Avocat à table
17 h 16
— Allô, Aja ?
La capitaine Purvi s’isole dans la pièce principale de la brigade, passe devant le rayon de lumière du vidéoprojecteur et recouvre la ville de Saint-Gilles d’une ombre noire aussi soudaine qu’un nuage de tornade.
— Oui ?
— Gildas, le capitaine de la brigade de Saint-Benoît. Tu me remets, les flics avec les bottes et les cirés…
Aja le remet. Gildas Yacou est capitaine depuis vingt-cinq ans de la BTA de Saint-Benoît. Vingt-cinq ans à cultiver son aigreur sur pied comme d’autres le zamal, à demander des mutations qui ne viennent pas. Saint-Benoît, c’est cent jours de pluie par an, près de 50 % d’habitants au chômage et le record de violence à la personne sur l’île…
— Tu me veux quoi, Gildas ? Ici, on est un peu à cran. Si c’est pour me proposer ton aide…
Gildas tousse, comme si là-bas, c’était l’hiver.
— J’ai du neuf sur l’affaire Bellion, Aja.
Aja sent ses jambes faiblir. Martial Bellion est passé à travers les mailles du filet. Il est déjà de l’autre côté de l’île. Il va disparaître dans Mafate ou Salazie.
— Tu… tu as repéré Martial Bellion ?
— Non… J’aurais bien aimé, remarque. Je n’aurais pas craché sur mes cinq minutes de gloire après quelques décennies de bons et loyaux services dont tout le monde se fout. Non, tiens-toi bien, c’est mon élève officier, Flora, celle qui tient l’accueil à la brigade cette semaine… Elle a vu Liane Bellion.
Aja s’effondre sur la première chaise qu’elle parvient à attraper.
— Vivante ?
Gildas tousse encore dans le téléphone. Pour un peu, on l’imaginerait avec l’écharpe et le bonnet.
— Ouais, tout ce qu’il y a de plus vivante.
Nouvelle quinte de toux. Gildas prend son temps.
— Mais c’était il y a cinq jours…
Aja aimerait être en face de Gildas et l’étrangler de ses propres mains.
— Arrête de jouer, Gildas. On bosse, ici.
Le capitaine de la brigade de Saint-Benoît ne relève pas.
— Liane Bellion est venue se présenter elle-même à la brigade, mardi, le 26.
Trois jours avant sa disparition, calcule Aja.
— Qu’est-ce qu’elle voulait ? demande-t-elle d’une voix fiévreuse.
— Difficile à dire. D’après ce que je sais, elle a tenu des propos plutôt surréalistes, mais pour les détails, il faut demander à Flora, c’est elle qui a pris sa déposition.
— OK, Gildas. Tu fonces jusqu’ici avec ta Flora. On t’attend…
La toux de Gildas se mêle d’un rire gras.
— Tu ne changes pas, Aja. Une vraie petite chef. On a du boulot ici aussi, figure-toi. Si tu veux rencontrer Flora, tu prends ta camionnette et tu fais le tour de l’île. T’as de la chance, y a pas de cyclone annoncé dans l’heure qui vient…
— On a un tueur en liberté, ici, Gildas.
— Ouais… j’ai cru comprendre… Moi, des meurtres à élucider, j’en ai un par semaine. Sans compter les viols et les agressions…
— Fais pas chier, Gildas. Le ComGend va te tomber dessus si tu ne collabores pas.
Gildas explose d’une voix que n’adoucit plus aucun cynisme.
— Joue pas à ça avec moi, hein, Aja ! Qu’est-ce que j’en ai à foutre des Zoreilles de Saint-Denis ? On va juste dire que je n’ai pas les mêmes priorités et on va rester bons zamis. On coupe en deux, ça te va ? Je pousse jusqu’au Tampon. Tu fais l’autre moitié du chemin et on se retrouve dans l’Entre-Deux, devant le cimetière de Bras de Pontho ?
Sur le mur, Aja observe la carte géante se colorer lentement, très lentement, du jaune qui indique que des patrouilles ont ratissé la zone.
