord il n’y a aucun bruit, comme si, en vrai, le trou n’avait pas de fond, comme quand Alice tombe dans le terrier du lapin, pendant des heures et des heures.

Et puis soudain, tout explose. Aussi fort que le tonnerre quand il passe tout près, un moment après l’éclair, juste quand on ne s’y attend plus. J’ai presque l’impression qu’à force de trembler les rochers vont se détacher et le trou se reboucher tout seul.

Je fais deux pas en arrière. Je suis beaucoup moins courageuse qu’Alice.

10 h 22

Martial fait encore reculer Sofa à couvert sous l’avoune1 et lève les yeux au ciel. Il distingue maintenant trois hélicoptères, assez éloignés ; deux volent au-dessus du piton de la Fournaise et un, à l’inverse, se dirige vers le piton des Neiges. Il imagine les flics penchés vers le vide, jumelles vissées aux yeux, à la recherche du moindre indice pour les repérer dans l’avoune ou la forêt des Tamarins. Une voiture, deux fuyards, quelque part entre les flancs du volcan et la rivière des Remparts : le cercle de recherche des flics s’est considérablement resserré.

C’était son plan !

Attirer les hélicos comme des mouches en grimpant avec la Nissan, bien en vue, sur la route du Volcan. Agiter un chiffon rouge pour les exciter. Puis, comme à Saint-Gilles, faire brusquement disparaître la voiture, brouiller les pistes, continuer à pied… Basculer de l’autre côté du volcan, vers Piton Sainte-Rose, l’océan, l’anse des Cascades.

 

Martial sourit à Sofa, puis entasse les affaires dans le sac tout en essayant de mémoriser chaque détail de la carte IGN, les dénivelés, les espaces boisés, les ravines, s’astreignant à une projection 3D à partir des courbes de niveau.

Dès qu’ils auront quitté le maquis du cratère Commerson, ils seront confrontés à deux problèmes majeurs.

D’abord, traverser la Plaine des Sables, deux kilomètres de cendres noires, sous le soleil, sans un seul point d’ombre, un albédo record, absorbant presque intégralement toutes les radiations solaires sans les réfléchir. Un barbecue de la taille de cinq cents terrains de foot, assez vaste pour y faire griller des saucisses pour tous les habitants de l’île pendant un siècle. Ils devront progresser dans la Plaine des Sables à découvert, aussi repérables que des fourmis sur une nappe blanche.

Si par miracle ils s’en sortent, ils devront plonger sur les flancs du volcan jusqu’à l’océan.

Quinze kilomètres. Mille sept cents mètres de dénivelé.

Jamais Sofa ne pourra le suivre…

10 h 25

— Approche, maintenant, ma puce. Il est magnifique, ton bouquet.

J’hésite. Je serre les tiges de mon bouquet contre mon cœur. J’ai l’impression que le trou tremble encore.

— Approche, ma puce, tu n’as pas le vertige ?

— Non…

— Donne-moi la main. Tu vas jeter les fleurs au fond du cratère pour que la vieille dame aux cheveux bleus aille au paradis.

J’ai envie de dire à papa que s’il n’avait pas tué mamie, on n’aurait pas eu à faire tout ce cirque, le paradis, les fleurs, pousser la voiture, mais je n’ai pas envie qu’il se fâche à nouveau.

J’avance. Mes pieds sont à dix centimètres du trou.

La main de papa est humide.

Le trou ressemble à une grande bouche. Une bouche affamée qui ne veut pas seulement avaler mon bouquet, mais moi aussi, comme les grandes dents des chevaux quand on leur tend de l’herbe à travers le grillage.

Ils veulent les doigts aussi. La main. Le bras.

Je prends appui sur les rochers, tout près du bord, je voudrais que mes fleurs tombent tout au fond.

— Tu me tiens bien, papa ?

Jamais maman ne m’aurait laissée faire ça.

Je me penche, je suis presque au-dessus du trou. Papa tient ma main gauche pendant que ma main droite dessine un grand moulinet, puis soudain je lance le bouquet.

Les fleurs se dispersent en pluie.

Elles tombent sans bruit. Je baisse la tête, je voudrais les suivre des yeux le plus loin possible, jusqu’au centre de la terre.

J’entends juste le souffle du vent dans les feuilles et des insectes qui bourdonnent, loin dans le ciel ; ou peut-être que ce sont les hélicoptères.

— Me lâche pas, papa, hein ?

1- Bruyère réunionnaise constituée d’arbustes de faible hauteur.