— Je n’ai pas que ça à foutre, Gildas, ils ont besoin de moi ici.
— Faut déléguer, Aja, faut déléguer…
17 h 21
Christos fait signe aux époux Jourdain de prendre place, tout en s’installant avec gourmandise dans l’épais fauteuil en cuir du directeur de l’hôtel Alamanda.
Il a viré Armand Zuttor avec jubilation.
Allez, ouste, mon gros, réquisitionné, ton bureau. Cas de force majeure !
Christos a adoré la figure épouvantée du Gros Blanc. Encore heureux que les fesses du sous-lieutenant qui le délogeait pour cuisiner ses clients ne soient pas noires… Christos s’enfonce dans le fauteuil, impeccablement positionné pour que l’air frais du ventilateur accroché au plafond lui chatouille la nuque. Il comprend Zuttor, au fond. On prend vite goût à ce genre de marques dérisoires de pouvoir…
Le couple n’en mène pas large en face. L’avocat et sa femme. Jacques et Margaux Jourdain.
Christos a posé le couteau Maisons du Monde sur le bureau.
— Madame et monsieur Jourdain, je vous le redemande, est-ce le couteau de Martial Bellion ?
— Eh bien…
Pas loquace, l’avocat.
Christos n’est pas dupe. Jacques Jourdain a reconnu l’arme, bien entendu, mais il résiste. Question d’honneur, de solidarité de classe, de pacte tacite. Après tout, il partageait encore la table de Martial Bellion hier soir…
Christos replace une agaçante mèche de cheveux blancs fouettée par la ventilation.
— Madame et monsieur Jourdain, soyons clairs. Pendant qu’on se la coule douce tous les trois dans le bureau du chef, tous les flics de l’île sont mobilisés pour la chasse à courre. Une meute, un gros gibier, et entre les deux la vie d’une petite fille de six ans. Alors réfléchissez vite…
Christos fait tourner le couteau comme la flèche d’une roue de loterie.
— Cette arme a été retrouvée dans le ventre d’un pauvre type, avec les empreintes de Bellion sur le manche. Vous n’allez dénoncer personne… Je vous demande juste une confirmation.
Jacques Jourdain adopte un air digne et responsable.
— C’est… c’est difficile à dire…
C’est ça, prends-moi pour un con…
Christos soupire. Il lève les yeux, exaspéré, et détaille la pièce. Les murs sont couverts de gravures noir et blanc à destination explicite du petit personnel reçu dans le bureau. Des lithographies qui racontent l’histoire de l’île, mais une histoire qui se serait arrêtée en 1946, à la départementalisation. Créoles alignés comme des bagnards dans les champs de canne à sucre, robes à crinoline des maîtresses devant les imposantes villas coloniales à lambrequins ouvragés, jeunes Cafrines torse nu, dents blanches et peau d’ébène, gros plans de Gros Blancs oubliés, la morgue fière sous la moustache triste…
Le bon vieux temps…
Christos dégaine.
— Je vous comprends. Solidaire, hein ? Quand le vent souffle, il faut savoir se serrer les coudes.
Comme s’il avait placé un oursin sous les fesses de l’avocat. Jacques Jourdain décolle au quart de tour.
— Pourquoi dites-vous ça ?
Pour te faire réagir, banane.
— Parce qu’un tueur se balade en liberté sur l’île ! Qu’il a tué, qu’il va tuer à nouveau, qu’il nous faut des certitudes. Il n’y a pas de secret professionnel qui tienne, monsieur Jourdain. Vous n’êtes pas l’avocat de Bellion. Vous ne lui devez rien. On ne vous demande pas de collaborer avec une police étrangère en dénonçant un compatriote. Ici, vous êtes en France…
Christos se demande s’il n’a pas trop chargé la charrette.
— C’est le sien, murmure soudain Margaux Jourdain.
Le cuir du fauteuil amortit son sursaut.
— Vous êtes certaine ?
— Oui. Nous sommes montés à Cilaos, il y a trois jours. Un pique-nique dans la grande tradition créole. Nous avons utilisé un des barbecues le long de la route aux 400 virages. Nous nous sommes tous servis du couteau.
Margaux l’observe de plus près, détaille chaque imperfection de la lame, du manche, puis confirme.
— C’est le sien.
Jacques lance un regard courroucé à Margaux. Pour la forme ! Il est plutôt content que sa femme s’y soit collée. Christos range le couteau dans un sac plastique transparent.
— Merci, on progresse… Et hier après-midi ? Vous barbotiez dans la piscine avec les Bellion, je crois.
En professionnel de l’hypocrisie, Jacques reprend la main.
— Exact. Martial nous a demandé de garder Sofa avant de monter rejoindre Liane dans sa chambre.
Christos avance sur le bureau la pendule en bronze qui doit dater d’avant l’abolition de l’esclavage. Autour du cadran, quatre petits créoles nus portent une corbeille débordant de fruits exotiques.
— Je suis désolé, mais va falloir être plus précis. Liane Bellion est montée dans sa chambre à 15 h 01. Naivo Randrianasoloarimino a ouvert la chambre 38, vide, avec Martial Bellion à 16 h 06. La question est on ne peut plus simple : Martial Bellion a-t-il quitté le jardin de l’hôtel entre 15 et 16 heures ?
Jacques Jourdain répond un soupçon trop vite.
— Difficile à dire. Vous savez ce que c’est. Sieste, lecture, farniente. On ne s’épie pas. On vit sans montre…
Ben voyons.
— Monsieur et madame Jourdain, je ne vais pas vous dérouler à nouveau tout l’argumentaire, le tueur en cavale, la petite Sofa, l’importance de votre témoignage…
Jacques n’abdique pas et tente d’ouvrir toutes les issues de secours.
— Lieutenant, je suppose que Martial Bellion lui-même a dû vous confirmer ce point précis. On raconte également dans l’hôtel que vous avez recueilli les témoignages d’employés. De trois enfants dans la rue aussi. Cela ne vous suffit pas ?
Christos lève les yeux vers les lithographies coloniales, puis les repose sur Jacques Jourdain.
— A moi si… A d’autres… Pour tout vous dire, la version de Martial Bellion a beaucoup changé au fil des heures.
C’est à nouveau Margaux qui craque :
— Martial a quitté le jardin de l’hôtel quinze minutes après Liane. Discrètement. Tout le monde dormait sur les transats, j’étais la seule à faire des longueurs dans la piscine. Il a pu croire que personne ne s’en apercevrait. Il est revenu une demi-heure plus tard, est resté environ vingt minutes avec nous, avant de remonter à nouveau, ostensiblement cette fois, en nous demandant de garder Sofa.
— Vous êtes sûre ?
— Certaine. J’ai d’abord pensé qu’il rejoignait sa femme pour une sieste crapuleuse… et je me suis dit qu’elle avait de la chance.
Prends ça, l’avocat. Une bonne droite…
— Puis le temps a passé, et je me suis dit qu’elle avait vraiment beaucoup de chance.
Une bonne gauche…
Christos sourit. Si l’on gratte un peu, l’insignifiante Margaux Jourdain ne manque pas de chien. Jacques Jourdain ne s’est pas départi de son sourire d’assises.
— Mais tu vois, elle n’en avait pas vraiment, en fait, de la chance, ma chérie.
Esquive et uppercut de l’avocat.
Le regard de la bourgeoise se brouille brusquement, presque sincère :
— Lieutenant ? Vous pensez vraiment que Martial a tué sa femme et cet… heu… indigène ?
Attention, ma belle, terrain glissant. Ne jamais, jamais, utiliser ce mot sur l’île. Ton avocat de mari pourra te l’expliquer mieux que moi. Sous la couette, tu l’as bien mérité.
— Il y a des chances, madame Jourdain. Et j’espère qu’il ne va pas semer d’autres cadavres sur son chemin.